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© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte I : Origines

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte II : Les Doriens

Deuxième tableau : l’ère des Ages obscurs

L’expansion des cités ioniennes

Vers l’est

Vers l'ouest


  

Vers l’ouest


En Italie


Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu que les Sémites installés sur les côtes ouest anatoliennes, les "Tyrséniens/Tyrrhéniens", ont quitté l’Anatolie au début de l’ère des Ages obscurs pour aller traverser la mer à laquelle ils ont donné leur nom, la mer "Tyrrhénienne", et s’installer massivement dans la région italienne à laquelle ils ont aussi donné leur nom, l’"Etrurie", qui s’est conservé jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Toscane" via le latin "Trusci". Plus tard, leurs cousins du Levant, les Phéniciens, sont revenus vers les terres de leurs ancêtres atlantes, la corne des Hespérides/golfe de Gabès et le lac Tritonide/chott el-Jérid, ils ont longé l’actuelle côte tunisienne vers le nord pour s’installer massivement dans une nouvelle colonie, Carthage. Ces deux colonies levantines en Méditerranée occidentale, la première au nord et la seconde au sud, sont largement étayées par les textes anciens, par l’archéologie, et récemment par la génétique. Mais elles ne sont certainement pas les seules. De nombreux indices, que nous énumérerons dans le présent alinéa, suggèrent que les Sémites levantins ont également exploré et peut-être colonisé temporairement ou durablement divers autres points du rivage ouest méditerranéen avant d’être remplacés par les Grecs. On s’interroge en particulier sur toutes les îles dont le nom grec ou latin commence par "e-" ou "i-" ou "ai-/ae-", car cette voyelle initiale semble indiquer justement la nature insulaire du lieu, et le radical qu’elle précède trouve souvent un équivalent en sémitique. Ainsi Strabon (au livre III paragraphe 5 alinéa 1 de sa Géographie) et Pline l’Ancien (au livre III paragraphe 11 alinéa 1 de son Histoire naturelle), disent incidemment que les îles "Pityuses/Pituoàssai", au sud de l’archipel des Baléares, juste en face du cap continental de la Nao, doivent leur nom aux "pins/p…tuj" qui la recouvraient dans l’Antiquité, mais qu’antérieurement ces îles s’appelaient "Ebusus" (les deux appellations ont traversé les siècles : "Pityuses" désigne aujourd’hui l’ensemble des îles, tandis qu’"Ebusus" transformé en "Ibiza" désigne la ville et l’île principale des Pityuses), or cet endroit a été assurément une colonie phénicienne à l’ère archaïque ("On trouve ensuite l’île “Pityuses”, ainsi nommée d’après ses innombrables “pins/p…tuj”, située en haute mer, à trois jours et trois nuits de navigation des Colonnes d’Héraclès, à un jour et une nuit des côtes libyenne, à un jour de l’Ibérie. Cette île est presque aussi grande que Corcyre mais peu fertile, le sol produit peu de vignes, seuls y poussent des oliviers greffés sur des oliviers sauvages. Sa laine est réputée. Elle est recouverte de collines et de grandes vallées. Elle comporte une cité appelée “Erésos” ["Eresoj", corruption d’"Ebusus"], colonie carthaginoise au large port, aux hautes murailles et aux maisons nombreuses et solides, habitée par des barbares de diverses natures et majoritairement par des Phéniciens. Cette colonie fut fondée cent soixante ans après Carthage [donc en -654, Carthage ayant été fondée selon la tradition en -814]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.16 ; le site archéologique de Sa Caleta sur l’île d’Ibiza garde des traces d’implantation phénicienne remontant au VIIème siècle av. J.-C.), de même que la côte continentale voisine dont plusieurs ports reprennent l’étymon sémitique maritime "trʃ" que nous avons déjà mentionné, comme "Teulada" au sud du cap de la Nao (au milieu de la baie formée par le cap d’Or à l’est et le cap Blanc à l’ouest, Teulada est aujourd’hui à cinq kilomètres de la mer en raison de l’ensablement progressif de cette baie, au milieu de laquelle s’est développée la commune de Moreira), ou "Tortosa" à l’embouchure de l’Ebre, ou "Tarragone" à mi-chemin entre Tortosa au sud et l’actuelle Barcelone au nord. Les étymologistes proposent de décomposer la séquence consonantique [ybsm] d’"Ebusus", qu’on voit sur les monnaies phéniciennes des Pityuses à partir du IVème siècle av. J.-C., en un préfixe vocalique "y-" désignant l’archipel, un suffixe "-m" indiquant le pluriel dans les langues sémitiques, et un radical "bs" signifiant peut-être "parfum" en phénicien. Au sud-est de la Sardaigne, l’île d’"Enosim" (aujourd’hui l’île San Pietro), ainsi appelée en latin par Pline l’Ancien au livre III paragraphe 13 livre 2 de son Histoire naturelle , peut se décomposer pareillement en un préfixe vocalique "e-" désignant l’île, un suffixe "-m" indiquant le pluriel, et un radical consonantique "ns" signifiant probablement "épervier" en sémitique (à rapprocher de "Nisos" fils du roi sémitico-athénien Pandion II à la fin de l’ère mycénienne dont le souvenir est conservé dans "Nisaia" le port de Mégare selon le livre I paragraphe 39 alinéa 4 de la Description de la Grèce de Pausanias, et dont la fille Scylla a justement été transformée en épervier en châtiment de sa trahison selon le vers 150 livre VIII des Métamorphoses d’Ovide]). Cette hypothèse s’appuie encore sur la présence bien attestée des Phéniciens en Sardaigne à partir de l’ère des Ages obscurs, où l’on retrouve des lieux comportant l’étymon maritime "trʃ", comme la cité de "Tarras" (site archéologique sur l’actuelle presqu’île de Sinis, au nord de la baie d’Oristano) ou le cap "Teulada" (homonyme de la cité espagnole du cap de la Nao, le cap Teulada en Sardaigne constitue la pointe de l’île la plus avancée dans la mer au sud, au large duquel se trouve l’île d’Enosim/San Pietro). A mi-chemin entre l’île de Corse et l’Etrurie/Toscane, l’île d’"Aegilion" (aujourd’hui l’île de Capraia) ainsi nommée en grec latinisé par Pline l’Ancien au livre III paragraphe 12 livre 2 de son Histoire naturelle, intrigue : sa voyelle "ae-/ai-" peut se rattacher au préfixe sémitique désignant une île, mais sa désinence "-ion" est assurément grecque et marque la sainteté du lieu. Le même problème se pose pour l’île homonyme d’"Igilium" à une centaine de kilomètres au sud-est (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Giglio", au large de la péninsule de Porto Santo Stefano en Toscane), ainsi nommée en grec latinisé par Pline l’Ancien au livre III paragraphe 12 livre 2 de son Histoire naturelle : comme sa voisine "Aegilion", l’île d’"Igilium" semble posséder à la fois un préfixe vocalique sémitique "i-" désignant l’île elle-même et une désinence grecque "-ion" (latinisée en "-ium" par Pline l’Ancien) marquant la sainteté du lieu. Le radical consonantique [gl] central demeure une énigme (en tous cas l’étymologie avancée par les guides touristiques de l’an 2000, qui voient dans "Aegilion" et "Igilium" des avatars d’"a„gÒj/chèvre" en grec sans expliquer l’apparition de la consonne spirante latérale alvéolaire voisée [l] entre ce soi-disant étymon "a„gÒj/chèvre" et la terminaison "-ion/-ium", est totalement fantaisiste). Le sujet se complique encore quand on constate que le nom actuel de l’île d’Aegilion, "Capraia", existait déjà dans l’Antiquité (sous la forme "Capraria" en latin, selon Pline l’Ancien au livre III paragraphe 12 alinéa 2 précité de son Histoire naturelle) en parallèle à "Aegilion", et que ce nom sert également à désigner une petite île au sud de Majorque dans l’archipel des Baléares (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 11.2, aujourd’hui l’île de Cabrera, qui vient directement de "Capraria"), ainsi que l’île actuelle de "Capri" au sud de la baie de Naples (via le latin "Capreae" selon Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 12.3), or nous venons de rappeler que l’archipel des Baléares se situe dans l’aire d’influence des Phéniciens d’Espagne, et nous allons voir juste après que la baie de Naples a certainement été explorée par les Carthaginois et les Etrusques avant l’arrivée des Grecs. L’étymon consonantique gréco-latin [kpr] des modernes îles de "Capraia", "Cabrera" et "Capri", dérive-t-il d’un étymon plus ancien de nature sémitique (qui pourrait signifier "récif" ou "rocher" ou toute autre éminence abrupte), apporté par les Phéniciens à l’ère des Ages obscurs ? Avouons franchement notre incapacité à trancher (contentons-nous seulement de dire que l’étymologie avancée par les guides touristiques de l’an 2000, qui voient dans l’île de "Capri" un avatar de "k£proj/sanglier" en grec, est encore totalement fantaisiste, car on ne voit aucun sanglier sur les îles de Capraia et de Cabrera, ni à l’époque moderne ni dans l’Antiquité, or de toute évidence le nom de ces trois îles se rattache bien au même étymon). Entre Aegilion/Capraia et Igilium/Giglio, toujours au large de l’Etrurie/Toscane, on trouve l’actuelle île d’"Elbe", dérivée d’"Ilua" en latin selon Pline l’Ancien au livre III paragraphe 12 alinéa 2 de son Histoire naturelle. Dans le même passage, Pline l’Ancien dit que cette île renferme des mines de fer et "est appelée “Aethalia” par les Grecs". Cela est confirmé par Apollonios de Rhodes, qui évoque incidemment l’île d’"A„qal…a" au vers 654 livre IV de ses Argonautiques. Strabon mentionne aussi rapidement l’île d’"A„qal…a" au livre V paragraphe 2 alinéa 6 de sa Géographie, et dit pareillement qu’elle renferme des mines de fer. La phonétique autorise le passage du grec "A„qal…a" au latin "Ilua" à condition d’admettre qu’"A„qal…a/Aethalia" est constitué d’un préfixe vocalique sémitique "ai-/ae-" désignant l’île elle-même (comme le "ai-/ae-" de l’île d’"Aegilion/Capraia"), suivi d’une séquence consonantique [tl] dont la signification reste à découvrir (encore un dérivé de l’étymon maritime sémitique "trʃ" ?), et dont le [t] initial aurait disparu avec le temps.


L’île qui nous intéresse ici est "Pithécusses", aujourd’hui l’île d’Ischia au nord de la baie de Naples, à l’opposé de l’île de Capri. Selon Ovide, ce nom "Pithécusses" dérive du grec "pithekos/p…qhkoj" signifiant "singe", en référence aux nombreux singes habitant l’île dans la haute Antiquité, les "Cercopes", qui ont donné leur nom à la race des "Cercopithecus mitis" appelés aussi "singes bleus", aujourd’hui cantonnés à l’Afrique subsaharienne mais probablement plus répandus vers le nord dans l’Antiquité (nous avons vu dans notre paragraphe introductif qu’à la fin de l’ère mycénienne Héraclès a été chargé de capturer des Cercopes/singes bleus pour la reine Omphale en Anatolie, et on se souvient de la célèbre fresque représentant des singes bleus datant de l’ère minoenne découverte à Akrotiri sur l’île de Santorin). Evoquant le voyage du Troyen vaincu Enée vers le Latium au tout début de l’ère des Ages obscurs, Ovide dit incidemment que ces Cercopes/singes bleus premiers habitants de l’île de Pithécusses - dont Enée longe les côtes sans s’arrêter : cela est rappelé aussi par Virgile, qui montre Enée naviguer directement depuis le "Rocher des Sirènes" (Enéide V.864), aujourd’hui l’archipel des Galli au sud de la presqu’île de Sorrento, jusqu’à la cité continentale de Cumes (Enéide VI.2) dont nous parlerons juste après - doivent leur nature de singe à la colère de Zeus/Jupiter, qui les a ainsi punis de leurs incivilités ("[Enée] côtoie les îles d’Inarimé, de Prochyté et de Pithécuses aux rochers stériles qui a conservé le nom de ses habitants. Le roi des dieux, irrité des fraudes et des parjures des Cercopes, donna à ce peuple trompeur une apparence animale difforme, ainsi sous ces nouveaux traits les Cercopes différèrent de l’humain tout en lui ressemblant : leurs membres rapetissèrent, leur nez s’aplatit sous leur front; Jupiter sillonna leur visage de vieilles rides, couvrit leur corps d’un poil fauve, et les relégua dans cette île en les privant de l’usage de la parole dont ils ne se servaient que pour parjurer, il ne leur laissa, pour pouvoir se plaindre, qu’un murmure rauque", Ovide, Métamorphoses XIV.89-100). Dans le même passage, Ovide mentionne l’île de "Prochyté", qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Procida", entre l’île de Pithécusses/Ischia et la presqu’île de Bacoli, et une île appelée "Inarimé" distincte de Pithécusses. Mais Ovide se trompe : "Inarimé", latinisée en "Aenaria" par Pline l’Ancien, est l’ancien nom de l’île de Pithécusses. Le même Pline l’Ancien établit l’équivalence entre "Inarimé/Aenaria" et le pays "Arimes/Ar…moij" mentionné au tout début de l’ère archaïque par Homère au vers 783 livre II de l’Iliade, qui semble désigner non pas un pays particulier mais n’importe quel endroit sujet à des fumées nocives ponctuelles incarnées par l’hydre Typhon, comme le khamsin en Egypte, ou les brumes de la chaine du Taurus, ou les vapeurs du mont Parnasse respirées par la Pythie, ou les exhalaisons des volcans de Sicile ou d’Italie du sud. Un rapport existe peut-être entre ces "Arimes" fumeux néfastes de la mythologie et la nature volcanique de la géographie napolitaine : Pline l’Ancien affirme que l’île de Prochyté/Procida entre l’île de Pithécusses et la côte italienne est en réalité un morceau de l’île de Pithécusses qui s’est détaché lors d’une éruption ou un séisme, et doit justement son nom à ce phénomène ("Prochyté est appelée ainsi non pas d’après la nourrice d’Enée mais parce qu’elle s’est “épanchée” [dérivé du verbe "procšw" en grec, "répandre, épancher, étaler en avant"] de l’île Aenaria", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 12.3 ; Pline l’Ancien réfute ici Denys d’Halicarnasse, qui dit que "Prochyté" a été nommée ainsi par Enée lors de son passage, en souvenir de sa nourrice : "[Enée et ses compagnons] arrivèrent chez les Opiques, dans une baie idéalement profonde, à laquelle ils donnèrent le nom d’un des leurs qui y mourut, le célèbre Misènos. Puis ils s’aventurèrent entre l’île de Prochyté et le promontoire de Kaiètè, qu’ils nommèrent pareillement en souvenir de deux compagnes qui y moururent, l’une étant la cousine d’Enée, et l’autre, sa nourrice", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 53.3). La disparition du [m] final d’"Inarimé/Arimes" lors de la latinisation en "Aenaria" chez Pline l’Ancien suggère que ce [m] final est bien un suffixe sémitique indiquant le pluriel, comme dans le nom de l’île d’"Esosim" en Sardaigne, autrement dit "Inarimé/Arimes" est une hellénisation par les colons grecs de l’ère archaïque d’un nom préexistant de nature sémitique, autrement dit les premiers habitants de l’île de Pithécusses n’étaient pas des Grecs mais des Phéniciens, comme certainement ceux de l’île de Capri voisine. Cette hypothèse est renforcée si on considère le "i-" initial du grec "Inarimé" ou le "ae-" initial du latin "Aenaria" comme le préfixe sémitique signalant une île, que nous venons de repérer dans tous les noms d’îles précédentes (en tous cas nous rejetons l’explication avancée par Pline l’Ancien, qui croit qu’"Inarimé/Aenaria" garde le souvenir du passage d’Enée, car primo le lien phonétique entre "Enée" et "Inarimé/Aenaria" n’est pas évident, et secundo Enée a seulement longé cette île sans s’y arrêter donc rien ne justifie qu’elle lui doive son nom ; notons au passage que l’origine du nom moderne de l’île de Pithécusses, "Ischia", reste une énigme dans lequel certains étymologistes voient simplement un dérivé du latin "insula/île" tandis que d’autres étymologistes voient un étymon consonantique "ʃl" signifiant peut-être "noir" ou "sombre" [en référence au sol volcanique local de couleur noire ?] précédé du suffixe sémitique "i-" désignant l’île). Enfin, Pline l’Ancien reste sceptique sur l’étymologie de "Pithécusses" avancée par son compatriote italien Ovide : plutôt qu’un dérivé de "singe/pithekos", il voit dans "Pithécusses" un dérivé de "pithos/p…qoj" (grande jarre de stockage agricole), en référence aux nombreux ateliers de pithos créés sur l’île et dans les environs par les premiers colons grecs, prouvés par l’archéologie ("L’île d’Aenaria [est] ainsi nommée depuis le passage des navires d’Enée, appelée “Inarimé” par Homère, et “Pithécusses” par les Grecs, non pas comme certains le pense à cause de ses nombreux “singes/pithekos” mais à cause de ses ateliers de “pithos”", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 12.3). La date de fondation de la colonie grecque de Pithécusses est fixée en -777 par les hellénistes sans aucune raison précise archéologique ni littéraire, mais elle se justifie parce qu’elle symbolise le début de l’expansion coloniale grecque de l’ère archaïque qui commence avec la première édition des Jeux olympiques en -776, et qu’en même temps elle paraît un préambule de colonisation davantage qu’une colonisation réelle. Strabon révèle en effet que les premiers marins grecs qui se sont risqués dans la région, originaires des cités d’Erétrie et de Chalcis en Eubée, n’y sont pas restés longtemps, à cause de dissensions internes et des caprices du volcan dominant l’île ("L’île de Pithécusses fut colonisée jadis par des Erétriens et les Chalcéens. Mais cette première colonie, malgré les avantages qu’elle tirait du sol très fertile et des riches mines d’or, ne réussit pas à se maintenir dans l’île, les uns ayant été chassés par des discordes politiques, les autres par des séismes et des éruptions de feu, d’eau salée et d’eau bouillante. L’île de Pithécusses est en effet sujette régulièrement à ces éruptions, ainsi d’autres colons envoyés de Syracuse par le tyran Héron Ier [venus aider les Grecs de Cumes contre les Etrusques voisins dans le deuxième quart du Vème siècle av. J.-C.] durent pour la même raison abandonner la cité qu’ils y avaient bâtie et évacuer entièrement l’île", Strabon, Géographie, V, 4.9). Tite-Live est plus précis en disant que l’occupation de Pithécusses visait d’abord à tâter le terrain, évaluer la réaction des autochtones italiens, avant de tenter une installation définitive sur le continent ("Palaepolis se situait à proximité du site actuel de Naples. Les deux cités étaient habitées par des gens de Cumes, qui eux-mêmes sont originaires de Chalcis en Eubée. Les navires sur lesquels ces derniers sont venus jadis depuis leur pays, leur assurèrent le contrôle de la côte, puis, après avoir envahi d’abord les îles d’Aenariam et de Pithécusses [Tite-Live se trompe comme Ovide en croyant qu’"Aenariam" et "Pithécusses" désignent deux îles distinctes, on note par ailleurs qu’il maintient le suffixe supposé sémitique "-m" à "Aenariam" contrairement à Pline l’Ancien], ils osèrent rapidement s’établir sur le continent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 22.5-6). Les fouilles conduites par l’archéologue allemand Giorgio Buchner dans les années 1950 sur la commune de Lacco Ameno au nord-ouest de l’île de Pithécusses ont mis à jour la célèbre coupe dite "de Nestor" (conservée sur place, au musée archéologique de la Villa Arbusto à Lacco Ameno), un récipient de facture grossière ainsi désigné parce qu’il comporte une inscription faisant une allusion ironique à la description de la riche coupe de Nestor aux vers 632 à 637 livre XI de l’Iliade, la plus ancienne inscription en grec alphabétique découverte jusqu’à aujourd’hui, datant de la seconde moitié du VIIIème av. J.-C. Les autres artefacts exhumés sur ce site, structures et céramiques, permettent de remonter l’installation des premiers colons grecs au plus tôt dans le deuxième quart du VIIIème siècle av. J.-C. Mais un éboulement de terrain en 1989 sur la pointe Chiarito, qui borde l’actuelle baie de Sant’Angelo au sud-ouest de l’île de Pithécusses, a remis en cause cette datation : cet éboulement a révélé un autre site grec qui, fouillé par les archéologues dans les années 1990, contenait des artefacts remontant au tout début du VIIIème siècle av. J.-C., sans aucune certitude que ce site a été occupé ensuite. Comme aucun lien ne semble relier la population du site de Sant’Angelo au sud à celle de Lacco Ameno au nord sinon leur nature grecque, doit-on en déduire que les Grecs de Sant’Angelo étaient les Erétriens et les Chalcéens mentionnés par Strabon venus s’installer dans l’île au début du VIIIème siècle av. J.-C. avant d’en être chassés par les éruptions volcaniques, et que les Grecs de Lacco Ameno étaient les Chalcéens mentionnés par Tite-Live venus s’y réinstaller quelques décennies plus tard avant de coloniser les côtes continentales juste en face ? Mystère. Nous pouvons seulement conclure que la date de -777 imposée par les hellénistes est finalement bien commode parce qu’elle correspond approximativement aux fluctuations coloniales des premiers Grecs de Pithécusses dans la première moitié du VIIIème siècle av. J.-C.


Ayant donc constaté que les autochtones italiens ne les chassent pas, les Grecs de Pithécusses s’enhardissent en débarquant sur le continent proche pour fonder Cumes, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Cuma", au nord de la presqu’île de Bacoli, dans la banlieue ouest de Pouzzoles en Italie, la première vraie colonie permanente grecque de l’ère archaïque. L’étude des tombes des plus anciennes de Cumes suggère que les autochtones italiens ne se sont pas opposés à l’installation des Grecs, mais qu’au contraire ils ont imprudemment loué les services des Grecs de Pithécusses pour des raisons bassement politiciennes, comme Psammétique Ier a loué les services des Grecs débarqués dans le nome de Saïs en Egypte, avant d’être débordés et finalement dominés par eux. Ces relations étroites entres immigrés grecs et autochtones italiotes et surtout étrusques se devinent à travers la soudaine apparition de l’alphabet étrusque, qui reprend à l’identique l’alphabet grec (la petite tablette en ivoire dite "de Marsiliana", découverte sur le site archéologique étrusque de Marsiliana à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Grosseto dans la province italienne de Toscane, conservée au musée archéologique national de Florence, comporte le plus ancien abécédaire étrusque connu, daté du VIIème siècle av. J.-C., or la forme de la lettre gamma y est strictement identique à celle des inscriptions grecques de Cumes, une forme qu’on ne retrouvera plus dans les inscriptions étrusques postérieures qui arrondiront cette lettre pour former le "C" latin, on note par ailleurs que la forme de la lettre digamma copie pareillement celle des inscriptions de Cumes or cette lettre digamma disparaîtra de l’alphabet grec à l’ère classique en même temps que son signifié [w] devenu obsolète, et elle ne subsistera dans les alphabets étrusque et latin que pour traduire le son [f]). Selon la tradition rapportée par Strabon, les premiers colons de Cumes sont des Chalcéens conduits par un nommé Hippoclès originaire de la cité de Kymè en Eubée. Cet Hippoclès donne à la colonie le nom de sa cité natale, "Kymè", qui sera latinisée plus tard en "Cumes". Hellénistes et latinistes s’accordent pour désigner cette cité par sa traduction latine "Cumes" justement pour éviter la confusion avec la cité de "Kymè" en Eubée… et aussi avec la "Kymè" homonyme d’Ionie qui est une colonie fondée au tout début de l’ère des Ages obscurs par les gens de Kymè d’Eubée, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif ("Cumes a été fondée par des gens de Chalcis et de Kymè, à une époque très reculée car on la considère comme la plus ancienne de toutes les colonies [grecques] de Sicile et d’Italie. Les chefs de l’expédition, Hippoclès de Kymè et Mégasthène de Chalcis, ayant convenu que l’un posséderait la nouvelle cité tandis que l’autre aurait l’honneur de lui donner son nom, celle-ci prit le nom de Cumes [Kymè] et est considérée aujourd’hui comme une colonie chalcéenne", Strabon, Géographie, V, 4.4 ; l’origine chalcéenne des fondateurs de Cumes est confirmée incidemment par Pline l’Ancien au livre III paragraphe 9 alinéa 9 de son Histoire naturelle). Strabon insiste sur l’extrême fertilité du sol de Cumes, due à l’activité volcanique locale, qui est notamment visible dans les "Champs phlégréens" ou littéralement les "Champs enflammés" (de "flšgw/enflammer, incendier, brûler") à peu de distance de l’actuelle baie de Pouzzoles, terrains d’où sortent en permanence des vapeurs ou des flammèches plus ou moins toxiques et inquiétantes ("Dès les premiers temps de sa fondation, [Cumes] fit vanté pour sa richesse et celle des campagnes environnantes, et pour les célèbres Champs phlégréens que la légende voit comme l’ancien théâtre d’un combat de Géants pour la possession de ces campagnes fertiles. […] On y retrouve aujourd’hui encore beaucoup de vestiges de l’organisation originelle, beaucoup d’usages religieux et autres de nature incontestablement grecque", Strabon, Géographie, V, 4.4). La prospérité de Cumes devient si importante qu’elle finit par indisposer les autochtones italiens, et par provoquer aussi la jalousie des Etrusques. A la fin du VIème siècle av. J.-C., ces derniers prennent la tête d’une coalition destinée à écraser Cumes ("En la soixante-quatrième olympiade, Miltiade étant archonte à Athènes [en -524/-523], les Tyrrhéniens [alias les "Tyrséniens" chez Hérodote, alias les "Trusci" chez les auteurs latins, c’est-à-dire les Etrusques] […] entreprirent avec les Ombriens, les Dauniens et d’autres barbares de détruire Cumes, cité Grecque fondée dans le pays des Opiques par des gens d’Erétrie et de Chalcis. Leur haine n’avait aucune raison légitime sinon leur jalousie face au bonheur de cette cité. Cumes à cette époque était effectivement célèbre dans toute l’Italie par ses richesses, par sa puissance et par plusieurs autres avantages. Les plaines les plus fertiles de Campanie lui appartenaient, ainsi que le beau port de Misène. Les barbares qui lui enviaient tous ces biens marchèrent contre elle avec cinq cents mille fantassins et dix-huit mille cavaliers", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VII, 2.1). S’ensuit une guerre sur laquelle nous ne attarderons pas ici car cela déborderait le cadre de notre étude, racontée en détails par Denys d’Halicarnasse au livre VII paragraphe 2 de ses Antiquités romaines, s’achevant par la victoire écrasante des soldats de Cumes emmenés par un nommé Aristodémos, qui profite de son succès pour devenir le tyran de la cité. Non seulement Cumes n’est nullement affaiblie par cette guerre, mais encore elle accroit son influence en accaparant la cité de "Dikaiarchia/Dikaiarc…a" (formé de "d…kh/règle, justice, sentence" et "¢rc»/principe, pouvoir"), correspondant probablement au site archéologique de Rione Terra dans l’actuel quartier de la cathédrale San Procolo Martire de Pouzzoles en Italie, fondée en -531 par des Grecs originaires de l’île de Samos selon saint Jérôme (qui, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, accole à cette année -531 l’indication suivante : "Les Samiens fondent Dicaearchia, appelée aujourd’hui “Puteoli”" ; l’origine samienne de Dikaiarchia est confirmée par Stéphane de Byzance dans l’article "Puteoli/Pot…oloi" de ses Ethniques). L’île de Samos à cette date est dominée par le tyran Polycrate (saint Jérôme rappelle aussi ce fait dans sa Chronique, accolant à l’année -533 l’indication suivante : "A Samos, les trois frères Polycrate, Sylas et Pantagnostos instaurent leur tyrannie"), donc ces Samiens sont soit des partisans de Polycrate chargés d’étendre l’influence de ce dernier (qui possède une flotte importante, financée par le pharaon Amasis, comme nous l’avons vu dans notre alinéa précédent) jusqu’en Italie, soit des adversaires de celui-ci ayant fui Samos pour tenter une nouvelle vie au loin. Lors de l’invasion de l’Italie par le Carthaginois Hannibal à la fin du IIIème siècle av. J.-C., qui s’installe durablement à Capoue à une vingtaine de kilomètres de Cumes et de la baie de Pouzzoles, Dikaiarchia reçoit une garnison de légionnaires romains (consentie ? ou subie ?). Ces légionnaires imposent à Dikaiarchia son nouveau nom, "Puteoli" en latin, qui est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Pouzzoles" en Italie, probablement dérivé du verbe "puteo/puer", en référence aux émanations volcaniques permanentes malodorantes et anxiogènes que nous venons d’évoquer ("Bâtie sur un mamelon au bord de la mer, la cité [de Dikaiarchia] fut d’abord l’arsenal maritime de Cumes. Ayant reçu une garnison romaine à l’époque de l’expédition d’Hannibal en Italie, elle perdit son nom pour celui de “Puteoli”, soit à cause des “trous” ["puteus/trou, fosse, puits" en latin] très nombreux dans la région, soit, selon d’autres auteurs, à cause de la “puanteur” des sources chaudes et des fumerolles pleines de soufre entre Baies [aujourd’hui la commune de Baia, à l’ouest de la baie de Pouzzoles] et Cumes", Strabon, Géographie, V, 4.6 ; l’équivalence entre la Grecque "Dikaiarchia" et la Latine "Puteoli/Pouzzoles" est établie aussi dans les passages précités de Stéphane de Byzance et de saint Jérôme, et par une incidence dans le livre III paragraphe 9 alinéa 9 de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien). Les gens de Cumes assoient leur domination en prenant également possession de la baie voisine, au fond de laquelle trône l’imposant et redoutable volcan du Vésuve. Ils y fondent une nouvelle colonie, qu’ils appellent simplement "Nouvelle cité", "Neapolis/Ne£polij" en grec, qui s’est conservé jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Naples" en Italie, à l’emplacement où selon la légende la Sirène Parthénope se serait suicidée après avoir été méprisée par Ulysse au tout début de l’ère des Ages obscurs ("Naples, appelée aussi “Parthénope” en référence au tombeau de la Sirène, [fut] fondée par les Chalcéens", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 9.9). Selon Strabon, Neapolis/Naples reçoit rapidement des nouveaux habitants d’origine grecque en provenance des autres colonies italiennes ou de la Grèce, ou d’origine italiote, mais ce métissage génétique n’empêche pas les mœurs grecques d’y dominer sans partage et de séduire même les Romains à l’ère impériale ("Après Dikaiarchia on trouve Neapolis, cité fondée aussi par les gens de Cumes, renforcés ensuite de nouveaux colons en provenance de Chalcis, de l’île de Pithécusses et d’Athènes, d’où ce nom “Neapolis”. Dans cette cité, on voit le tombeau de la Sirène Parthénope. Les habitants y organisent des jeux gymniques à la manière de ceux instaurés par les premiers colons sur l’ordre d’un oracle. Plus tard, à l’occasion de discordes civiles, beaucoup de Campaniens furent intégrés comme citoyens tandis que les Néapolites durent traiter comme des ennemis leurs propres frères ayant renoncé volontairement à leur citoyenneté. On garde la trace de cet événement dans les noms des démarques qui, exclusivement grecs à l’origine, sont aujourd’hui indifféremment grecs ou campaniens. Néanmoins, les mœurs grecques dominent toujours aujourd’hui dans cette cité qui, même devenue romaine, conserve encore ses gymnases, ses éphébies, ses phratries, ses dénominations majoritairement grecques, ses jeux quinquennaux consistant en luttes gymniques et musicales étalées sur plusieurs jours rivalisant avec les plus brillants jeux de Grèce. […] Cette persistance des mœurs grecques à Neapolis s’explique notamment par le fait que tous ceux qui amassent un pécule à Rome dans l’enseignement littéraire ou dans toute autre profession et qui, parvenus à l’âge des infirmités, n’aspirent plus qu’à finir leurs jours en repos, choisissent cette cité comme lieu de retraite plutôt que n’importe quelle autre. On voit aussi fréquemment des Romains qui, attirés par la vie douce et tranquille, suivent ces nouveaux résidents en se convertissant aux usages grecs, et finissent par s’y fixer", Strabon, Géographie, V, 4.7). Pour l’anecdote, notons que la célèbre Sibylle de Cumes dont les oracles, selon certains auteurs à l’esprit vagabond, annoncent le futur triomphe du christianisme, est sujette à toutes les conjectures. La "Grotte de la Sibylle" présentés par les modernes guides touristiques du site archéologique de Cumes comme l’authentique grotte de l’oracle antique, au pied de l’acropole dominée par les vestiges du sanctuaire à Apollon, en s’appuyant sur un passage du poète hellénistique Lycophron évoquant "la colline de Zosteros ["ZwstÁroj", littéralement "Celui qui est ceint", c’est-à-dire équipé pour le combat, un des surnoms d’Apollon] où se trouve la sombre demeure de la vierge Sibylle, dans une caverne profonde et voutée" (Lycophron, Alexandra 1278-1280), et sur un passage du recueil Sur des choses merveilleuses entendues (alias Perˆ qaumas…wn ¢kousm£twn en grec et De mirabilibus auscultationibus en latin) réalisé à l’ère impériale et faussement attribué à Aristote, évoquant "la chambre souterraine à Cumes en Italie où une Sibylle rendait ses oracles, où on raconte qu’elle a vécu très longtemps en restant vierge, originaire d’Erythrée selon certains, ou de Cumes même selon les Italiens et appelée “Melankraira” ["Melagkra…ra", littéralement "qui a la tête/kra‹ra noire/mšlaj"]" (pseudo-Aristote, Sur des choses merveilleuses entendues 838a), est très certainement un aménagement à vocation militaire réalisé à l’ère archaïque ou à l’ère classique qui n’a en fait aucun rapport avec la Sibylle. Le géographe Pausanias, qui s’est rendu physiquement à Cumes au IIème siècle, ne cache pas sa perplexité en rapportant que les Grecs qu’il y a rencontrés ne lui ont montré aucun oracle de la Sibylle, mais l’ont emmené dans le temple d’Apollon en l’assurant, comme les guides touristiques modernes, que la Sibylle y officiait jadis ("Hypérochos de Cumes [auteur inconnu par ailleurs] écrit que la Sibylle […] de Cumes au pays des Opiques rendait ses oracles de la même manière et se nommait “Dèmo”. Les gens de Cumes ne montrent aucun oracle de cette femme, mais ils exposent dans le temple d’Apollon une petite urne en marbre censée contenir les os de la Sibylle, sur laquelle est gravé le nom “Dèmo”", Pausanias, Description de la Grèce, X, 12.7-8). Virgile prétend qu’elle existait déjà au tout début de l’ère des Ages obscurs, puisqu’elle accueille temporairement Enée lors de son périple vers le Latium, au livre VI de l’Enéide, Ovide raconte la même scène au livre XIV vers 101-157 de ses Métamorphoses, mais Virgile et Ovide sont des poètes qui ne s’embarrassent pas avec la vérité historique, et ils sont les seuls à affirmer cela. On peut éventuellement supposer que les autochtones italiens vénéraient un dieu ou une déesse locale via une prêtresse entrant en transe par l’inhalation des vapeurs volcaniques en un point quelconque de la région - à l’instar de la Pythie à Delphes, qui entre en transes en respirant les fumées du mont Parnasse -, une prêtresse que les Grecs de Cumes se sont appropriée et ont hellénisée lors de leur installation, et qui s’est attirée ensuite une célébrité universelle grâce à la prospérité et à l’opulence de Cumes, autrement dit la Sibylle de Cumes serait un pur produit de la cité nouvelle Cumes en dépit de ceux qui veulent l’inscrire dans un héritage oraculaire antérieur à l’arrivée des Grecs - comme le Coca Cola et le hamburger McDo sont des purs produits des Etats-Unis en dépit de ceux qui veulent les inscrire dans des traditions alimentaires antérieures à l’arrivée de Christophe Colomb. Elle s’incarne dans une vieille femme conservant des oracles qui, contrairement à ce que les chrétiens diront plus tard, paraissent moins des prophéties que des conseils, des avis, des recommandations sur la meilleure façon de gérer des problèmes pratiques - sur ce point encore, on peut la mettre en parallèle avec la Pythie de Delphes. L’érudit romain Aulu-Gelle rapporte qu’à la fin du VIème siècle av. J.-C., une inconnue a voulu vendre neuf livres d’oracles sibyllins au roi de Rome Tarquin le Superbe ("Tarquinius Superbus"). Celui-ci la méprisant, elle en a brûlé trois. Comme il persistait dans son mépris, elle en a brûlé trois autres. Tarquin le Superbe a consenti à lui acheter les trois derniers livres, qui ont été déposés dans un temple dédié sur la colline du Capitole ("Une vieille femme étrangère et inconnue vint trouver le roi Tarquin le Superbe. Elle portait neuf livres qui renfermaient, disait-elle, des oracles divins. Elle offrait de les vendre. Jugeant exorbitant le prix qu’elle demandait, Tarquin méprisa l’étrangère en pensant que l’âge l’avait rendue folle. Elle apporta devant le roi un brasier dans lequel elle brûla trois de ses livres. Elle demanda à Tarquin s’il voulait acheter les six autres au même prix. Tarquin recommença à rire en disant à la vieille qu’elle radotait. L’inconnue jeta trois autres livres dans le brasier, puis, avec le même calme, demanda au roi s’il voulait acheter les trois derniers au même prix. Tarquin recouvra son sérieux, en pensant que la fermeté et l’insistance de la proposition méritait davantage que du dédain, il acheta donc les trois derniers livres pour la somme demandée. Cette femme sortit du palais de Tarquin et n’y revint jamais. Les trois livres, appelés “sibyllins” sont conservés dans le saint d’un temple, ils sont consultés par les quindécemvirs quand les affaires publiques nécessitent un oracle des dieux immortels", Aulu-Gelle, Nuits attiques I.16). L’érudit romain Lactance raconte la même histoire, mais il la date de l’époque de Tarquin l’Ancien ("Tarquinius Priscus") dans la première moitié du VIème siècle av. J.-C., il affirme que la femme qui vient le voir est la Sibylle en personne, et il rappelle par ailleurs que la Sibylle de Cumes n’était qu’un oracle parmi d’autres : selon lui l’oracle de Siwah en Libye est le deuxième, la Pythie de Delphes est le troisième, la Sibylle de Cumes est le septième ("La Sibylle de Cumes appelée “Amalthia”, surnommée parfois “Dèmophilè” ["l’Amie/f…loj du peuple/dÁmoj"] ou “Hérophilè” ["l’Amie/f…loj des héros, chefs, nobles/¹rîoj"] est la septième [oracle]. Très célèbre dans l’Histoire romaine, elle vivait sous le règne de Tarquin l’Ancien. Un jour, elle apporta à celui-ci neuf livres, qu’elle lui proposa pour trois cents philippes. Le roi, indigné par l’énormité du prix, moqua la folle prétention de cette femme. Elle brûla alors trois livres, et proposa les six restants pour le même prix. Tarquin la traita à nouveau comme une folle. Elle brûla trois autres livres. Le roi, ébranlé, acheta les trois derniers livres pour trois cents aureus", Lactance, Des institutions divines I.6). Denys d’Halicarnasse suit la version d’Aulu-Gelle, en ajoutant que les trois livres sauvés ont été pareillement vénérés par les Romains à l’époque de la royauté et à l’époque de la République ("On raconte que sous le règne de Tarquin [le Superbe] la République romain dût à la providence des dieux ou à la protection d’un génie un autre bonheur extraordinaire, qui fut durable et délivra la cité des plus grands maux à plusieurs reprises. Une étrangère vint proposer au tyran de lui acheter neuf livres contenant des oracles sibyllins. Tarquin refusa de lui donner la somme qu’elle demandait, alors elle partit et brûla trois livres. Peu après elle revint avec les six autres, qu’elle lui proposa pour le même prix. Il la traita comme une folle, ironisant sur le fait que six livres ne pouvait pas avoir la même valeur que neuf. Elle repartit, et brûla la moitié. Elle revint avec les trois livres restants, en demandant toujours la même somme. Décontenancé par l’attitude de cette femme, Tarquin convoqua les augures, leur exposa l’affaire et leur demanda comment réagir. Ceux-ci lurent dans certains signes que ces neuf livres étaient un cadeau des dieux, que le roi Tarquin avait négligé, et qu’il devait acheter les trois livres restants au prix que cette femme demandait. On acheta donc ces trois livres à la femme, qui conseilla d’en prendre grand soin avant de disparaître définitivement. Pour conserver ce précieux trésor, le roi choisit deux des plus illustres citoyens auxquels il joignit deux ministres publics, et leur donna la garde des trois livres. […] Quand la royauté fut abolie, la République perpétua le soin apporté à ces oracles en les confiant à des gardiens émérites, à la probité irréprochable, exempts de tout autre devoir militaire ou civil, secondés par des auxiliaires publics ayant interdiction de regarder le contenu de ces livres mystérieux. En résumé, les Romains n’avaient rien de plus sacré et de plus précieux que ces oracles sibyllins. On les consultait par ordre du Sénat, quand la cité était confrontée à une sédition, ou après une bataille perdue, ou pour répondre à un événement inhabituel, ou pour expliquer un prodige obscur", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 14.1-4). Selon Pline l’Ancien, la Sibylle n’a pas proposé neuf livres, mais plutôt un recueil divisé en neuf parties consignées dans trois volumes : elle a brûlé deux volumes, et Tarquin le Superbe ("Tarquinius Superbus") a sauvé le troisième, qui a survécu jusqu’à l’incendie du Capitole au début du Ier siècle av. J.-C. ("On se souvient que la Sibylle a apporté trois livres à Tarquin le Superbe trois livres, qu’elle en a brûlé deux, et que le troisième a brûlé avec le Capitole à l’époque de Sulla", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 27.3). Suidas tente maladroitement d’accorder Lactance sur la multiplicité des oracles, et Pline l’Ancien sur le nombre de livres ("La septième [oracle] était celle de Cumes, appelée “Amalthia” ou “Hiérophilè” ["l’Amie/f…loj des êtres ou des choses sacrées/ƒerÒj"]. […] On dit que [la Sibylle] de Cumes apporta neuf livres contenant ses oracles au roi des Romains Tarquin l’Ancien ["Tarquinius Priscus"] et que, celui-ci refusant de les lui acheter, elle en brûla deux", Suidas, Lexicographie, Sibylle chaldéenne S361). Appien dit que cet incendie se produit durant la première année de la cent soixante-quatorzième olympiade, soit -84/-83 (Appien, Histoire romaine I.84), qui chevauche l’année du consulat de Lucius Cornelius Scipio Asiagenus et de Caius Norbanus en -83 (Appien, Histoire romaine I.82), la raison du sinistre est inconnue ("Ce fut à cette époque que le Capitole brûla. Les uns accusèrent [Cnaeus Papirius] Carbo [consul en -84 et -82] d’en être l’auteur, d’autres accusèrent les consuls [Lucius Scipio et Caius Norbanus], d’autres encore en attribuèrent la responsabilité à des hommes de main de Sulla, mais la vérité est qu’aucune preuve ne fut avancée, et que j’ignore la cause de cet événement", Appien, Histoire romaine I.86). Plutarque le date précisément en juillet -83 ("Dans la cité de Silvium [aujourd’hui Cavina di Puglia, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Bari en Italie, à mi-chemin entre Tarente au sud et Venosa au nord], un esclave de Pontius [Telesinus] [chef samnite vaincu par Sulla], en proie à une fureur divine, vint au-devant de [Sulla] pour l’assurer de la victoire au nom de Bellone [équivalent latin de la déesse guerrière grecque Enyo], tout en l’informant que sa hâte n’empêcherait pas le Capitole de flamber. C’est effectivement ce qui arriva, le jour même où cet homme émit sa prédiction, le sixième jour du mois quintilis qu’on appelle maintenant “juillet”", Plutarque, Vie de Sulla 27). Après cette catastrophe, Sulla ordonne la reconstruction du temple, et envoie des émissaires partout en Méditerranée pour recopier tous les oracles existants et essayer ensuite, par sélection, de reconstituer les livres perdus. L’entreprise se solde par un échec : la compilation finale est un mélange hétéroclite d’oracles qu’on continue artificiellement à qualifier de "sibyllins" mais qui sont en réalité très éloignés en esprit de ceux de l’antique recueil de la Sibylle de Cumes (les nombreux oracles en provenance d’Erythrée notamment ont une teneur beaucoup plus religieuse et plus prophétique que les anciens oracles de Cumes, qui visaient à la résolution de cas pratiques ainsi que nous l’avons dit précédemment : "[Les livres sibyllins] ont subsisté jusqu’à l’époque de la guerre des Marses. Ils se trouvaient alors dans le saint du temple de Jupiter Capitolin, enfermés dans un coffre en pierre, gardés par dix hommes qu’on appelait “décemvirs”. Mais après la cent soixante-treizième olympiade [qui couvre les années -88 à -85, soit une olympiade plus tôt que celle avancée par Appien et Plutarque], le temple ayant brûlé par accident ou par un acte volontaire mal intentionné comme le croient plusieurs historiens, ces précieux livres disparurent dans les flammes en même temps que les autres offrandes consacrées au dieu Jupiter. Les livres oraculaires conservés aujourd’hui sont des compilations d’oracles rapportés de différents endroits, notamment des cités italiennes et d’Erythrée en Asie, par des délégués du Sénat chargés de les recopier et par des particuliers. On distingue facilement les vers douteux parmi les vers authentiquement sibyllins grâce aux lettres initiales dites “acrostiches”. C’est du moins ce que prétend Terentius Varron dans ses écrits théologiques", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 14.5-6 ; "Un décret identique fut promulgué jadis, après l’incendie du Capitole, à l’époque de la guerre sociale : on rapporta de Samos, d’Ilion, d’Erythrée, d’Afrique, de Sicile et des colonies italiennes, tous les livres sibyllins ou prétendus tels, et on chargea les prêtres, dans les limites humaines possibles, de distinguer ceux qui paraissaient authentiques", Tacite, Annales VI.12 ; "Plus tard, après la restauration du Capitole, on les enfla [les livres de la Sibylle de Cumes] en leur adjoignant d’autres oracles en provenance d’Italie, de Grèce, et surtout d’Erythrée, qu’on qualifia de “sibyllins” en raison de leur nature similaire. […] Sur ce sujet, le très crédible Fenestella [historien romain du début du Ier siècle, dont l’œuvre n’a pas survécu] rapporte que, le Capitole incendié ayant été relevé de ses ruines sous le consulat de [Caius Scribonius] Curio [en -76], ce premier magistrat de la République proposa au Sénat d’envoyer à Erythrée plusieurs personnes réputées pour y retrouver des livres sibyllins et les rapporter à Rome. Le Sénat y envoya donc trois députés honnêtes, qui revinrent avec des milliers de vers copiés sur des originaux avec fidélité et exactitude. Varron rapporte la même chose avec des termes identiques", Lactance, Des institutions divines I.6).


Les livres de vulgarisation actuels sur l’Histoire de Rome, de même que les documentaires télévisés ou les sites internet sur le sujet, réalisés par des latinistes convaincus ou par des dilettantes qui, par paresse, se dispensent de vérifier les informations et répètent à l’identique le discours des latinistes convaincus, affirment que les Tarquin, derniers rois de Rome, sont des "Tyrséniens/Tyrrhéniens" en grec ou des "Etrusques" en latin. Une rapide écoute de ces latinistes et une simple consultation des textes antiques et de l’archéologie révèlent que leur affirmation ne découle pas d’une analyse rationelle des faits mais d’une passion exclusive pour Rome, ou plutôt d’une passion pour Rome admettant des influences ponctuelles, par exemple tyrrhéniennes/étrusques, à l’exclusion farouche de toute influence grecque. Car la vérité est que les Tarquin en effet ne sont pas des Tyrrhéniens/Etrusques mais bien des Grecs. Et leur arrivée dans les affaires romaines s’inscrit dans le même mouvement général que l’arrivée des Grecs dans les affaires scythes ou égyptiennes ou siciliennes ou celtes/gauloises à la même époque. Tous les auteurs antiques grecs et latins sont unanimes sur ce point : l’ancêtre des Tarquin se nomme Démarate, il est originaire de Corinthe, il appartient à la dynastie régnante des Bacchiades qui est chassée du trône par le putschiste Cypsélos au milieu du VIIème siècle av. J.-C. (nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent, sur la naissance des tyrannies). Démarate est en relation commerciale avec les Tyrrhéniens/Etrusques de Tarquinies, aujourd’hui Tarquinia près de la côte dans le Latium, sur la rive gauche du fleuve Marta, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Rome. Quand Cypsélos prend le pouvoir à Corinthe, craignant pour sa sécurité, il choisit de s’installer temporairement puis définitivement à Tarquinies, il y épouse une femme locale nommée Tanaquil, qui lui donne deux enfants : Arruns et Lucumon ("Un Corinthien nommé “Démarate”, de la famille des Bacchiades, s’adonnait au commerce. Il passa en Italie sur son navire, dans les cités tyrrhéniennes les plus florissantes de tout le pays, où il vendit toutes ses marchandises. Il y gagna une si grande richesse qu’il ne s’aventura plus dans d’autres ports, il fréquenta toujours la même mer, vendant des biens de Grèce en Tyrrhénie et des biens de Tyrrhénie en Grèce. Très rapidement il amassa une immense fortune. Par la suite, une sédition se produisit à Corinthe, les Bacchiades furent renversés par la tyrannie de Cypsélos. Le riche Démarate, qui appartenait à la famille et au parti des premiers, estima dangereux de s’exposer au gouvernement du tyran. Il résolut donc de quitter Corinthe en embarquant tout ce qu’il possédait pour aller s’installer au pays des Tyrrhéniens. Ses affaires régulières lui avaient assuré des solides amitiés notamment à Tarquinies, alors très célèbre et opulente. Il y bâtit une maison et épousa une femme de qualité dont il eut deux enfants, auxquels il donna des noms tyrrhéniens, “Arruns” à l’un, “Lucumon” à l’autre. Il les éduqua dans les sciences des Grecs et des Tyrrhéniens", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, III, 15.2 ; "Démarate arriva dans le pays avec des colons corinthiens. Les gens de Tarquinies l’accueillirent. Il épousa une femme autochtone et en eut un fils qu’il nomma “Lucumon”", Strabon, Géographie, V, 2.2 ; "Démarate, obligé de fuir sa patrie Corinthe à la suite de troubles civils, s’était exilé par hasard à Tarquinies. Là, il s’était marié et avait eu deux enfants, Lucumon et Arruns", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 34.2). Cicéron, que les latinistes ne peuvent pas soupçonner d’être hostile à la gloire de Rome puisqu’il est Romain lui-même et participe activement au rayonnement de sa cité, écrit noir sur blanc que Démarate n’est nullement un Etrusque mais bien un Grec, plus précisément un "fleuve qui apporte [à Rome] à grands flots les lumières et les arts de la Grèce" ("A cette époque, pour la première fois, nous voyons une civilisation étrangère pénétrer dans Rome. Ce n’est pas un faible ruisseau qui s’introduit dans nos murs, mais un fleuve qui nous apporte à grands flots les lumières et les arts de la Grèce. Démarate, qui par son rang, sa réputation, ses richesses, était sans conteste le premier des citoyens de Corinthe, ne supportant pas la tyrannie de Cypsélos, s’enfuit avec tous ses biens pour s’établir à Tarquinies, une des plus florissantes cités étrusques. Comme la domination de Cypsélos s’affermissait à Corinthe, cet homme indépendant et énergique renonça définitivement à sa patrie et devint un citoyen de Tarquinies où il s’était fixé. Il eut de son épouse, issue d’une famille locale, deux fils qu’il éleva dans toutes les perfections de l’éducation grecque [texte manque]", Cicéron, De la République II.19). Tacite, autre Romain que les latinistes ne peuvent pas accuser d’être un suppôt des hellénistes, assure quant à lui, contre les archéologues modernes qui voient dans les Grecs chalcéens de Cumes les transmetteurs de l’alphabet grec aux Etrusques (notamment à travers l’étude de la tablette de Marsiliana que nous venons d’évoquer), que c’est le Grec corinthien Démarate qui est l’auteur de cette transmission, Tacite pense que les Etrusques ont ensuite transmis cet alphabet grec aux Latins, d’où la ressemblance entre les lettres grecques et les lettres latines ("Les Etrusques reçurent [l’alphabet] du Corinthien Démarate […], on voit que la forme de nos lettres reprend les caractères des anciens Grecs", Tacite, Annales XI.14). Les latinistes disent : "Démarate, admettons, il est Grec. Mais son fils Lucumon, qui a pour mère une femme native de Tarquinies, qui “est éduqué dans les sciences des Grecs et des Tyrrhéniens” selon le livre III paragraphe 15 alinéa 2 des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse”, et qui, parvenu à l’âge adulte, veut qu’on l’appelle “Tarquin” justement en hommage à sa cité natale, ce Lucumon/Tarquin est bien Etrusque et non pas Grec !". Mais cet argumentaire découle encore de la foi intégriste dans Rome davantage que d’une attitude scientifique, car il est totalement contredit par les faits. Oui, Denys d’Halicarnasse déclare que Lucumon a reçu une éducation moitié grecque moitié tyrrhénienne/étrusque, mais aux yeux des Tyrrhéniens/Etrusques de la fin du VIIème et du début du VIème siècles av. J.-C. la part grecque de Lucumon était prépondérante sur la part tyrrhénienne/étrusque puisque c’est précisément le refus des habitants de Tarquinies de considérer Lucumon à l’âge adulte comme un des leurs qui pousse ce dernier, continuellement renvoyé à ses origines grecques corinthiennes, à quitter Tarquinies pour aller s’installer à Rome, plus accueillante envers les étrangers que Tarquinies ("Quand [ses fils] eurent atteint l’âge viril, [Démarate] les maria à des filles de haut rang. Peu de temps après, l’aîné mourut sans laisser d’enfant, du moins en apparence. Demarate en fut si dépité qu’il ne lui survécut que quelques jours, laissant tout l’héritage à son cadet Lucumon. Seul détenteur de la richesse de son père, Lucumon brigua les honneurs en essayant d’entrer dans l’administration publique, afin de devenir le premier dans sa cité. Mais il fut écarté de toutes parts par les autochtones, au point que, loin de parvenir aux plus hautes charges, il n’obtint même pas les plus basses. Déçu par cet affront, il résolut de partir s’installer à Rome avec sa femme, ses enfants et ses domestiques qui le souhaitaient, ayant appris que les Romains accueillaient tous les étrangers et leur accordaient droit de cité et honneurs selon leur mérite", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, III, 15.2-3 ; "Lucumon survécut à son père [Démarate], dont il recueillit seul l’héritage. Arruns mourut effectivement en laissant sa femme enceinte, et Démarate, ignorant la grossesse de sa bru, ne mentionna pas son petit-fils dans son testament avant de mourir peu de temps après. C’est ainsi que l’enfant, né après la mort de son grand-père, n’eut aucune part dans la succession et connut une telle misère qu’il fut appelé “Egerius” [dérivé de "egeo/manquer, être privé de" en latin], tandis que Lucunon recueillit toutes les richesses paternelles. Lucumon en conçut un orgueil que sa femme Tanaquil s’évertua à amplifier. Fille d’une haute naissance, Tanaquil n’était nullement disposée à déchoir à cause d’un mauvais mariage. Ne supportant pas le mépris des Etrusques pour Lucumon qui était un fils d’étranger banni, et plus sensible à l’élévation de son mari qu’à l’amour de sa patrie, elle voulut quitter Tarquinies pour Rome, espérant que dans un peuple nouveau dont la noblesse était récente et qui valorisait le mérite personnel un homme courageux et entreprenant comme Lucumon trouverait bientôt sa place", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 34.2-6). Autrement dit le changement de nom de Lucumon en "Tarquin" ne doit pas être considéré comme l’hommage d’un Etrusque à sa ville natale qui lui a tout donné, mais au contraire comme la marque d’affection ultime d’un fils de Grec pour sa ville natale qui ne lui a rien donné : Lucumon/Tarquin voulait être Etrusque, il a tout fait pour le devenir, pour servir Tarquinies aux plus hauts postes administratifs, mais les Etrusques lui ont bien signifié qu’il ne pouvait pas y prétendre parce qu’il avait du sang grec dans les veines et parce que ses manières étaient davantage grecques qu’étrusques. Grâce à l’héritage paternel, Lucumon, qui a latinisé son nom en "Lucius" et qui y a donc ajouté le surnom "Tarquin", achète sa popularité dans Rome. Il distribue gratuitement des biens aux plus pauvres, il aide financièrement les négociants et les politiques en les endettant, il finit par intéresser le roi Ancus Marcius, qui le considère comme son conseiller. A la mort d’Ancus Marcius, soutenu par les suffrages de tous ces gens qu’il a aidés ou séduits ou endettés, Lucumon/Lucius Tarquin monte sur le trône de Rome au détriment des fils d’Ancus Marcius ("Lucius, fils de Démarate de Corinthe, confiant en lui-même et en ses richesses, partit pour Rome avec la conviction d’en devenir un haut citoyen, accompagné de son épouse, une femme dotée de toutes sortes de qualités et qui concourait favorablement dans ses entreprises. Etabli à Rome, il devint donc citoyen, et agit rapidement de façon à satisfaire le roi. Grâce à ses libéralités, à son savoir-faire, à son éducation surtout, il s’attira les faveurs d’[Ancus] Marcius, qui lui accorda finalement toute sa confiance. Après peu de temps, le roi l’associa à la direction des affaires et lui donna un logement dans son palais. A tous ceux qui en avaient besoin il offrait son appui ou une aide matérielle, sachant utiliser généreusement sa fortune personnelle au moment opportun. Ainsi il acquit la reconnaissance de la foule, se rendit populaire auprès de tous et s’assura une réputation qui lui permit de monter sur le trône [texte manque]", Polybe, Histoire, VI, fragment 11a ; "Lucius Tarquin, roi de Rome, reçut une éducation soignée, montra son attirance pour l’apprentissage et fut admiré pour sa vertu. Devenu homme, il se lia à Ancus Marcius roi de Rome, devint son plus proche ami, et administra beaucoup d’affaires royales. Comme il était très riche, il aida financièrement beaucoup de pauvres, il entretint avec tous des relations amicales, il ne reçut jamais de reproches et devint célèbre pour sa sagesse", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 42 ; "Lucumon fut reçu par [Ancus] Marcius. Il se présenta, dit qu’il venait à Rome pour s’y installer, et qu’il apportait avec lui un héritage paternel considérable, trop important pour un simple individu, qu’il offrait volontiers au service royal. [Ancus] Marcius le reconduisit comme un ami, en le considérant lui-même et les Tyrrhéniens qui l’accompagnaient comme une phratrie particulière ayant droit de bâtir des maisons dans un quartier réservé de la ville. C’est ainsi que Lucumon devint citoyen de Rome. Ayant observé que chaque Romain avait un nom patronymique en supplément de son nom usuel, et désireux de s’intégrer pleinement à la cité, il changea son nom usuel “Lucumon” en “Lucius”, et prit pour nom patronymique “Tarquin” en hommage à sa cité de Tarquinies qui lui avait donné la vie et son éducation. Il s’attira vite les faveurs du roi par tous les dons d’argent qu’il lui prodigua, pour ses dépenses privées ou pour la guerre. Dans toutes les expéditions militaires il combattit avec plus de valeur qu’aucun autre officier ou soldat, cavalier ou fantassin. Lors des conseils, on écoutait toujours ses bons avis. S’étant concilié la confiance du roi, il gagna aussi l’amitié de tous les Romains, de la majorité des patriciens par ses offices, et du peuple par sa douceur, son affabilité, son agréable conversation, ses obligeantes libéralités dans toutes les occasions. Telle fut la conduite de Tarquin, tel fut son caractère. Ces bonnes qualités lui permirent de devenir le plus illustre des Romains du vivant d’[Ancus] Marcius, et de monter sur le trône après la mort de ce roi en s’attirant tous les suffrages", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, III, 15.5 ; "[Lucumon et son épouse Tanaquil] entrèrent dans Rome et y achetèrent une maison. Lucumon prit le nom de “Lucius Tarquinius Priscus”. Sa qualité d’étranger et ses richesses le distinguèrent rapidement au milieu des Romains. Lui-même aida la fortune en multipliant les faveurs, les amabilités, une hospitalité généreuse et des bienfaits qui lui attirèrent beaucoup de monde. Son nom parvint jusqu’au roi [Ancus Marcius]. Il ne tarda pas à gagner son amitié par ses manières libérales et son habileté à remplir les charges qui lui furent confiées, par ses conseils publics et privés, dans la paix comme dans la guerre. Après l’avoir éprouvé en toutes choses, le roi finit par le nommer tuteur de ses enfants dans son testament", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 34.10-12 ; "Lucius Tarquin l’Ancien était le fils du Corinthien Démarate, qui avait émigré chez les Etrusques pour fuir la tyrannie de Cypsélos. Ce [Lucius] Tarquin, qui s’appelait aussi “Lucumon”, quitta la cité de Tarquinies pour se rendre à Rome. […] A force d’argent et d’adresse, [Lucius] Tarquin acquit rapidement la confiance et même l’amitié du roi Ancus [Marcius], qui le désigna comme tuteur de ses enfants. Il usurpa la couronne mais sut gouverner comme un roi légitime", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 6 ; "[Lucius] Tarquin usa intelligemment de ses richesses, de sa prudence, de son esprit fin et enjoué pour s’attiser les faveurs d’[Ancus] Marcius, qui l’éleva au rang de patricien et de sénateur, le nomma souvent général de son armée et lui confia la tutelle de ses enfants et de son royaume. Les citoyens lui témoignèrent autant d’affection qu’au roi. C’est ainsi qu’il parvint au trône avec l’assentiment de tous", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 22 des livres I-XXXVI). Tite-Live note que Lucunon/Lucius Tarquin est déjà avancé en âge quand il devient roi, puisqu’il a alors "passé davantage d’années à Rome que dans [son] ancienne patrie" ("Ancus [Marcius] avait régné vingt-quatre ans, plus grand que tous ses prédécesseurs dans la paix comme dans la guerre. Ses fils étant à peine pubères, Tarquin insista vivement sur la nécessité d’élire un nouveau roi. On raconte qu’il convoqua les comices après avoir préalablement éloigné les jeunes princes en les envoyant à la chasse, et le premier il osa briguer ouvertement la royauté et harangua le peuple pour capter ses suffrages. Il déclara, sans que le public en fut surpris ni indigné : “Je ne suis pas le premier étranger à prétendre à la couronne, mais le troisième : [Titus] Tatius [roi sabin] était un ennemi en plus d’être un étranger et pourtant il fut élu roi [conjointement avec le fondateur Romulus au milieu du VIIIème siècle av. J.-C.], Numa [Pompilius] [autre roi sabin, gendre de Titus Tatius] ne connaissait Rome que de nom et pourtant on lui demanda d’en devenir le roi sans qu’il se fût proposé [succède à Romulus à la fin du VIIIème siècle av. J.-C.]. Pour ma part, dès que j’en ai eu la possibilité, je suis venu à Rome avec ma femme et toute ma fortune, où j’ai servi utilement les affaires publiques. Aujourd’hui, j’ai passé davantage d’années à Rome que dans mon ancienne patrie. Dans la paix comme dans la guerre, j’ai suivi les leçons de mon grand maître Ancus [Marcius], c’est à lui que je dois ma connaissance des lois et mon amour de Rome. J’ai rivalisé avec tous les citoyens dans leur attachement et leur respect envers le roi, et j’ai rivalisé avec le roi dans sa bonté envers tous les citoyens”. Ayant estimé que tout ce qu’il disait était fondé, le peuple lui déféra unanimement la royauté", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 35.1-6). Les auteurs anciens rapportent que le règne du nouveau roi, que nous appelerons désormais "Tarquin l’Ancien" selon son titre latin "Lucius Tarquinius Priscus" ("le Premier, l’Ancien"), se distingue par des embellissements inédits dans la ville de Rome. Strabon dit que ces embellissements sont de nature tyrrhénienne/étrusque ("[Lucumon], devenu l’ami d’Ancus Marcius le roi de Rome, lui succéda et quitta son nom pour celui de “Lucius Tarquinius Priscus”. Tarquin, après son père qui embellit beaucoup les cités de la Tyrrhénie par les nombreux artistes corinthiens venus avec lui, magnifia Rome grâce au pouvoir que le trône lui conférait. On dit en effet que c’est à Tarquinies que Rome doit ses ornements triomphaux, les insignes du consulat et de toutes les grandes magistratures, l’usage des faisceaux, des haches, des trompettes, les rites sacrificiel, l’art de la divination et toutes les musiques dont les Romains accompagnent habituellement leurs cérémonies publiques", Strabon, Géographie, V, 2.2), mais les ornements triomphaux, les faisceaux, les haches, les trompettes, les rites sacrificiels, les divinisations et les musiques évoqués dans Rome par Strabon, même s’ils ont pu s’inspirer d’équivalents tyrrhéniens/étrusques eux-mêmes hérités du monde sémitique égéen des ères minoenne et mycénienne (le faisceau porté par les licteurs sous la République notamment, hache simple dont le manche est entouré de verges liées par des lanières de cuir, est un avatar très probable du labrys minoen importé en Italie par les Tyrrhéniens/Etrusques), ont pu aussi s’inspirer du monde grec, qui les a adoptés depuis l’ère mycénienne. Pour l’anecdote, Tarquin l’Ancien est le créateur du célèbre cirque Maxime, dans lequel sont organisées des courses de chars attestées nulle part dans le monde tyrrhénien/étrusque avant le VIIIème siècle av. J.-C. mais partout dans le monde grec, et des combats d’athlètes pareillement hérités des Sémites minoens par les Tyrrhéniens/Etrusques et par les Grecs ("Tarquin [l’Ancien] aménagea aussi le grand hippodrome entre le mont Aventin et le mont Palatin. Le premier il y fit construire des sièges couverts, auparavant les spectateurs restaient debout sur des échafaudages soutenus par des colonnes en bois. Il partagea ces sièges en trente parties, chacune pour une phratrie, selon son rang", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, III, 20.4 ; "[Tarquin l’Ancien] traça l’enceinte de l’actuel cirque Maxime, réservant des places particulières aux sénateurs et aux chevaliers, qui firent construire des loges, soutenues sur des échafaudages de douze pieds de haut nommés “Fori” [mot latin utilisé par ailleurs pour désigner le pont d’un navire ou les plateaux d’une ruche]. On y organisait des courses de chevaux et des combats d’athlètes, majoritairement originaires d’Etrurie. Les jeux devinrent annuels, appelés tantôt “Grands jeux”, tantôt “Jeux romains”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 35.8-9 ; "Tarquin [l’Ancien] dompta le Latium, bâtit le cirque Maxime, institua les Grands jeux, triompha des Sabins et des anciens Latins, entoura Rome d’une muraille de pierres", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 6). Le détail militaire du règne de Tarquin l’Ancien, sur lequel nous ne attarderons pas ici car cela nous emmènerait loin de notre étude, infirme également le discours des latinistes. Disons seulement que, selon le récit très précis de Denys d’Halicarnasse au livre III paragraphe 16 alinéas 10 à 12 de ses Antiquités romaines, Tarquin l’Ancien combat d’abord contre les Latins qui ne supportent pas le cosmopolitisme de Rome, ceux-ci sont assistés par les Tyrrhéniens/Etrusques. A la fin de cette première guerre, Tarquin l’Ancien victorieux annexe le Latium et relâche les Tyrrhéniens/Etrusques capturés. Ensuite, selon le livre III paragraphe 17 alinéas 2 à 4 de la même œuvre du même auteur, Tarquin l’Ancien combat les Sabins, qui sont aussi assistés par les Tyrrhéniens/Etrusques. Au terme de cette nouvelle guerre, ayant tiré les leçons de la précédente, Tarquin l’Ancien ne relâche pas les Tyrrhéniens/Etrusques capturés, il les garde comme prisonniers ou esclaves à Rome. Enfin, au livre III paragraphe 18 alinéas 1 à 5 de la même œuvre du même auteur, Tarquin l’Ancien doit subir une ultime guerre contre les Tyrrhéniens/Etrusques, qui veulent libérer leurs compatriotes gardés en prison ou réduits à l’esclavage. Tarquin l’Ancien est encore vainqueur, il annexe la Tyrrhénie/Etrurie (Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, III, 18.8-9). Comment les latinistes peuvent-ils justifier que ce roi soi-disant étrusque passe ainsi tout son règne à batailler contre les Etrusques ? Pour notre part, nous déduisons que ces guerres des Etrusques contre Tarquin l’Ancien sont une preuve supplémentaire que les Etrusques ne considéraient pas Tarquin l’Ancien comme un de leurs compatriotes, autrement dit que Tarquin n’était pas un Etrusque, ni par le sang ni par l’éducation, ni par les idées ni par les pratiques politiques. Les auteurs anciens avancent ensuite le récit suivant. Probablement lors de la guerre contre les Latins au début de son règne, Tarquin l’Ancien vainc un chef latin nommé "Tullius" et réduit son épouse Ocrésia à l’état d’esclave. Quand la femme de Tarquin l’Ancien, Tanaquil, découvre qu’Ocrésia est enceinte, elle la prend en pitié et l’intègre à sa domesticité. Ocrésia acouche d’un fils, qui prend le nom de son père, "Tullius", précédé d’un qualificatif qui rappelle sa condition, "servius" ("esclave" en latin). L’enfant "Servius Tullius" grandit et est élevé au palais royal, entre le roi Tarquin l’Ancien qui lui enseigne les rudiments du pouvoir et la reine Tanaquil. Devenu adulte, Servius Tullius épouse la princesse Tarquinia, fille de Tarquin l’Ancien et de Tanaquil. Tarquin l’Ancien par ailleurs l’associe très étroitement au gouvernement ("Sur l’origine de [Servius Tullius], voici la version que je considère la plus vraisemblable. Le roi de Corniculum, cité du Latium [non localisée], se nommait Tullius, il avait pour épouse Ocrésia la plus belle et la plus vertueuse des femmes. Il fut tué lors de l’assaut des Romains sur Corniculum. Tarquin retira du butin Ocrésia alors enceinte, et l’offrit à sa femme. Informée de l’état et du mérite d’Ocrésia, la reine lui redonna rapidement la liberté, en lui témoignant toujours plus d’estime et d’amitié qu’à toutes les autres femmes. Durant sa période d’esclavage, Ocrésia accoucha d’un fils qu’elle l’appela “Tullius” en mémoire de son père, et “Servius” en souvenir de sa propre condition, car “servius” signifie “doulos” en grec ["doàloj/esclave"]", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 1.2 ; "On dit qu’à cette époque une flamme embrasa les cheveux d’un enfant endormi nommé “Servius Tullius”. Ce prodige provoqua des cris dans tout le palais, qui attirèrent le roi [Tarquin l’Ancien] et sa famille. Un des serviteurs s’empressa d’apporter de l’eau pour éteindre la flamme, mais la reine [Tanaquil] le retint et, apaisant le tumulte, défendit de toucher à cet enfant jusqu’à temps qu’il s’éveillât de lui-même. Et la flamme s’évanouit dès que l’enfant s’éveilla. Tanaquil ramena son mari vers l’intérieur du palais et lui dit : “Tu vois cet enfant que nous élevons misérablement ? Il sera la lumière qui doit ranimer un jour nos espoirs déçus et notre trône ébranlé. Entourons-le donc de tous nos soins et de toute notre tendresse, afin qu’il apporte une grande gloire à Rome et à nous-mêmes”. A partir de ce jour ils traitèrent Servius [Tullius] comme leur propre fils, et l’éduquèrent de manière à exciter son esprit, à lui donner l’ambition d’une haute fortune et la conviction d’accomplir les desseins divins. Des qualités royales se développèrent chez cet enfant. Plus tard, quand Tarquin chercha un gendre, aucun des jeunes Romains ne méritait la comparaison avec [Servius] Tullius, c’est à lui qu’il donna sa fille. Mais peu importe les circonstances immédiates de ce mariage : je ne crois pas que Servius Tullius aurait pu prétendre à cet honneur si sa mère avait été une esclave, ou si lui-même avait été esclave dans son enfance. Je crois plus volontiers à la version suivante. On raconte que quand la cité de Corniculum fut prise d’assaut, son roi Servius Tullius [l’Ancien] fut tué au combat en laissant sa veuve enceinte. Cette dernière, repérée parmi les autres captives, dut à sa naissance d’être libérée par la reine [Tanaquil] et d’être logée à Rome dans le palais de Tarquin l’Ancien, où elle accoucha de Servius [Tullius le Jeune]. Cette reconnaissance et cette hospitalité généreuse suscita une étroite intimité entre les deux femmes, et l’enfant né et élevé dans le palais fut l’objet de la tendresse et des égards respectueux de tous, en dépit du fait que sa mère capturée après la conquête de son pays a continué d’apparaître comme une ancienne esclave", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 39.1-6 ; "Servius Tullius, fils de Tullius de Corniculum et de la captive Ocrésia, fut élevé dans le palais de Tarquin l’Ancien. Un jour, une flamme merveilleuse parut envelopper sa tête. En la voyant, Tanaquil lui présagea un grand destin. Elle incita donc son époux à lui donner la même éducation qu’à leurs propres enfants. Servius [Tullius] grandit et devint le gendre de Tarquin", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 7 ; "Lors de la première campagne de Tarquin [l’Ancien] contre les Tyrrhéniens, [Servius] Tullius servait dans la cavalerie : il n’était encore qu’un enfant, mais il se distingua au cours des batailles et s’acquit une grande réputation pour sa vaillance. Au cours d’une autre campagne contre le même peuple, dans une bataille sanglante près de la cité d’Eretum [non localisée], il prouva si nettement son grand courage que le roi, le jugeant le plus brave de tous, lui attribua les couronnes de la victoire. Il avait une vingtaine d’années quand il fut nommé général des troupes auxiliaires envoyées par les Latins au roi Tarquin [l’Ancien] pour l’aider à soumettre définitivement les Tyrrhéniens. Lors de la première campagne contre les Sabins, il commanda la cavalerie romaine, il mérita des prix de valeur pour avoir mis en fuite la cavalerie sabine qu’il poursuivit jusqu’à la cité d’Antemnes [aujourd’hui le site archéologique de la villa Ada, dans la banlieue nord de Rome]. Dans plusieurs autres batailles contre ce même peuple il eut toujours le même succès et mérita les premières couronnes par ses grands exploits à la tête des cavaliers ou des fantassins. Quand les Sabins furent enfin soumis aux Romains et livrèrent les clés de leurs cités, Tarquin [l’Ancien] le considéra comme le principal auteur de cette glorieuse conquête, et lui fit offrit plusieurs couronnes en récompenses de ses victoires. Grand dans la guerre, [Servius] Tullius fut aussi grand dans les affaires publiques. Intelligent dans les négociations, éloquent dans les délibérations, il s’adaptait aux mœurs et aux manières de ses interlocuteurs, personne ne sut mieux prendre son parti dans toutes les occasions. Toutes ces rares qualités lui attirèrent l’affection du peuple, qui l’élit unanimement au statut de patricien, de la même façon que Tarquin [l’Ancien] naguère", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 1.4 ; "Le roi [Tarquin l’Ancien] donna à [Servius Tullius] une de ses filles [Tarquinia] en mariage. Les maladies fréquentes et son grand âge ne lui permettant plus de gouverner par lui-même, il confiait ses fonctions, ses affaires privées et publiques, aux mains de [Servius] Tullius. Celui-ci s’acquittait de ces tâches d’une manière irréprochable. A de nombreuses reprises il donna des preuves si éclatantes de sa fidélité et de son attachement inviolable à la justice, il sut si adroitement se ménager la faveur du peuple et gagner son affection par ses bienfaits et par ses bons offices, qu’on ne chercha plus à savoir si c’était Tarquin [l’Ancien] ou [Servius] Tullius qui gouvernait", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 1.5). Mais des artefacts anciens suggèrent une autre version, que pour notre part nous préférons. Au premier siècle, l’Empereur Claude, né à Lugdunum en Gaule, aujourd’hui Lyon en France, veut intégrer les Celtes/Gaulois au gouvernement de Rome. Comme cette décision passe mal auprès des sénateurs réactionnaires, il adresse à ces derniers un discours évoquant des étrangers qui dans le passé ont enrichi et magnifié Rome. Ce discours, synthétisé par Tacite au livre XI paragraphes 23 à 25 de ses Annales, a été gravé sur une monumentale plaque de bronze appelée commodément Table claudienne par les spécialistes, dont une partie sera retrouvée au XVIème siècle, conservée aujourd’hui au musée Gallo-romain Lyon-Fourvière de Lyon en France. Le texte lisible sur cette plaque constitue le document 1668 du volume XIII du Corpus Inscriptionum Latinarum, ou "CIL" dans le petit monde des latinistes, répertoire perpétuel d’inscriptions en latin. Parmi les étrangers évoqués dans la colonne I, Claude mentionne Tarquin l’Ancien qui "à cause du sang impur de son père Démarate de Corinthe […] fut privé de carrière et d’honneurs par sa patrie mais émigra à Rome et en devint roi". Il mentionne ensuite Ocrésia et son fils Servius Tullius, mais précise que ce dernier n’est pas né à Rome, et n’est pas un Latin : selon Claude, qui s’appuie sur des textes étrusques, Servius Tullius est un Etrusque, il s’appelait originellement "Mastarna" (en latin) et a participé aux combats contre Tarquin l’Ancien aux côtés d’un chef étrusque appelé "Caelius Vivenna" (en latin), puis, vaincu, s’est réfugié sur le mont Caelius, une des collines de Rome à l’ère impériale qui doit justement son nom à ce Caelius Vivenna vaincu, Servius Tullius s’est par la suite attiré les bonnes grâces des Romains, qui l’ont élu roi à la mort de Tarquin l’Ancien ("Selon nos historiens, Servius Tullius fils de l’esclave Ocrésia prit place sur le trône entre ce roi [Tarquin l’Ancien] et son fils ou son petit-fils [Tarquin le Superbe], car les auteurs varient sur ce point. Selon les Etrusques, il fut le compagnon de Caelius Vivenna, dont il partagea toujours le sort. Chassé par les vicissitudes de la fortune avec les restes de l’armée de Caelius, Servius quitta l’Etrurie pour occuper le mont Caelius, ainsi nommé en souvenir de son ancien chef. Lui-même abandonna son nom étrusque “Mastarna” pour prendre celui que je viens de prononcer, “Servius Tullius”, et il obtint la royauté pour le plus grand bien de la République", Table claudienne, colonne I). Ce texte est conforté par une fresque recouvrant l’un des murs de la Tombe François, ainsi désignée d’après son découvreur l’archéologue italien Alessandro François en 1857, caveau familial sur le territoire de l’antique cité étrusque de Vulci à une vingtaine de kilomètres au nord de Tarquinies. Cette fresque de propagande représente trois Etrusques tuant trois ennemis, probablement des Romains, soit de gauche à droite : "Larth Ultes" poignarde "Laris Papathnas Velznach", "Rasce" poignarde "Pesna Arcmsnas Svetimach" et "Aule Vipina" poignarde "Venthi Cavles Pisachs". De part et d’autre de cette fresque, on voit à gauche un "Caile Vipina" délivré par un "Macstrana", et à gauche un "Marce Camitlnas" debout pointant son épée contre un "Cneve Tarchunies Rumach" agenouillé au sol. Les linguistes établissent aisément l’équivalence entre ce "Macstrana" en étrusque et "Mastarna" en latin, nom originel de Servius Tullius selon Claude. Ils voient aussi en "Caile Vipina" le nom étrusque du chef que Claude a latinisé en "Caelius Vivenna" (dont l’homonyme "Aule Vipina" à droite de la fresque est le frère ?). Ils considèrent enfin "Cneve Tarchunies Rumach" comme la traduction étrusque de "Cnaeus Tarquin de Rome", c’est-à-dire Tarquin l’Ancien. Cette fresque suggère donc que l’authentique Etrusque Mastarna/Servius Tullius a été un combattant de Rome avant d’en devenir le servant, qu’il ne s’est pas formé dans la douceur bienveillante du palais royal de Tarquin l’Ancien (au contraire, la fresque montre Cneve Tarchunies Rumach/Traquin l’Ancien en position de soumission face à Marce Camitlnas le compagnon de Mastarna/Servius Tullius), et que l’intérêt de Tarquin l’Ancien pour Servius Tullius est tardive. Cette affection de Tarquin l’Ancien pour un nouveau-né orphelin latin (selon la version des auteurs gréco-latins anciens) ou pour un vétéran étrusque réfugié sur une colline périphérique de Rome (selon la version directe de Claude et indirecte de la Tombe François, qui a notre préférence) est-elle suffisante pour dire avec les latinistes que Tarquin l’Ancien est un Etrusque ? Nous pensons que non. Après un règne de trente-huit ans, Tarquin l’Ancien est assassiné par les fils d’Ancus Marcius, qui n’ont toujours pas digéré d’avoir été évincés du pouvoir. Ces régicides sont vite arrêtés après leur forfait ("[Tarquin l’Ancien] fut tué par un complot des fils d’Ancus Marcius. Ayant d’abord essayé de le détrôner directement, ceux-ci constatèrent que les militaires n’étaient nullement disposés à leur confier la couronne de leur père comme ils l’espéraient. Ils recoururent donc à d’autres pièges criminels plus efficaces, mais que les dieux ne laissèrent pas impunis. […] Ils habillèrent en bergers deux conjurés jeunes et hardis, qu’ils armèrent de serpes. Ils leur transmirent quoi dire et quoi faire pour tuer le roi, et les envoyèrent vers le palais à mi-journée. Arrivés devant la porte du palais, les jeunes gens commencèrent à se quereller et à se battre pour une raison obscure, réclamant en criant le secours et la justice du roi. D’autres conjurés déguisés en paysans intervinrent pour proposer leur témoignage dans la querelle. Le roi les convoqua devant lui, et leur ordonna d’exposer le sujet de leur dispute. Ils répondirent avoir un différend sur leurs chèvres et recommencèrent à crier et à jurer comme des paysans, sans entrer dans le détail de ce différend. Tous les spectateurs éclatèrent de rire. Estimant l’occasion favorable pour accomplir leur sombre projet, ils sortirent leurs serpes et lacérèrent le visage du roi. Après avoir commis cet acte, ils tentèrent de s’enfuir du palais, mais le chaos fut tel, et tant de monde accourut au secours, qu’ils furent rapidement capturés. On les tortura pour connaître les organisateurs de l’attentat, qui furent à leur tour punis selon l’énormité de leur crime. Ainsi mourut le roi Tarquin [l’Ancien], après avoir régné trente-huit ans", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, III, 22.1-5 ; "Tarquin [l’Ancien] avait presque atteint la trente-huitième année de son règne, et Servius Tullius jouissait de la plus haute considération auprès du roi autant que des sénateurs et du peuple. Les deux fils d’Ancus [Marius], toujours indignés de la perfidie de leur tuteur qui les avait chassés du trône paternel et de la domination d’un roi qui n’était pas originaire de Rome, qui n’était même pas originaire d’Italie, sentirent plus vivement cet affront quand ils comprirent que la couronne leur échapperait encore après la mort de Tarquin [l’Ancien] et tomberait de façon déshonorante dans les mains d’un esclave […]. Seul le fer pouvait empêcher cette injure. Leur ressentiment les tourna contre Tarquin [l’Ancien] plutôt que contre Servius [Tullius], car ils calculèrent qu’en tuant Servius [Tullius] le roi pourrait tirer de cet assassinat une vengeance terrible et confierait de toute façon la couronne à un autre gendre de son choix. Ils résolurent donc de porter leurs coups contre le roi. Deux complices déterminés furent chargés d’exécuter leur projet. Déguisés en bergers, ces deux hommes pénétrèrent dans le vestibule du palais et y simulèrent bruyamment une querelle pour attirer l’attention des gardes, en implorant la justice royale. Leurs cris retentirent dans le palais, arrivèrent jusqu’aux oreilles de Tarquin [l’Ancien], qui les convoqua. Ils continuèrent d’abord à parler ensemble, sans que l’un permît à l’autre de s’expliquer. Le licteur leur imposa alors de parler chacun leur tour. Ils s’interrompirent. L’un d’eux commença à exposer ses griefs, captant l’attention du roi tourné vers lui. Pendant que le roi écoutait, l’autre sortit sa hache et lui en donna un coup sur la tête. Puis, laissant l’arme plantée dans la blessure, il s’enfuit avec son complice. Tarquin [l’Ancien] tomba mourant dans les bras de ceux qui l’entouraient. Ses meurtriers en fuite furent arrêtés par les licteurs", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 40.1-41.1 ; "Les fils d’Ancus [Marcius] armèrent des meurtriers contre Tarquin [l’Ancien], qui lui arrachèrent le trône et la vie par trahison", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 6). Selon Denys d’Halicarnasse, cet événement a lieu en -577/-576 ("Le roi Tarquin mourut après avoir procuré aux Romains une infinité de bienfaits pendant trente-huit ans, laissant deux fils en bas âge et deux filles déjà mariées. [Servius] Tullius son gendre lui succéda la quatrième année de la cinquantième olympiade, où Epitelidès de Sparte remporta le prix de la course, Archestratidos étant archonte à Athènes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 1.1),  mais la chronologie ultérieure incite à le remonter vers -579/-578. Tarquin l’Ancien laisse deux fils, ou deux petits-fils, selon les auteurs. Sur ce point, Denys d’Halicarnasse avance plusieurs remarques de bon sens qui nous amènent à considérer ces deux héritiers, Arruns et Lucius, comme des petits-fils, mais sans pouvoir définir le lien qui attacherait ces petits-fils à Tarquin l’Ancien. Denys d’Halicarnasse rappelle que Tarquin l’Ancien est arrivé tard à Rome puisqu’il a d’abord tenté vainement une carrière politique à Tarquinies, et qu’il n’est pas devenu roi aussitôt après son installation à Rome. Comme par ailleurs son règne a duré trente-huit ans, il était très âgé au moment de son assassinat. Si ces deux héritiers étaient très jeunes, comment imaginer que le roi Tarquin l’Ancien a pu les concevoir avec la reine Tanaquil, qui était également très âgée, trop âgée pour enfanter ? Et si les deux héritiers avaient l’âge adulte, comment expliquer qu’ils ont accepté de se laisser déposséder du pouvoir au bénéfice de l’étranger Servius Tullius, ancien fils d’esclave ou ancien ennemi vaincu ? ("Quand Tarquin [l’Ancien] quitta la Tyrrhénie avec toute sa famille, il était certainement âgé puisqu’il aspirait aux dignités et aux charges publiques, on dit même qu’il quitta sa cité justement parce que celle-ci ne lui permit pas d’accéder à ces honneurs. De cela, on doit conclure qu’il avait au moins trente ans quand il quitta la Tyrrhénie, puisque tel est l’âge imposé ordinairement par les les lois pour accéder aux affaires publiques. Admettons qu’il avait cinq ans de moins, supposons qu’il quitta Tarquinies à l’âge de vingt-cinq ans. Tous ceux qui ont écrit sur l’Histoire de Rome affirment collégialement qu’il emmena avec lui sa femme tyrrhénienne qu’il avait épousée du vivant de son père. Selon Gellius, il arriva à Rome la première année du règne d’Ancus Marcius. Selon Licinnius, la huitième année. Gardons l’hypothèse de la huitième année, comme dit Licinnius, en rappelant qu’il ne peut pas être arrivé plus tard puisque selon ces deux auteurs Ancus Marcius l’envoya contre les Latins en qualité de commandant de cavalerie la neuvième année de son règne. S’il n’avait que vingt cinq ans en arrivant à Rome, la huitième année du roi Ancus [Marcius] dont il est devenu l’Ami, il doit avoir vécu dix-sept ans sous ce souverain, dont le règne a duré vingt-quatre ans. Or tous les historiens conviennent que Tarquin [l’Ancien] a régné trente-huit ans. On déduit de ces hypothèses qu’il est mort à quatre-vingts ans. Supposons maintenant que sa femme était cinq ans plus jeune que lui. Elle avait donc soixante-quinze ans quand il mourut. Admettons qu’elle a accouché de son dernier fils peu avant cinquante ans, puisqu’après cet âge les femmes ne sont plus fécondes selon les spécialistes en la matière : selon cette hypothèse, ce dernier fils avait au moins vingt-cinq ans quand son père mourut, et l’aîné Lucius, au moins vingt-sept ans. J’en conclus que Tarquin [l’Ancien] n’a laissé aucun enfant en bas âge de sa femme Tanaquil. Par ailleurs, si ces enfants étaient dans l’âge viril au moment de la mort de leur père, comment imaginer leur mère assez dénaturée ni assez imprudente pour offrir à un étranger fils d’esclave le royaume de Tarquin [l’Ancien] qui leur revenait de droit, et comment les imaginer eux-mêmes accepter d’être privés de la couronne et d’être traîtés de lâches alors que leur âge et la justice leur permettait précisément de défendre vaillamment leur héritage et de châtier les comploteurs ?", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 2.2). Si on admet cette dernière hypothèse, que les deux héritiers avaient l’âge adulte au moment de l’assassinat de Tarquin l’Ancien, comment expliquer que l’aîné, Lucius, futur Tarquin le Superbe, puisse garder sa pleine forme physique au point de détrôner Servius Tullius en le transportant à bout de bras hors du Sénat quarante ans plus tard, puis régner à sa place pendant vingt-cinq ans avant d’être détrôné à son tour, puis batailler encore quatorze ans après avoir été détrôné ? Cette hypothèse, qui implique que Lucius Tarquin le Superbe aurait vécu plus de cent ans comme un éternel jeune homme, est absurde. Elle incite donc à conclure que les deux héritiers Arruns et Lucius sont bien des enfants en bas âge vers -579/-578 quand Tarquin l’Ancien est assassiné ("On admet qu’après la mort de Tarquin [l’Ancien], [Servius] Tullius s’empara du pouvoir et régna quarante ans. Donc, si l’aîné avait vingt-sept ans à la mort de son père Tarquin [l’Ancien], il avait plus de soixante-dix ans quand il tua [Servius] Tullius. Cela est incompatible avec la scène rapportée par tous les historiens, qui le montrent dans la force de l’âge attrapant [Servius] Tullius par le milieu du corps, l’emportant hors du Sénat et le jetant du haut des marches. On dit qu’il fut détrôné la vingt-cinquième année de son règne, la même année où il alla assiéger Ardea en commandant lui-même l’armée, or imaginer un homme de quatre-vingt-seize ans portant les armes est totalement absurde. De plus, après avoir été détrôné, on dit qu’il guerroya encore pendant quatorze ans contre les Romains, en menant en personne toutes les actions : comment croire qu’un homme peut vivre ainsi plus de cent dix ans, alors que notre climat empêche de vivre si longtemps ? Certains historiens de Rome, bien conscient de la difficulté, ont essayé de le résoudre par d’autres absurdités, ils ont notamment supposé que la mère des enfants dont nous parlons était non pas Tanaquil mais une dénommé “Gemania” qui n’a laissé aucune trace dans l’Histoire. Mais comment imaginer Tarquin [l’Ancien] se remarier à quatre-vingts ans avec cette Germania pour engendrer Lucius et Arruns ? Comment croire qu’un homme aussi âgé puisse encore avoir des enfants, ou même seulement en désirer alors qu’il avait déjà des héritiers, deux filles mariées ? Après avoir donc examiné toutes ces absurdités en détails, j’affirme que Lucius et Arruns étaient non pas les fils de Tarquin [l’Ancien] mais ses petits-fils. Je rejoins sur ce point Lucius Pison Frugi, le seul à avoir étudié précisément ce sujet dans ses Annales. Je ne vois pas d’autre moyen que celui-là pour résoudre la difficulté, à moins de dire qu’étant les petits-fils du roi par naissance ils en devinrent les fils par adoption", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 2.3-4). Dans le chaos du régicide, raconté longuement par Denys d’Halicarnasse au livre IV paragraphe 1 alinéas 6 à 11 de ses Antiquités romaines et par Tite-Live au livre I paragraphe 41 alinéas 2 à 6 de son Ab Urbe condita libri, la reine Tanaquil décide de confier la régence à son gendre Servius Tullius en attendant la majorité des deux héritiers ("Après l’assassinat de Tarquin [l’Ancien] par les fils d’Ancus Marcius désireux de recouvrer la couronne de leur père, que j’ai raconté dans mon livre précédent, [Servius] Tullius apparut par ses actes et par son engagement comme l’homme le plus apte à lui succéder sur le trône. Ses talents, déjà aidés par la fortune qui lui avait frayé le chemin vers les affaires royales, furent soutenus par l’épouse du roi défunt, qui favorisait systématiquement les intérêts de [Servius] Tullius non seulement parce qu’il était son gendre mais encore parce qu’elle avait reçu plusieurs oracles lui annonçant qu’il serait un jour roi des Romains. Elle lui fut d’un grand secours dans la circonstance, je peux même dire qu’elle fut la principale raison de son succès", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 1.6). La première décision du nouveau roi Servius Tullius est d’exécuter les régicides, les fils d’Ancus Marcius et leurs partisans, et de célébrer la mémoire de son beau-père Tarquin l’Ancien ("Ayant pris en mains les rênes du gouvernement comme régent, [Servius] Tullius dissipa aisément la faction des [Ancus] Marcius. Après un temps, il estima son autorité suffisamment établie pour organiser des superbes funérailles à Tarquin [l’Ancien], comme s’il était mort récemment de ses blessures. Il lui érigea un magnifique monument et lui rendit tous les honneurs dus à son rang. A partir de ce moment, comme tuteur des petits-fils du roi, il prit soin de leur éducation, de leurs biens et des affaires publiques", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 3.1-2). Denys d’Halicarnasse raconte ensuite en détails, au livre IV paragraphes 3 à 8 de ses Antiquités romaines, la jalousie des sénateurs qui constatent que Servius Tullius est populaire à leur détriment, et leurs vaines tentatives pour lui nuire tout au long de son règne. Parmi les décisions de Servius Tullius, on note sa volonté de pérenniser l’union des Latins en fondant un conseil commun calqué sur le conseil amphictionique grec et en les encourageant "en vertu de leur origine grecque" à dominer légitimement les autres peuples italiques. Autrement dit, loin de plier Rome à la culture étrusque comme le prétendent les latinistes, Servius Tullius semble oublier son origine et son passé militant authentiquement étrusques pour se convertir aux manières grecques de son beau-père et prédécesseur Tarquin l’Ancien ("[Servius Tullius] admirait par-dessus tout la sage politique d’Amphictyon fils d’Hellen qui, constatant la faiblesse du peuple grec et la force des barbares voisins, établit le conseil appelé “amphictyonique” dans lequel les lois de chaque cité sont subordonnées à des lois communes dites “d’Amphictyon”, afin que ses membres soient unis l’un à l’autre et œuvrent à leur renforcement commun contre les peuples voisins. C’était sur son modèle que les Ioniens partis d’Europe avaient fondé leur temple commun d’Artémis à Ephèse, ou que les Doriens partis s’installer sur les côtes maritimes de Carie avaient fondé leur temple commun d’Apollon à Triopion. Tous s’y rassemblaient au jour convenu par serment, avec leurs enfants, pour offrir des sacrifices, parler des affaires, célébrer les dieux communs, participer à des jeux somptueux incluant courses des chevaux, compétitions athlétiques et concours musicaux, puis la foule se dispersait après avoir ainsi témoigné de sa plus parfaite union. Quand une cité avait un grief à l’encontre des autres, les juges débattaient en séance et réglait le différend. On y délibérait ensemble sur les moyens de résister aux barbares et de maintenir la concorde entre toutes les cités membres. En suivant ce beau modèle, [Servius] Tullius résolut de réunir toutes les cités du Latium en un même corps, afin de prévenir les guerres civiles et d’empêcher que les barbares voisins profitent des dissensions et les dépouillent de leur liberté. Dans ce but, il invita les responsables de chaque cité en leur disant qu’il souhaitait débattre avec eux d’un important projet utile à l’intérêt commun. Dès qu’ils furent arrivés, il convoqua le Sénat, et il exhorta les représentants du Latium à la concorde, il tâcha de les convaincre que rien n’est plus beau qu’une communauté de cités partageant les mêmes sentiments et les mêmes vues, qu’au contraire rien n’est plus honteux que la dissension entre peuples étroitement apparentés, que la concorde sert les peuples les plus faibles autant que la discorde dessert les peuples les plus puissants, ensuite il les persuada que les Latins en vertu de leur origine grecque ont légitimité à commander les peuples barbares voisins, autant que Rome en vertu de sa grandeur, de ses actes éclatants et de la faveur des dieux protecteurs de sa gloire, a légitimité à commander les Latins", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 7.2-4). Afin de légitimer sa présence sur le trône et d’assurer sa propre succession, Servius Tullius marie ses deux filles aux deux héritiers. Malheureusement pour lui, ces deux mariages sont mal assortis : Lucius l’aîné des héritiers est agacé par la tempérance de son épouse, et l’ambitieuse Tullia fille cadette de Servius Tullius traite son époux, le cadet Arruns, comme un boulet ("Servius [Tullius], après avoir mis son pouvoir à l’abri de toute opposition populaire, voulut aussi le préserver des accidents domestiques : afin de ne pas subir de la part des enfants du roi défunt [Tarquin l’Ancien] le sort que ce dernier avait subi de la part des enfants d’Ancus [Marcius], il donna ses deux filles comme épouses aux deux jeunes Tarquin : Lucius et Arruns", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 42.1 ; "[Servius Tullius] avait épousé Tarquinia fille de Tarquin l’Ancien, dont il avait eu deux filles. Quand elles furent en âge de se marier, il les donna comme épouses aux neveux de leur mère, les petits-fils du roi Tarquin [l’Ancien], la plus âgée à l’aîné, la plus jeune au cadet, persuadé que ces attributions par l’âge convenaient parfaitement aux deux princes. Mais ces deux mariages furent en fait mal pensés. Car l’aîné Lucius, fier, hardi, cruel et entreprenant, épousa une femme douce, sage, modeste et pleine de tendresse pour son père, alors que le cadet Arruns, naturellement ouvert, bon et généreux, épousa [Tullia] une femme totalement opposée, malfaisante, qui entretenait en elle une haine mortelle contre son père. Ainsi les deux princes suivaient leurs inclinations respectives tandis que leurs femmes s’efforçaient de les entraîner du côté inverse : l’aîné qui cherchait à détrôner son beau-père par tous les moyens était arrêté par les prières et les larmes de son épouse, tandis qu’Arruns qui n’avait aucun mauvais dessein à l’encontre de [Servius] Tullius, qui attendait patiemment l’appel du destin et retenait son frère d’attenter à la vie du roi, était continuellement sollicité par son épouse dénaturée l’exhortant à prouver son courage, l’accablant d’injures et lui reprochant sa lâcheté. Et ni l’une ni l’autre ne gagnaient sur leur époux : la femme sage s’efforçait vainement de détourner Lucius du crime qu’il méditait, l’autre tentait inutilement de corrompre son époux pacifique, les penchants naturels des deux princes subissant leurs humeurs contraires en permanence. La première déplorait sa triste destinée et souffrait avec patience l’humeur maléfique de Lucius, pendant que la jeune fomentait les crimes les plus sombres, pleine de rage et de dépit contre Arruns, projetant par tous les moyens de se défaire d’un mari qui refusait de partager ses desseins", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.1-2). Tite-Live nous informe qu’Arruns et sa douce belle-sœur meurent mystérieusement à la même époque, sans nous donner les circonstances, et que Lucius se remarie aussitôt avec Tullia ("Lucius Tarquin, fils ou petit-fils de Tarquin l’Ancien (le sujet n’est pas tranché, pour ma part je considère qu’il est le fils, comme la majorité des auteurs), avait un frère au caractère doux et inoffensif, Arruns Tarquin. Les deux fills de [Servius] Tullius, de mœurs aussi opposées que les deux princes Tarquin, avaient épousé ceux-ci, comme je l’ai dit précédemment. Le hasard, et aussi la fortune de Rome à mon avis, voulut que ces mariages ne réunissent pas les deux naturels les plus violents, permettant au règne de Servius [Tullius] de s’affirmer et aux mœurs romaines de durer. L’altière Tullia s’indignait d’avoir un époux sans ambition ni courage. Toute sa sollicitude et tout son enthousiasme étaient tournés vers l’autre Tarquin, dans lequel elle voyait un vrai homme, le vrai sang royal. Elle méprisait sa sœur, épouse de cet homme, dont elle contenait les pensées expansives  par des conseils tempérés. Cette conformité de caractère rapprocha rapidement le beau-frère et la belle-sœur, car le mal appelle toujours le mal. Dans la circonstance, ce fut la femme qui provoqua le désordre. Dans les entretiens secrets qu’elle entretint durablement avec l’homme qui n’était pas son époux, elle n’épargna aucune invective contre son mari ni contre sa sœur, ajoutant qu’elle eût préféré être veuve et le voir célibataire plutôt que l’un et l’autre demeurent ainsi unis à des êtres indignes d’eux et languissent honteusement sous la lâcheté de leur moitié : “Si les dieux m’avait donné l’époux que je mérite, disait-elle, celui-ci aurait déjà entre ses mains la couronne que porte mon père”. Son audace ne tarda pas à contaminer le jeune homme. La mort presque simultanée d’Arruns et de la sœur de Tullia permit à celle-ci et à son complice de se remarier ensemble, dans des noces que Servius [Tullius] n’approuva pas mais n’osa pas empêcher", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 46.4-9). Denys d’Halicarnasse est plus explicite. En fait, c’est Lucius qui a assassiné ou commandité l’assassinat de sa propre femme qu’il ne supportait plus et de son propre frère Arruns, sur le conseil de Tullia qui l’a flatté en lui rappelant l’héroïsme de ses ancêtres grecs bacchiades ("Cette scélérate [Tullia] demanda finalement à son beau-frère de la rejoindre pour lui présenter une importante proposition, espérant que le caractère de celui-ci conviendraient mieux à son humeur entreprenante. Dès qu’il arriva, elle congédia tous ses domestiques pour conférer secrètement avec lui. Elle lui dit : […] “Jusqu’à quand, Tarquin, accepteras-tu d’être dépouillé de la royauté ? Es-tu issu d’une basse et méprisable extraction, pour ne pas oser avoir des ambitions plus hautes ? Tout le monde sait que tes ancêtres sont Grecs, issus du célèbre Héraclès, j’ai appris qu’ils ont même régné pendant plusieurs siècles sur l’opulente cité de Corinthe. Après avoir quitté la Tyrrhénie pour s’installer chez les Romains, ton grand-père Tarquin [l’Ancien] est monté sur le trône de Rome grâce à son mérite. Tu es l’aîné de ses petits-fils, sa couronne et ses biens te reviennent. Ton corps manque-t-il de vigueur pour supporter le poids de la royauté ? Es-tu trop faible pour en assumer les devoirs ? Ta vaillance, ta naissance, ta prestance, ta taille avantageuse répondent, c’est bien un sang royal qui coule dans tes veines. Ces motifs étant écartés, on est tenté de supposer que ton renoncement à ton légitime héritage découle d’un manque d’assurance lié à un manque de maturité. Mais n’as-tu pas près de cinquante ans, l’âge idéal pour administrer le peuple de façon responsable et en conscience ? Est-ce l’illustre naissance de l’usurpateur régnant aujourd’hui, qui t’obligerait à demeurer immobile ? Est-ce le supposé attachement des nobles à ses intérêts, qui le protégerait de tous les dangers ? Mais non : il ne jouit ni d’une haute naissance ni de l’affection des principaux citoyens, il ne peut se flatter que de lui-même. […] En fait, la vrai raison qui étouffe en toi toute ambition, qui prive de gloire ton esprit courageux, je dois te le dire : c’est ton épouse inspirée par un génie dilettante contraire au tien, c’est elle qui amollit ton cœur par ses caresses et par ses enchantements, et qui t’efféminera sans que tu t’en aperçoives si tu ne te reprends pas. Quant à moi, j’ai un mari timide qui n’a rien d’un homme, qui s’effraie de la moindre chose, qui me laisse dans la bassesse et dans l’obscurité alors que ma beauté et ma haute naissance mériterait un grand destin. Ah, si j’avais eu le bonheur de t’épouser ! Avec toi comme mari, cette vie ordinaire n’aurait pas duré longtemps ! Mais pourquoi ne pas corriger cette mauvaise fortune ? Pourquoi ne pas rompre mutuellement nos premiers liens pour chercher ensemble une condition plus adaptée ? Pourquoi ne te délivrerais-tu pas en tuant promptement ton épouse, en même temps que je me débarrasserais de mon époux ? A nouveau disponibles l’un et l’autre après avoir ainsi éliminé les obstacles, pourquoi ne pas nous marier et réaliser ensemble nos grands projets ? Le crime se paie en toute occasion, sauf quand il permet de monter sur le trône”. Ainsi parla Tullia. [Lucius] Tarquin se laissa facilement convaincre, il s’engagea en parole dans le mariage incestueux qu’ils méditaient, puis il retourna chez lui. Peu de temps après, l’aînée des filles de [Servius] Tullius et le cadet des Tarquin périrent de la même mort et par les mêmes voies", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.3-6). Pseudo-Aurélius Victor semble rejoindre la version de Denys d’Halicarnasse, en disant de manière ambiguë que "le hasard ou le crime fit périr [la femme de Lucius Tarquin et Arruns]" ("La première fille de Servius Tullius avait un caractère farouche tandis que la seconde était extrêmement douce. Il constata dans les fils de Tarquin [l’Ancien] les mêmes caractères. Dans l’espoir de tempérer les esprits en diversifiant les mœurs, il maria l’acariâtre Tullia à l’homme débonnaire, et sa fille inoffensive au farouche [Lucius] Tarquin. Mais le hasard ou le crime fit périr les bons, et la ressemblance du caractère unit les méchants", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 7). Le couple meurtrier fomente ensuite le renversement de Servius Tullius, toujours sous l’impulsion malfaisante de Tullia, qui signifie à Lucius : "Démarate n’a pas fait le trajet de Corinthe à Tarquinies jadis, et Tarquin l’Ancien n’a pas fait le trajet de Tarquinies à Rome naguère, pour que toi leur héritier tu restes avachi dans ton fauteuil à siroter des diabolos menthe !" ("Tullia harcelait son mari nuit et jour, […] affirmant désirer “un vrai mari et non pas un esclave qui partage sa servitude en silence”, un homme convaincu de “sa légitimité à régner comme fils de Tarquin l’Ancien” et à “prendre le pouvoir plutôt que l’attendre”. Elle disait : “Si tu es vraiment cet homme que je cherche, que je pensais avoir trouvé, je te considérerai comme mon époux et comme mon roi, sinon, mon sort est pire qu’auparavant puisque je suis uni à un lâche criminel. Qu’attends-tu ? Tu n’as pas besoin comme ton père de voyager de Corinthe à Tarquinies pour obtenir par des intrigues un trône étranger : tes dieux Pénates, ta patrie, l’image de ton père, le palais qu’il a habité, le trône où il s’est assis, le nom des Tarquin, tout coucourt à rappeler que tu es déjà roi, ou t’invite à le redevenir. Si tu restes froid face à cette haute destinée, pourquoi tromper Rome plus longtemps ? Pourquoi souffrir qu’on te considère comme le fils d’un roi ? Retourne donc à Tarquinies ou à Corinthe, retourne à la basse condition d’où tu viens, en digne frère d’Arruns, en indigne fils de Tarquin !”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 47.1-5). Lucius Tarquin multiplie les manœuvres politiciennes contre Servius Tullius, qui finit par le convoquer au Sénat pour une explication franche et publique ("Après le double meurtre que je viens de raconter, [Lucius] Tarquin épousa rapidement Tullia […]. Dès que ces deux esprits scélérats furent unis par les liens du mariage, ils œuvrèrent pour inciter [Servius] Tullius à renoncer au trône, de gré ou de force. Pour réaliser leur détestable projet, ils attirèrent à eux les patriciens qui jalousaient la popularité du roi et manipulèrent par l’argent les individus du bas peuple les plus déterminés et les plus pauvres, peu soucieux de justice. Comme ils poussèrent l’audace jusqu’à comploter au grand jour, [Servius] Tullius comprit leur but et en fut indigné. Redoutant de tomber dans leurs intrigues sans avoir le temps de risposter, il fut surtout chagriné de devoir se dresser contre son gendre et contre sa propre fille devenus ses ennemis. Il convoqua [Lucius] Tarquin à plusieurs reprises avec ses complices, lui adressa tantôt les plus vifs reproches, tantôt des prières, des avertissements, des exhortations pressantes, il tâcha de le détourner de ses mauvais desseins contre sa personne. Mais constatant que celui-ci ignorait ses remontrances, [Servius] Tullius résolut de défendre ses droits devant le Sénat", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.8). Deux logiques s’affrontent, qui ont à la fois tort et raison. Lucius Tarquin commence par rappeler que l’accession au pouvoir de Servius Tullius s’est opérée dans des conditions très douteuses, sans consultation du Sénat ni du peuple, simplement sur la volonté de la reine Tanaquil veuve de Tarquin l’Ancien ("Mon grand-père Tarquin [l’Ancien] est monté sur le trône de Rome après avoir supporté beaucoup de dangers et de fatigues pour la cité. A sa mort, j’étais son successeur par droit naturel, droit commun à tous les peuples, aux Grecs comme aux barbares, droit de tous les enfants face à leurs parents. Je suis héritier non seulement de ses biens, mais aussi de sa couronne. Or, si tu m’as certes confié les biens qu’il a laissés en mourant [Lucius Tarquin s’adresse à Servius Tullius], mais tu m’as privé de la couronne, que tu retiens injustement depuis longtemps contre toute justice, en violant les lois les plus saintes. Tu n’as pas été élu par les nobles, le Sénat ne t’a pas donné ses suffrages, tu n’as pas convoqué l’assemblée du peuple, comme cela a été fait lors de la légitime accession au trône de mon grand-père et de tous les autres rois antérieurs", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.9). Puis il rappelle que la régence de Servius Tullius devait durer théoriquement jusqu’à la majorité des deux héritiers, or Lucius Tarquin est majeur depuis bien longtemps puisque la scène se passe plus de quarante ans après l’assassinat de Tarquin l’Ancien ("Les annales rapportent qu’Arruns mourut la quarantième année du règne de [Servius] Tullius", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.7 ; "Servius Tullius, le roi des Romains, régna quarante-quatre ans", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 59), et par ailleurs Servius Tullius ne conteste pas la légitimité de Lucius Tarquin comme héritier de Tarquin l’Ancien ni ses capacités de gestion puisqu’il a transmis spontanément les biens de Tarquin l’Ancien à Lucius Tarquin à sa majorité à l’exception de la couronne royale ("Quand tu as pris le gouvernement, tu as feint de ne pas vouloir accaparer la couronne, de vouloir seulement la préserver pour nous, tes pupilles, tu as agi de même en public, promettant de la remettre “à l’aîné des petits-fils des Tarquin [l’Ancien] quand il aurait l’âge requis”. Si tu étais juste, quand tu m’as transmis les biens de mon grand-père tu aurais dû aussi me transmettre son royaume, à l’exemple de tant de régents désintéressés qui rendent équitablement la couronne paternelle aux princes dont ils ont la charge jusqu’à leur majorité. Ou, si tu estimais que je n’étais pas assez mature et que je manquais alors des qualités nécessaires pour gouverner une si grande cité, tu aurais dû au moins me confier la gestion d’un territoire quand j’ai épousé ta fille, parce qu’à cette époque j’avais trente ans et toute la force et toute la maturité requises pour cela. C’est d’ailleurs à cet âge que toi-même tu as commencé à administrer mes biens et à gouverner. Si tu avais agi de cette manière, tu aurais acquis une réputation d’homme pieux et droit en m’aidant de tes conseils et en partageant avec moi les honneurs de la royauté, tu serais apparu comme mon bienfaiteur, mon père, mon libérateur, tes services auraient mérité les louanges qu’on réserve à tous les hommes respectables. Au lieu de cela, tu t’es attiré l’indignité générale pour m’avoir privé pendant quarante-quatre ans de la couronne qui m’appartient et que je peux assumer, n’étant ni estropié en corps ni imbécile en esprit. Et tu me demandes encore de quoi je t’accuse, de quoi je me plains, au nom de quoi je te regarde comme mon ennemi ! Mais réponds toi-même, Tullius ! Explique donc au Sénat, Tullius, pourquoi tu refuses que j’hérite de mon grand-père, par quel légitime prétexte ! Suis-je un fils illégitime, un bâtard, un enfant trouvé ? Dans ce cas, comment as-tu accepté d’être mon tuteur ? Et comment peux-tu juger qu’à la fois je suis suffisamment mâture pour administrer les biens de Tarquin [l’Ancien] que tu m’as transmis, mais encore trop juvénile et trop inapte pour régner, moi qui ai presque cinquante ans ?", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.9-10). Servius Tullius répond en énumérant les bienfaits qu’il a apportés à la famille des Tarquin depuis son accession au pouvoir : il a exécuté les assassins de Tarquin l’Ancien, il a toujours protégé Tanaquil, il a élevé Lucius Tarquin et Arruns jusqu’à leur majorité, il leur a donné ses deux filles en mariage et il a inscrit comme légataires sur son testament ("Si je suis devenu régent, Tarquin, et si je suis devenu ton tuteur, c’est malgré moi, parce que la situation l’exigeait. Les prétendants qui ont assassiné ton grand-père projetaient secrètement de se dresser contre tous les membres de la famille royale, dont toi. C’est un fait connu de tous ceux qui t’entourait, que ces régicides auraient exterminé la famille des Tarquin s’ils étaient devenus les maîtres. Or ta grand-mère [Tanaquil] était la dernière protectrice de l’enfant que tu étais, et étant avancée en âge elle avait besoin d’un curateur. J’étais le seul à pouvoir vous secourir, dans l’isolement total où vous vous trouviez. Et c’est moi que tu considères aujourd’hui comme un étranger avec lequel tu te glorifies de n’avoir aucun lien ! Quoique tu dises, je n’ai pas laissé les choses en l’état, j’ai puni les assassins de ton grand-père. Et c’est moi qui t’ai élevé jusqu’à ta majorité. Et c’est moi qui, n’ayant pas d’enfants mâles, a choisi de te transmettre tout mon héritage. Voilà, Tarquin, ce que j’ai fait pour toi comme tuteur, et je te défie de dire que tout cela n’est pas vrai", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.12). Puis il explique que, si son accession au pouvoir s’est certes opérée dans des conditions très douteuses, il a laissé au Sénat et peuple le choix de le destituer ou de le maintenir à plusieurs reprises, or à chaque consultation le Sénat et le peuple l’ont confirmé dans ses fonctions, sa position sur le trône est donc parfaitement légitime. Et il dit malignement que, si l’accession au pouvoir était héréditaire comme le prétend Lucius Tarquin, son aïeul Tarquin l’Ancien ne serait jamais devenu roi puisqu’il n’était pas le fils d’Ancus Marcius ("Après avoir pris en charge les affaires, j’ai bien vu qu’on me dressait des embûches. J’ai voulu remettre toute l’autorité du gouvernement entre les mains des citoyens. Dans ce but, je les convoqués pour leur proposer de leur remettre le pouvoir, en disant que je préférais une vie privée sans danger plutôt qu’une dignité publique attirant toutes les envies et nécessitant mille soins. Les Romains ont rejeté ma proposition. Ils n’ont pas voulu d’un autre à la tête des affaires, ils m’ont obligé par leurs suffrages à continuer à gouverner et à conserver la couronne comme un bien m’appartenant plutôt qu’à toi. Ils ont agi de la même manière avec ton grand-père Tarquin [l’Ancien], qui était un étranger sans aucun lien de parenté avec son prédécesseur, au détriment des fils du roi Ancus Marcius qui étaient des hommes mâtures et non pas des enfants en bas âge comme toi à la mort de Tarquin [l’Ancien]. Si la transmission de la couronne des rois aux princes était une “loi commune à tous les peuples” au même titre que la transmission des biens, ton grand-père Tarquin [l’Ancien] ne serait jamais devenu roi après la mort d’Ancus Marcius au préjudice de l’aîné de ses fils. […] Tu dis que je suis un roi illégitime parce que je n’ai pas été par les nobles ni les suffrages du Sénat. En quoi cela te concerne ? C’est l’affaire des hommes ici présents, et non pas la tienne. L’offense, si elle existe, ne regarde que le Sénat, qui a seul le droit de se venger en me déposant comme un usurpateur. Mais je ne crois pas avoir offensé aucun sénateur, ni d’ailleurs qui que ce soit. Voilà quarante ans que je suis revêtu de l’autorité souveraine, c’est la meilleure preuve que je suis entré dans le gouvernement et que je possède aujourd’hui la couronne légitimement, car dans le cas contraire les Romains auraient crié à l’injustice et le Sénat m’aurait renversé", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.13-14). Enfin, pour enfoncer le clou, il se tourne vers les sénateurs, dont certains en nombre inconnu lui sont hostiles, pour leur proposer : "Mais si vous estimez que Lucius Tarquin est plus légitime que moi à porter la couronne, je m’incline devant votre choix, je lui remets la couronne" ("Je vois bien que certains parmi vous me haïssent. Mais leur irritation ne vient pas d’un mauvais comportement de ma part à leur égard, elle vient des bienfaits dont j’ai comblé le peuple. Cette irritation n’a aucune raison d’être. Plusieurs fois j’ai justifié ma conduite, et je ne vois rien à ajouter pour ma défense. Maintenant, si [Lucius] Tarquin vous semble plus capable que moi de gouverner, je n’empêche pas Rome de choisir un meilleur roi : je remettrai volontiers entre les mains du peuple toute l’autorité qu’il m’a confiée, et quand il m’aura réduit au statut de simple particulier je lui montrerai que si j’ai su commander je sais également obéir avec modestie", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.18). Interloqués par cette apostrophe, les uns convaincus par son argumentation, les autres craignant de trop se compromettre avec Lucius Tarquin sans garantie du lendemain, les sénateurs renouvellent leur confiance à Servius Tullius, au grand dam de Lucius Tarquin qui retourne chez lui bouder, avant de feindre une paix des braves ("Transporté de colère face à la réticence du Sénat, dans lequel il avait mis toute sa confiance, [Lucius] Tarquin resta un temps enfermé chez lui, n’acceptant de parler qu’à ses plus fidèles amis. Sa femme [Tullia] ne cessa de lui donner de nouveaux conseils, lui signifiant qu’il ne devait plus perdre de temps, qu’au lieu de s’agiter mollement en paroles il devait passer aux actes, et que la meilleuse décision était dans un premier temps de chercher une feinte réconciliation avec [Servius] Tullius par l’entremise de ses amis, afin que ce dernier baissât sa garde. Il suivit ce pernicieux conseil. Il feignit de se repentir du passé, et via ses amis il sollicita le pardon de [Servius] Tullius par tous les moyens possibles. Le roi, naturellement doux, ne supportant pas d’être toujours en guerre contre son gendre et sa propre fille, se laissa aisément fléchir", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.21). Après un temps, la quarantième-quatrième année du règne de Servius Tullius, en -535/-536 ("Lucius Tarquin succéda au roi [Servius] Tullius par la force des armes contre toutes les lois la quatrième année de la soixante-unième olympiade où Agatharchos de Corcyre remporta le prix de la course, Thérikleos étant archonte à Athènes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 10.1) Lucius Tarquin décide de passer à l’action. Il investit le Sénat avec des complices, se proclame roi et convoque les sénateurs. Servius Tullius arrive en hâte, mais il est éjecté à bout de bras hors du Sénat par Lucius Tarquin ("[Lucius] Tarquin profita que le peuple était dispersé à la moisson dans les campagnes pour sortir avec ses partisans cachant des poignards sous leurs habits, et avec ses domestiques armés de haches. Lui-même se vêtit de l’habit royal et de tous les insignes de la puissance souveraine. Il se présenta ainsi sur le forum, s’arrêta devant le bâtiment du Sénat et ordonna à l’huissier de convoquer les sénateurs. Certains d’entre eux qu’il avait informés de son projet, qui l’avaient même pressé de l’exécuter, étaient déjà présents sur les lieux et grossirent le nombre de ses partisans. Pendant que les sénateurs se rassemblaient, [Servius] Tullius se trouvait tranquillement à demeure, ignorant se qui se trâmait contre lui. On vint lui annoncer que [Lucius] Tarquin s’affichait avec les insignes de la royauté et avait convoqué le Sénat. Surpris d’une telle audace, le roi quitta rapidement et imprudemment le palais, avec une faible escorte. Il arriva au Sénat, et vit [Lucius] Tarquin revêtu des insignes royaux assi sur le trône. Il lui cria d’une voix menaçante : “Scélérat, qui t’a permis une telle audace ?”. [Lucius] Tarquin répliqua : “C’est toi, Tullius, toi le fils d’une esclave apportée par mon grand-père comme butin, qui a eu l’impudente audace de te prétendre roi des Romains !”. Outré par cette réponse, [Servius] Tullius s’emporta, il voulut se jeter sur lui pour l’arracher du trône royal. [Lucius] Tarquin fut ravi de ce premier pas, il sauta du trône pour saisir par le milieu du corps l’infortuné vieillard appelant inutilement ses gardes à son secours, il l’emporta au dehors, le souleva de terre avec toute la vigueur de son âge, et le jeta du haut des marches sur le forum. [Servius] Tullius se releva péniblement, il regarda autour de lui et ne vit pas un seul ami, que les partisans de [Lucius] Tarquin. Il essaya donc de regagner son palais, plein de désespoir, couvert de sang et à demi mort de sa chute, soutenu par les quelques domestiques qui l’avaient escorté", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.22-23 ; "Quand il jugea le moment favorable pour exécuter son projet, [Lucius Tarquin] s’entoura d’une troupe de gens armés et se présenta brusquement sur le forum. Au milieu du chaos, il monta sur le trône royal, dans le Sénat, et invita tous les sénateurs par un héraut “à venir se présenter au roi Tarquin”. Ces derniers arrivèrent rapidement, les uns parce qu’ils s’y étaient préparés depuis longtemps, les autres par peur que leur absence leur apporte des ennuis, ébranlés par la soudaineté de l’événement, et persuadés que Servius [Tullius] était fini. Tarquin commença par attaquer avec amertume la basse extraction de Servius [Tullius] en disant : “Cet esclave fils d’une esclave, après l’indigne assassinat de Tarquin l’Ancien, sans interrègne selon l’usage, sans élection par l’assemblée des comices, sans suffrage du peuple et sans consentement du Sénat, a reçu des mains d’une femme [Tanaquil] ce sceptre comme un cadeau”. […] Averti par un messager, essouflé par sa course et par l’émotion, Servius [Tullius] arriva pendant le discours [de Lucius Tarquin aux sénateurs], il cria depuis le vestibule du Sénat : “Qui te rend si audacieux, Tarquin, de convoquer le Sénat, moi vivant, et de t’asseoir sur mon trône ?”. Tarquin répondit fièrement qu’il occupait la place de son père, une place destinée à un prince héritier et non pas à Servius [Tullius] fils d’esclave qui méprisait ses maîtres depuis trop longtemps en méprisant insolemment leur concours. A ces mots, les partisans des deux rivaux poussèrent des cris confus, le peuple se rassembla en masse devant la salle. On comprit vite que règnerait celui qui vaincrait. Guidé par sa propension à tout renverser et à tout oser, plus jeune et plus vigoureux que Servius [Tullius], [Lucius] Tarquin saisit ce dernier par le milieu du corps, l’emporta hors du Sénat et le précipita du haut des marches. Il rentra ensuite pour railler les sénateurs. Les appariteurs et les officiers qui entouraient le roi s’enfuirent. Servius [Tullius] lui-même, à demi mort, suivi par ses domestiques épouvantés, se retira vers son palais", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 47.8-48.4 ; "Quand Tarquin l’attaqua, Servius Tullius se précipita au Sénat. Quand il constata le complot qui se tramait contre lui, il s’exclama : “Quelle est cette audace, Tarquin ?”. Tarquin rétorqua : “C’est la tienne, toi esclave et fils d’esclave qui a osé régner sur les Romains en t’appropriant le pouvoir qui me revenait de droit par mon père !”. A ces mots, il s’élança sur [Servius] Tullius, le saisit par le bras et le jeta du haut des marches. [Servius] Tullius se releva en boitant à cause de sa chute, il tenta de s’enfuir mais fut tué", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 74). Blessé, il essaie de rentrer au palais royal, mais il est rattrapé par les complices de Lucius Tarquin, qui le poignardent. Sa propre fille Tullia s’assure de sa mort en ordonnant à son cocher de rouler sur son cadavre ("Dès que [Tullia] apprit la venue de son père au Sénat, impatiente de connaître l’issue de l’entreprise, elle monta sur son char et se rendit sur le forum. Elle vit [Lucius] Tarquin en haut des marches devant le bâtiment du Sénat, elle fut la première à le saluer comme un roi, priant les dieux à haute voix afin que son règne apportât la prospérité, son exemple fut vite suivi par les autres conjurés, qui le proclamèrent roi. Après s’être livrée à ces premiers transports de joie, elle le tira à part pour lui dire : “La première partie du plan a réussi, Tarquin, mais tu ne pourras jamais te maintenir sur le trône tant que Tullius respirera, si tu le laisses vivre plus longtemps il ne manquera pas de soulever contre toi toute la populace dont il a gagné le cœur, profite donc qu’il est hors de son palais, envoie quelques-uns de tes partisans pour qu’ils t’en débarrassent au plus vite”. Ayant ainsi parlé, Tullia remonta sur son char et se retira. Tarquin exécuta le conseil de cette malfaisante : il envoya des individus armés rattraper Tullius, qui le rejoignirent rapidement près de son palais et le poignardèrent impitoyablement. Tullia arriva alors que le corps de [Servius] Tullius étendu par terre palpitait encore, sur la voie étroite où son char devait passer. Les ânes furent épouvantés par le cadavre. Le cocher, ému par cet affreux spectacle, arrêta le char et regarda sa maîtresse. Celle-ci demanda la raison de cet arrêt. “Vous ne voyez donc pas le corps de votre père étendu sur la voie, qui bouche le passage ?”. Piquée par cette réponse, Tullia prit le marchepied et le lui jeta à la tête en criant : “Et alors, criminel ["¢lit»rioj", dérivé de "¢lita…nw/s’égarer, commettre une faute, se rendre coupable"], tu ne peux pas passer par-dessus ?”. Moins touché par le coup reçu que par le triste spectacle sous ses yeux, le cocher avança alors et, à force de coups de fouets, contraignit les ânes à passer par-dessus le corps mort", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.24-26 ; "Des assassins, envoyés par [Lucius] Tarquin à la poursuite du roi, le rejoignirent et le tuèrent. On dit que ce crime fut conseillé par Tullia. Les crimes commis antérieurement sous son influence rendent cela vraisemblable. En tous cas, il est certain qu’elle parut montée sur un char dans le forum, que, peu impressionnée par tous les hommes rassemblés, elle appela son mari pour qu’il sorte du Sénat et elle fut la première à le saluer comme un roi. Ensuite, Tarquin lui ayant ordonné de s’éloigner de cette zone de tumulte, elle reprit le chemin de sa maison. Elle arriva en haut du faubourg Ciprius, là où s’élevait jadis un petit temple dédié à Diane [Artémis], le cocher tourna vers la côte Virbia pour gagner le quartier des Esquilies, mais il arrêta les chevaux, pâle d’horreur, car le cadavre de son père était étendu sur la voie. On raconte qu’elle commit alors un acte infâme et barbare […] : en proie à toutes les furies vengeresses qui la dominaient depuis la mort de sa sœur et de son mari, cette femme égarée fit rouler son char sur le corps de son père, et elle poussa ses roues souillées, dégoulinantes du sang paternel, jusqu’aux pieds des dieux Pénates communs avec son mari. […]. Le règne de Servius Tullius dura quarante-quatre ans", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 48.4-8 ; "Tarquin le Superbe, excité par Tullia, convoqua les sénateurs et réclama le trône paternel. Informé, Servius [Tullius] se hâta vers le Sénat, mais par l’ordre du Tarquin il fut précipité du haut des marches et assassiné où moment il tentait de se réfugier dans son palais. Dans le même temps, Tullia se précipita vers le forum, où la première elle salua son époux comme un roi, qui lui ordonna de s’éloigner de la foule. Elle retourna donc chez elle, et, en voyant le cadavre de son père Servius [Tullius] que son cocher voulait éviter, demanda à celui-ci de rouler dessus", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 7). Peu de temps après, Tarquinia, femme de Servius Tullius et mère de Tullia, est retrouvée morte, suicidée selon les uns, assassinée par Lucius Tarquin et Tullia selon les autres ("Le chaos général et la grande tristesse que la mort du roi [Servius Tullius] causa dans toute la ville dissuada [Lucius] Tarquin de porter publiquement le corps à la manière habituelle des Romains, au cours de somptueuses funérailles royales dont le peuple pourrait profiter pour le renverser avant qu’il n’eût affermi son autorité. L’épouse de [Servius] Tullius, [Tarquinia] qui était la fille de Tarquin l’Ancien, fut donc obligée d’enlever son corps nuitamment avec l’aide de quelques amis intimes. Elle le porta hors de la ville, comme celui d’un simple particulier issu de la lie du peuple. Là, après avoir déploré sa triste destinée et celle de son mari, et maudit son gendre et sa propre fille, elle le couvrit de terre. Lui ayant rendu les derniers devoirs, elle revint au palais du roi. Elle ne lui survécut qu’un seul jour, puisqu’elle mourut la nuit suivante, sans que les Romains sachent de quelle manière : les uns disent qu’elle ne supporta pas plus longtemps l’excès de sa douleur et se suicida, d’autres disent qu’elle fut assassinée par son gendre et sa propre fille à cause de sa tristesse trop affichée" Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 9.28-29). C’est ainsi que Lucius Tarquin devient le nouveau roi de Rome, rapidement surnommé "Superbus/le Superbe", c’est-à-dire "l’Orgueilleux, le Vaniteux" en latin, en raison de son caractère ("Les Romains le surnommèrent “Superbus/le Superbe” qui signifie “fier, hautain, impérieux” en grec, pour le distinguer de son grand-père qu’on appelait “Priscus”, c’est-à-dire “l’Ancien” en grec, car ses deux noms “Lucius Tarquin” étaient les mêmes que ce dernier", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 10.2 ; "Tarquin dut à son caractère le surnom de “Superbe”. Après le meurtre de Servius Tullius, il usurpa le trône en criminel", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 8). Le détail de son règne, que nous ne commenterons pas ici pour ne pas dépasser les limites de notre étude, est rapporté longuement par Denys d’Halicarnasse au livre IV paragraphes 10 à 14 de ses Antiquités romaines et par Tite-Live au livre I paragraphes 50 à 56 de son Ab Urbe condita libri. Disons seulement que Tarquin le Superbe prolonge les grands travaux initiés par son aïeul Tarquin l’Ancien, dont le cirque Maxime, dans le même esprit que les tyrans ordinaires de Grèce à la même époque : le but de ces grands travaux est autant de grandir la gloire du tyran que d’endormir l’esprit civique des sujets du tyran ("Tarquin [le Superbe] obligea le peuple à travailler dans Rome aux ouvrages publics pour deux raisons : d’abord il voulait occuper la canaille parce qu’il pensait que rien n’est plus dangereux pour un monarque que laisser celle-ci à l’état oisif, ensuite il voulait achever les projets laissés en plan par son aïeul. C’est pendant son règne que furent prolongés jusqu’au fleuve Tibre les égouts de la ville de Rome commencés par Tarquin l’Ancien, et que furent achevés les portiques couverts autour du cirque Maxime dont seules les fondations étaient alors bâties", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 10.6), comme l’explique Aristote dans un passage de sa Politique ("Un autre principe des tyrans est l’appauvrissement de leurs sujets, à la fois pour que leur sécurité ne coûte pas cher, et pour que leurs sujets, contraints à travailler quotidiennement pour survivre, n’aient plus le temps de conspirer. C’est dans ce but qu’ont été élevés les pyramides en Egypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Zeus Olympien par les Pisistratides, les grands ouvrages de Polycrate à Samos. Tous ces projets n’avaient qu’un unique dessein : l’occupation constante et l’appauvrissement du peuple", Aristote, Politique 1313b). Un épisode doit être aussi évoqué, qui rattache pareillement le gouvernement de Tarquin le Superbe aux gouvernements tyranniques contemporains de Grèce. Gabies, une cité du Latium, site archéologique dans la banlieue est de l’actuelle Osteria Dell’osa, à une vingtaine de kilomètres de Rome en Italie, se rebelle. Tarquin le Superbe y envoie son fils Sextus Tarquin pour y rétablir l’ordre. Sextus Tarquin assemble une petite troupe en catimini et envoie un messager à son père pour savoir comment agir. Ce dernier ne répond pas, il se contente d’emmener le messager dans le jardin de son palais et de couper toutes les têtes de pavots qui dépassent. Quand le messager revient à Gabies, Sextus Tarquin comprend que son père Tarquin le Superbe, en coupant les têtes de pavots, lui a donné feu vert pour décapiter tous les chefs rebelles de Gabies. Or cette scène se retrouve à l’identique à Milet à la même époque, nous l’avons évoquée dans notre paragraphe précédent : Périandre le tyran de Corinthe au tournant des VIIème et VIème siècles av. J.-C., fils de Cypsélos (le tyran corinthien qui a chassé Démarate ancêtre de Tarquin le Superbe !), veut savoir comment Thrasybule le tyran de Milet a pérennisé son pouvoir, il envoie un messager vers Thrasybule, qui ne répond pas et se contente d’emmener le messager dans un champ et de couper tous les épis qui dépassent, quand le messager revient à Corinthe Périandre comprend que Thrasybule lui a suggéré que la meilleur façon de pérenniser une tyrannie est d’éliminer tous les prétendants susceptibles de la contester un jour ("[Sextus Tarquin] envoya à son père un de ses auxiliaires pour lui annoncer sa nomination [comme chef aux pleins pouvoirs] et lui demander comment agir. Tarquin [le Superbe], qui ne voulait pas que l’ordre destiné à son fils fût compris par cet auxiliaire, conduisit celui-ci dans le jardin devant le palais, parmi les pavots en graine et prêts à cueillir, il en abattit les têtes les plus élevées avec son bâton en marchant, puis il le renvoya sans autre réponse, en dépit des insistances de l’auxiliaire. Je crois qu’il imita à cette occasion le Milésien Thrasybule qui reçut un jour un envoyé de Périandre le tyran de Corinthe désireux de connaître le moyen d’affermir son pouvoir : Thrasybule ne s’exprima pas de vive voix, il conduisit cet envoyé dans un champ de froment, dont il abattit les épis les plus élevés, signifiant ainsi à Périandre qu’il devait couper la tête à ses sujets les plus hauts", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 12.13). Pour comprendre la suite des événements, nous devons revenir un peu en arrière. Nous avons dit plus haut que Lucius Tarquin l’Ancien/Lucumon avait un frère, Arruns. Selon Tite-Live au livre I paragraphe 34 alinéa 3 précité de son Ab Urbe condita libri, Arruns est mort jeune, en laissant sa femme enceinte. Démarate, le père d’Arruns, est mort juste après, dévasté par la tristesse, ignorant que sa bru attendait un enfant. C’est ainsi que Lucius Tarquin l’Ancien/Lucumon a hérité de toute la fortune paternel, tandis que l’enfant né de la veuve d’Arruns, un garçon, a reçu le nom d’"Egerius", dérivé de "egeo/manquer, être privé de" en latin. Néanmoins, cet Egérius n’a pas été totalement écarté par son oncle Lucius Tarquin l’Ancien/Lucumon puisque quand celui-ci est devenu roi de Rome il lui a confié l’administration de la cité de Collatia, cité non localisée dans la banlieue est de Rome, en bordure de la rivière Ania, conquise sur les Latins ("[Les ennemis] perdirent Collatia et ses environs. Tarquin [l’Ancien] en confia le gouvernement à son neveu Egerius", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 39.1). Egerius a un fils ou un petit-fils (le lien de parenté entre les deux hommes reste aussi énigmatique que celui entre Tarquin l’Ancien et Tarquin le Superbe), Lucius Tarquin, surnommé "Collatinus" en référence à cette cité de Collatia confiée à Egerius ("Tarquin [le Superbe] envoya son fils aîné Sextus [Tarquin] vers Collatia pour terminer des affaires militaires. Sextus [Tarquin] alla loger chez son cousin Lucius Tarquin surnommé “Collatinus”. L’historien Fabius prétend que ce dernier avait pour père Egerius, dont j’ai dit précédemment qu’il était le fils du frère de Tarquin l’Ancien le roi de Rome, qui le désigna gouverneur de Collatia, d’où ce surnom “Collatinus” en référence à sa cité de résidence, surnom qu’il laissa à ses descendants. Pour ma part je pense plutôt qu’il était le petit-fils de cet Egerius, en m’appuyant sur la chronologie de Fabius lui-même et de plusieurs autres historiens qui disent qu’il avait presque le même âge que les fils de Tarquin le Superbe", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.4). Parallèlement, un mystérieux "Marcus Junius" a épousé une Tarquinia apparentée assurément à la famille des Tarquin, mais sans qu’on sache à quel degré : s’agit-il de Tarquinia la fille de Tarquin l’Ancien et épouse de Servius Tullius, qui aurait donc épousé ce Marcus Junius en premières noces avant d’épouser Servius Tullius ? ou d’une sœur homonyme ? ou d’une cousine ? Ce Marcus Junius et cette Tarquinia ont eu un fils, Lucius Junius. Quand Tarquin le Superbe s’est emparé su pouvoir, la famille des Junii a été directement menacée, certains membres ont été éliminés par Tarquin le Superbe, dont Marcus Junius lui-même selon Dion Cassius, ou l’oncle de Lucius Junius selon Tite-Live, ou son frère aîné selon Denys d’Halicarnasse. Pour rester en vie, le jeune Lucius Junius a alors décidé de jouer l’imbécile en attendant des jours meilleurs. Par ce stratagème, il s’est attiré l’indulgence et les sarcasmes de Tarquin l’Ancien qui l’a affublé du sobriquet "Brutus", littéralement "l’Abruti" en latin, qui lui est resté, et par lequel nous le désignerons désormais ("Lucius Junius Brutus, fils de Tarquinia la sœur du roi, cachait un caractère très différent de celui qu’il montrait. Quand le cruel Tarquin [le Superbe] avait éliminé les plus hauts représentants publics, dont son oncle parmi d’autres membres de sa famille, ce jeune homme avait décidé de dissimuler tout trait particulier ou toute ambition qui pût déplaire au tyran et exciter sa jalousie, de chercher dans le mépris d’autrui une sûreté que la justice ne lui offrait pas : il feignait l’idiotie, livrant sa personne aux moqueries du roi, lui abandonnant tous ses biens, acceptant même l’injurieux surnom de “Brutus”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 56.7-8 ; "Lucius Junius, fils de la sœur de Tarquin [le Superbe], craignit que son oncle, après avoir mis son père à mort, le dépouillât de ses derniers biens, il feignit donc d’être idiot pour conserver la vie, sachant que les hommes trop intelligents font toujours de l’ombre aux tyrans, surtout quand ils sont issus d’une haute famille Cette résolution prise, il joua parfaitement son rôle et fut surnommé “Brutus” en latin, signifiant “l’Insensé”", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 24 des livres I-XXXVI ; "Son père [à Brutus] était Marcus Junius qui descendait d’un des compagnons d’Enée et qui par sa vertu et par son mérite particulier était l’un des plus illustres Romains. Sa mère était Tarquinia, la fille du roi Tarquin l’Ancien. […] Tarquin [le Superbe] résolut d’éliminer secrètement Marcus Junius non pas parce que celui-ci avait commis le moindre méfait mais parce qu’étant héritier d’une famille ancienne et riche il possédait beaucoup de biens que le tyran voulait accaparer. Le fils aîné de Junius subit le même sort : son grand courage faisait de l’ombre à Tarquin [le Superbe], et il était trop noble pour laisser impunie la mort de son père. Le cadet, encore très jeune, ne pouvant espérer aucun secours depuis que la cruauté du tyran lui avait enlevé toute sa famille, témoigna alors d’une rare prudence : pour préserver sa vie, il choisit de feindre la bêtise jusqu’à temps de trouver l’occasion favorable d’exprimer son vrai caractère, d’où son surnom “Brutus”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.12 ; "Le roi Lucius Tarquin [le Superbe] exerça sur son peuple un pouvoir tyrannique et violent. Il exécuta les citoyens romains aisés, lançant contre eux des accusations mensongères, afin de s’approprier leurs biens. C’est pourquoi Lucius Junius, qui était orphelin et le plus riche des Romains, méfiant pour ces deux raisons envers l’avidité de Tarquin [le Superbe] qui l’invitait comme son neveu à ses côtés à chaque occasion, s’appliqua à faire l’imbécile, parce qu’il voulait éviter que son habileté provoquât l’envie et parce qu’il voulait surveiller de près tous les événements sans éveiller de soupçon et guetter la meilleur occasion de renverser le roi", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 101 ; "Junius Brutus vit que le roi Tarquin [le Superbe], son oncle maternel, s’appliquait à détruire toute supériorité naturelle. Ainsi son frère, entre autres victimes, fut tué pour sa trop grande vivacité d’esprit. Il rusa donc en feignant la stupidité, dissimulant ainsi ses grandes qualités", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VII.3, Exemples romains 2). En -509, soit plus de deux décennies après le début du règne de Tarquin le Superbe, lors du siège de la cité d’Ardea (sur la côte à une trentaine de kilomètres au sud de Rome et à une quinzaine de kilomètres au nord d’Anzio en Italie) auquel participe Collatinus, Sextus Tarquin fils du roi Tarquin le Superbe profite de l’absence de Collatinus pour se rendre à Collatia et violer sa femme Lucrèce. Telle est la version avancée par Denys d’Halicarnasse ("Collatinus se trouvait alors au camp devant Ardea. Son épouse [Lucrèce], fille de Lucrétius l’un des plus illustres Romains de Rome, reçut Sextus [Tarquin] comme parent de son mari, avec tout le bon cœur et toute l’amitié possibles. Elle était une des plus belles dames de Rome et en même temps l’une des plus vertueuses. Depuis longtemps Sextus [Tarquin] voulait attenter à son honneur, entretenant cette pensée criminelle chaque fois qu’il logeait chez son cousin. Jusqu’alors il n’avait pas pu assouvir sa passion. Mais il se retrouva ainsi seul chez elle en l’absence de son mari, il jugea l’occasion favorable et résolut de ne pas la manquer. Il se retira après le dîner, se coucha, et passa une partie de la nuit les yeux ouverts, entièrement occupé par son amour. Finalement, profitant que tout le monde dormait, il se leva, il entra l’épée à la main dans la chambre de Lucrèce sans que les gardes dormant profondément devant la porte s’en aperçussent, il s’approcha du lit. Lucrèce se réveilla brusquement et demanda qui était là. Sextus [Tarquin] dit son nom, lui ordonna de se taire et de rester dans la chambre, la menaçant de mort si elle tentait de fuir ou d’appeler au secours. Après l’avoir effrayée avec ces menaces, il lui dit : “Choisis une mort ignominieuse ou une vie pleine de bonheur. Si tu m’accordes les faveurs que je demande, je t’épouserai, ainsi tant que mon père vivra tu gouverneras avec moi dans la cité qu’il me donnera après sa mort, tu deviendras reine des Romains, des Latins, des Tyrrhéniens et de tous les autres peuples qui vivent sous ses lois. Je suis l’aîné de ses fils, sa couronne m’est assurée, personne ne peut me la disputer. Et je n’ai pas besoin de te parler des avantages de la royauté : tu les connais déjà, et si tu te rends à mes désirs tu les connaîtras encore mieux puisqu’un jour tu les partageras avec moi. Mais si tu jalouses ton honneur, si tu oses me résister, je te tue immédiatement, et pour couvrir ta mort d’une éternelle ignominie je percerai de mon épée un de tes domestiques, je mettrai son corps près de toi, et je dirai partout que je vous ai surpris ensemble, et que j’ai lavé dans votre sang le déshonneur que vous commettiez envers mon cousin Collatinus. Ainsi, non seulement ta mort sera indigne et infamante, mais encore tu seras privée de sépulture et de la moindre cérémonie funèbre”. Après avoir alterné prières et violences et juré qu’il parlait sérieusement, Lucrèce craignant une mort pleine d’opprobre céda à tout ce qu’il voulut", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.4-6 ; Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète dit la même chose : "Sextus [Tarquin], fil du roi de Rome Lucius Tarquin [le Superbe], partit pour Collatia séjourner chez Lucius Tarquin, un cousin du roi, dont la femme Lucrèce était très belle et vertueuse. Le mari étant parti en campagne, l’hôte se leva la nuit, quitta son lit et se précipita vers la chambre de l’épouse qui dormait. Il s’arrêta soudain à la porte, tira son épée, lui dit qu’il était prêt à la tuer en même temps qu’un esclave, pour suggérer qu’elle avait été surprise en plein adultère et qu’elle avait reçu la punition qu’elle méritait de la part d’un proche parent de son mari. Il lui dit ensuite que si elle cédait à ses désirs, elle recevrait au contraire beaucoup de cadeaux, vivrait à ses côtés comme reine, échangerait son foyer de simple citoyenne pour accéder à la première place. Lucrèce, effrayé par cette situation et redoutant que la rumeur d’un adultère pour expliquer sa mort se répandît, demeura silencieuse dans un premier temps", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 79). Tite-Live avance une autre version : selon lui, lors du même siège, Collatinus et Sextus Tarquin se retrouvent un soir autour d’une table avec d’autres chefs romains qui, égarés par la boisson, commentent les vertus respectives de leurs femmes, Collatinus coupe la conversation en affirmant que sa femme est la plus chaste, les autres demandent à voir, ils se rendent ensemble à Collatia, surprennent Lucrèce tricotant un pull à la faible lueur d’une bougie, cette image allume le désir chez Sextus Tarquin, qui revient nuitamment à Collatia et viole Lucrèce ("Un jour que [les chefs romains] soupaient chez Sextus Tarquin, en compagnie de Tarquin Collatinus le fils d’Egerius, la conversation tomba sur les femmes; et chacun d’eux entreprit un éloge de la sienne. La discussion s’envenima. Collatinus dit que tant de paroles étaient inutiles car en quelques heures on pourrait aisément constater combien sa propre femme, Lucrèce, l’emportait sur les autres. “Nous sommes jeunes et vigoureux, ajouta-t-il, montons à cheval pour aller nous assurer nous-mêmes du mérite de nos femmes, comme elles ne nous attendent pas nous les jugerons par les occupations où nous les surprendrons”. L’esprit échauffé par la boisson, ils crièrent ensemble : “Partons !”, et coururent vers Rome à bride abattue. Ils arrivèrent au début de la nuit. Ils se dirigèrent de là vers Collatia, où ils trouvèrent les belles-filles du roi et leurs compagnes au milieu des délices d’un repas somptueux, tandis que Lucrèce s’occupait au fond du palais à filer la laine parmi ses domestiques encore éveillées. Lucrèce eut les honneurs de la joute. Elle reçut avec bonté les deux Tarquin et son mari qui, fier de sa victoire, proposa aux princes de rester chez lui. Ce fut à ce moment que Sextus Tarquin conçut l’odieux désir de posséder Lucrèce, même au prix d’un infâme viol, la beauté de cette femme et sa vertu éprouvée piquant sa vanité. Après avoir achevé la nuit dans des divertissements de leur âge, ils retournèrent au camp. Quelques jours après, Sextus Tarquin revint à Collatia accompagné d’un seul homme, à l’insu de Collatinus. Personne ne soupçonnant son dessein, il fut accueilli avec bienveillance. Après souper, il fut conduit à sa chambre, brûlant de désir. Quand il n’entendit plus un bruit dans le palais, il tira son épée, marcha jusqu’au lit de Lucrèce qui dormait, et appuya une main sur sa poitrine en lui disant : “Silence, Lucrèce, je suis Sextus Tarquin, je tiens une épée, tu es morte si tu prononces un mot !”. Eveillée en sursaut et muette d’inquiétude, sans défense, Lucrèce regarda la mort suspendue au-dessus de sa tête, tandis que Tarquin lui déclara son amour, la pressa, la menaça et la conjura alternativement, n’oublia aucun des stratagèmes qui agissent sur le cœur des femmes. Mais en voyant qu’elle recouvrait son assurance, qu’elle préfèrerait même mourir plutôt que fléchir, il menaça sa réputation : il dit qu’il la tuerait puis qu’il placerait près de son corps le cadavre nu d’un esclave égorgé, afin de suggérer les avoir tués au cours d’un ignoble adultère. Vaincue par cette menace, l’inflexible et chaste Lucrèce céda au brutal Tarquin. Celui-ci partit ensuite, fier de son triomphe sur l’honneur d’une femme", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 57.6-58.5). Dion Cassius se range derrière Tite-Live ("Pendant le siège d’Ardea, les fils de Tarquin [le Superbe] soupaient avec Collatinus et Brutus, qui avaient le même âge et étaient apparentés. La conversation tomba sur la vertu de leurs femmes. Chacun donnant la palme à la sienne, une disputé éclata. Comme elles étaient loin du camp, ils convinrent de se rendre à cheval auprès d’elles, la nuit même, à l’improviste. Ils partirent immédiatement et retrouvèrent leurs femmes occupées à parler, seule Lucrèce l’épouse de Collatinus travaillait la laine. Son nom vola aussitôt de bouche en bouche. Sa célébrité alluma en  Sextus [Tarquin] le désir de la déshonorer. S’il fut peut-être épris de sa rare beauté, il voulut flétrir sa réputation plus encore que sa personne. Il profita que Collatinus était dans le pays des Rutules pour se rendre à Collatia. Il arriva de nuit auprès de Lucrèce, qui le reçut comme on reçoit un parent, elle lui donna un repas et une chambre. D’abord il employa la persuasion pour l’entraîner à l’adultère. N’ayant rien obtenu, il recourut à la violence. Ne réussissant pas davantage, Sextus [Tarquin] imagina un incroyable moyen de se déshonorer elle-même : il menaça l’impassible Lucrèce de l’égorger, puis de tuer aussi un de ses esclaves et de placer le cadavre de cet esclave dans son lit, afin de répéter partout les avoir tués après les avoir surpris dans le même lit. A ces mots, Lucrèce ne résista plus", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 26 des livres I-XXXVI). Pseudo-Aurélius Victor aussi ("Tarquin Collatinus, fils d’une sœur de Tarquin le Superbe, partageait au siège d’Ardea la tente des jeunes princes. A l’occasion d’une beuverie, chacun d’eux commença à vanter les vertus de sa femme. On résolut d’achever la joute en montant à cheval et en allant à Rome : les jeunes princes y surprirent les belles-filles du roi dans le luxe d’un banquet. Puis ils allèrent à Collatia : ils y trouvèrent Lucrèce au milieu de ses servantes, occupée à filer la laine. Elle fut aussitôt proclamée la plus chaste des femmes. Voulant la séduire, Sextus Tarquin retourna la nuit même à Collatia. Violant les lois de parenté, il entra chez Collatinus, se précipita dans la chambre de Lucrèce, et triompha de sa pudeur par la force", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 9). Qu’il soit prémédité ou spontané, peu importe : le viol de Lucrèce par Sextus Tarquin provoque le suicide de Lucrèce, qui veut ainsi effacer le moindre doute sur son absence de consentement ("Dès l’aube, après avoir assouvi sa passion brutale qui devait causer sa perte, Sextus [Tarquin] retourna au camp. Outrée de l’affront qu’elle venait de subir, Lucrèce monta promptement sur un char, revêtue d’un habit noir sous lequel elle avait caché un poignard, et partit vers Rome, plongée dans la douleur, baissant les yeux, répandant des torrents de larmes, ne saluant pas ceux qu’elle croisait, demeurant muette à quiconque lui demandait le sujet de sa tristesse. Lucrèce arriva à la maison de son père, où par hasard se trouvaient quelques-uns de ses parents. Elle entra, se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux qu’elle arrosa de ses larmes, sans dire une seule parole. Lucrétius la releva, il demanda ce qui lui était arrivé, la pressa, la conjura d’expliquer la cause de sa douleur. Elle dit : “Mon père, je me jette à vos pieds et vous supplie de venger le cruel affront que j’ai reçu. Faites-moi justice de cet opprobre et ne laissez pas impuni l’outrage qu’on a infligé à votre fille, plus honteux et plus insupportable que la mort même”. Etonné de ce langage qui frappa pareillement les témoins présents, Lucrétius lui demanda la nature et l’auteur de cet affront. “Mon père, répondit Lucrèce, dans un moment je t’apprendrai mon malheur. Mais d’abord mon cher père, accorde-moi une grâce. Convoque le plus grand nombre possible de nos parents et de nos amis, afin qu’ils apprennent de moi-même et non par d’autres le sombre événement qui m’est arrivé. Quand je vous aurai informés de mon malheur, de ma nécessité actuelle et de l’injure insupportable qui m’a été infligée, je vous supplie de trouver ensemble le moyen de venger cet affront qui rejaillit sur vous tous.” Peu de temps après, un grand nombre de citoyens réputés s’assemblèrent chez Lucrétius. Elle leur raconta toute sa malheureuse histoire. Après ce récit, Lucrèce embrassa tendrement son père, elle le conjura avec toute l’assemblée de s’armer pour venger l’affront, elle pria les dieux et les génies de la délivrer au plus tôt de sa vie infamante, et, tirant le poignard qu’elle avait caché sous son habit, elle s’en donne un coup dans la poitrine jusqu’au cœur. Aussitôt les femmes poussèrent des cris éplorés, on n’entendit plus que des sanglots dans toute la maison, l’air retentit de leurs hurlements épouvantables. Son père la tint entre ses bras, il l’embrassa fortement, l’appella par son nom, la pressa, s’efforça de guérir sa blessure, mais tous ses soins furent inutiles. Lucrèce, palpitant dans les embrassements de son père, expira finalement après une pénible agonie", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.7-9 ; "Mais quand Sextus [Lucius] s’éloigna à l’aube, [Lucrèce] appela ses parents, les pria de châtier celui qui avait profané les règles de l’hospitalité et les liens de parenté, déclara que la victime d’un si grave outrage ne pouvait plus voir la lumière du jour, elle se perça la poitrine avec un poignard et mourut", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 79 ; "Succombant sous le poids de son malheur, Lucrèce envoya un messager vers Rome et Ardea, demandant à son père et à son mari de la rejoindre au plus vite avec chacun un ami sûr car un affreux événement exigeait leur présence. Spurius Lucrétius arriva avec Publius Valérius fils de Volésus, et Collatinus, avec Lucius Junius Brutus. […] Ils la trouvèrent assise dans sa chambre, plongée dans une morne douleur. En voyant les siens, elle pleura. Son mari lui demanda si tout allait bien. Elle répondit : “Non, car que reste-t-il à une femme qui a perdu son honneur ? Collatinus, les traces d’un étranger sont encore dans ton lit. Mais le corps seul a été souillé, le cœur est toujours pur, et ma mort le prouvera. Jurez-moi, si vous êtes des hommes, que l’adultère ne restera pas impuni : c’est Sextus Tarquin qui, cachant un ennemi sous l’apparence d’un hôte, est venu la nuit dernière ravir arme à la main un plaisir qui doit lui coûter aussi cher qu’à moi-même”. Tous à tour de rôle lui donnèrent leur parole, et tâchèrent d’adoucir son désespoir en rejetant la faute sur l’auteur du viol, en répétant que le corps n'est pas coupable quand le cœur est innocent, et qu’aucune faute n’existe si elle n’est pas intentionnelle. Elle reprit : “A vous de décider du sort de Sextus [Tarquin]. Quant à moi, si je m’absous du crime, je ne m’exempte pas de la peine. Désormais nulle femme survivant à sa honte n’osera invoquer l’exemple de Lucrèce”. A ces mots, elle plongea dans son cœur le couteau qu’elle tenait sous sa robe, elle tomba, et expira aussitôt sous les cris de son père et de son mari", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 58.6-11 ; "A peine [le viol] commis, [Lucrèce] plaça un poignard sous son oreiller et demanda son père et son époux. Ils accoururent. Lucrèce fondit en larmes et dit en soupirant : "Mon père, je rougis davantage de m’ouvrir à mon époux qu’à toi : cette nuit n’a pas été heureuse pour ta fille, Sextus m’a violée sous peine de me tuer et de tuer un de mes esclaves pour simuler nous avoir surpris dans mon lit. C’est de cette manière qu’il m’a poussée à ce crime. Ne croyez pas que j’ai consenti de gré à cet acte infamant. Je suis femme, et j’assumerai mon devoir. Mais vous, vous êtes des hommes : si vous voulez vraiment défendre ton épouse et ton enfant, vengez-moi, recouvrez votre liberté et montrez aux tyrans qui vous êtes et quelle femme ils ont déshonorée”. A ces mots, sans attendre leur réponse, elle saisit le poignard qu’elle avait caché et se tua", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 26 des livres I-XXXVI ; "Le lendemain [du viol], Lucrèce demanda son père et son époux, leur exposa le fait, et se tua avec un poignard qu’elle avait caché sous son habit. Ses parents jurèrent aussitôt la fin des rois, et vengèrent par leur exil la mort de Lucrèce", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 9). Brutus juge que l’occasion tant attendue est enfin venue. Il profite de l’indignation générale devant le spectacle de Lucrèce morte pleurée par son père et par son époux Collatinus, pour jeter son masque d’imbécile, inciter les Romains les plus influents à jurer vengeance, appeler la masse au renversement de Tarquin le Superbe et au remplacement de sa royauté tyrannique par une République ("Tous les Romains témoins de cette mort tragique [de Lucrère] en furent si touchés qu’ils jurèrent d’une seule voix préférer mourir mille fois pour la défense de la liberté que souffrir de pareils affronts de la part des tyrans sans s’en venger. Parmi eux se trouvait un Publius Valerius, descendant d’un Sabin venu autrefois à Rome avec [Titus] Tatius [ancien roi de Rome]. Comme il était vif et prudent, on l’envoya au camp informer le mari de Lucrèce des événements et fomenter avec lui un soulèvement général de toute l’armée contre les tyrans. Valérius était à peine sorti de la ville lorsqu’il rencontra heureusement Collatinus, qui revenait du camp sans rien savoir des malheurs de sa maison. Lucius Junius dit “Brutus” l’accompagnait. Ce surnom “Brutus” signifie “l’Abruti” en grec, car les Romains le considéraient comme tel avant qu’il devint à leurs yeux leur premier libérateur et le principal artisan du renversement des tyrans", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.10-11 ; "Dès qu’il apprit de Valerius la triste aventure et la mort de Lucrèce, [Brutus] leva les mains au ciel et s’écria : “O Zeus [Jupiter] et vous tous les dieux qui prenez soin de la vie des hommes, le temps désiré est-il venu, l’heureux moment que j’ai tant attendu en jouant l’abruti ? Le destin veut-il que par mes mains le peuple romain secoue le joug de la tyrannie sous laquelle il gémit depuis des années ?”. Ayant ainsi parlé, il partit rapidement avec Valerius et Collatinus vers la maison du père de Lucrèce. Ils entrèrent, et le premier objet qui se présenta aux yeux de Collatinus fut le corps de son épouse étendu sans vie au milieu de la pièce, et son père qui la tenait entre les bras. En voyant ce triste spectacle, il se lamenta, il l’embrassa, il l’appella par son nom, il lui parla comme à une personne vivante, l’esprit égaré par la douleur. Pendant qu’il s’abandonna à son désespoir, son beau-père et toute la famille fondirent en larmes et emplirent l’air de leurs tristes accents. Brutus les regarda et leur disant : “Lucrétius, et toi Collatinus, vous aurez mille autres occasions de pleurer la mort de cette femme. Arrêtez donc de gémir et pensons plutôt à la venger en priorité”. Cet avis leur parut à propos. Ils éloignèrent tous leurs domestiques et tinrent conseil entre eux sur ce qu’ils devaient faire. Brutus parla le premier. Il leur dit que la bêtise qu’on avait remarquée sur lui jusqu’alors et qu’on avait crue réelle, n’était qu’une feinte. Il leur expliqua ses raisons de jouer à l’insensé, et après les avoir convaincus qu’il s’était comporté en fait de la manière la plus sage et la plus prudente, il les exhorta par un discours pathétique à se réunir tous dans la même résolution de chasser de Rome Tarquin [le Superbe] et ses enfants", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.16 ; "Tandis que [les témoins de la mort de Lucrèce] s’abandonnaient à la douleur, Brutus retira de la blessure le couteau souillé de sang et le leva en disant : “Je jure, et vous prends à témoin, ô dieux ! par ce sang si pur avant l’outrage de l’odieux fils des rois, je jure de poursuivre par le fer et par le feu, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir, l’orgueilleux Tarquin, sa femme criminelle et toute sa race, et de ne plus souffrir aucun roi à Rome, ni eux, ni quiconque”. Il passa le couteau à Collatinus, puis à Lucrétius et à Valérius, étonnés de ce prodigieux changement chez un homme qu’ils regardaient jusque là comme un insensé. Ils répétèrent son serment, et, passant soudain de la douleur à tous les sentiments de vengeance, ils suivirent Brutus qui les exhortait à abolir la royauté", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 59.1-2 ; "Exalté par ses victoires et ses grandes richesses, [Tarquin le Superbe] se laissait aller aux derniers degrés de l’insolence, impuissant à régler ses mœurs et à contenir les passions de ses proches. Finalement, son fils aîné ayant violé Lucrèce fille de Tricipitinus, épouse de Collatinus, cette femme noble et chaste se donna la mort en réparation de l’outrage, et un homme plein de vertu et de génie, Lucius Brutus, brisa le joug odieux qui opprimait ses concitoyens : ce particulier prit en mains la cause du peuple tout entier, et le premier montra que quand la liberté de la patrie doit être sauvée tout citoyen peut devenir homme public. A son appel, Rome entière se souleva, la vue du père de Lucrèce et de son entourage plongés dans le deuil, le souvenir de l’arrogance de Tarquin [le Superbe] et de mille injures infligées au peuple par le tyran et par ses fils, indignèrent les esprits. L’exil fut prononcé contre le roi, contre ses fils, et contre toute la famille des Tarquin", Cicéron, De la République II.25). Son appel est entendu. Tarquin le Superbe et ses fils, dont Sextus Tarquin à l’origine des faits, sont bannis éternellement de Rome, la royauté est abolie et remplacée par une République représentée par deux consuls élus pour un an (le processus de ce changement est rapporté par Denys d’Halicarnasse au livre IV paragraphe 15 alinéas 18 à 45 de ses Antiquités romaines et par Tite-Live au livre I paragraphes 59 et 60 de son Ab Urbe condita libri). Brutus et Collatinus sont élus unanimement comme consuls. Nous sommes en été -508, au moment de la soixante-huitème olympiade, l’année même où Isagoras, qui instaure la Constitution démocratique athénienne aux côtés de son rival Clisthène, est archonte à Athènes, autrement dit la naissance de la République romaine et la naissance du régime démocratique athénien sont strictement contemporains et ne doivent rien l’une à l’autre ("On convint de choisir pour entreroi Spurius Lucrétius père de cette Lucrèce qui s’était suicidée, et on lui fit élire Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquin Collatinus comme dépositaires de l’autorité royale, sous l’appellation de “consuls”, qui en grec signifie “magistrats” et équivaut aux symboules [qui réunissent la Boulè, assemblée des citoyens à Athènes] et aux proboules [qui examinent les lois proposées ensuite à la Boulè] chargés des affaires publiques", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15.27 ; "La monarchie à Rome dura deux cent quarante-quatre ans après la fondation de Rome. Elle dégénéra en tyrannie sous le dernier roi, et fut finalement abolie pour la raison et par les personnes que j’ai évoquées. Ce changement survint au commencement de la soixante-huitième olympiade, où Ischomachos de Crotone remporta le prix de la course, Isagoras étant archonte annuel à Athènes. Le gouvernement aristocratique succéda à la monarchie. Pour les quatre derniers mois de cette année, Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquin [Collatinus] furent désignés premiers magistrats ou, selon le terme des Romains que j’ai déjà expliqué, “consuls”, équivalent de “proboules” en grec", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 1.1 ; "Le gouvernement du roi Tarquin le Superbe dura vingt-cinq ans, et celui de tous les rois depuis la fondation de Rome jusqu’à son renversement, de deux cent quarante-quatre ans. Ensuite les comices assemblés par centuries et convoqués par le préfet de Rome selon les dispositions de Servius [Tullius] nommèrent deux consuls : Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquin Collatinus", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, I, 60.3-4). Il est hautement intéressant de constater que Tarquin le Superbe se réfugie d’abord à Gabies… puis à Tarquinies en Tyrrhénie/Etrurie, la cité de ses aïeux qui, oubliant son mépris à l’encontre de Lucius Tarquin l’Ancien/Lucumon naguère, l’accueillent à bras ouverts et lui offrent tous les moyens humains et matériels pour l’aider à recouvrer son trône. L’ampleur de cette implication tyrrhénienne/étrusque dans les combats et les complots contre la jeune République romaine au bénéfice de la famille des Tarquin, sur laquelle nous ne nous attarderons pas afin de rester dans les limites de notre étude (rapportée par Denys d’Halicarnasse à partir du livre V de ses Antiquités romaines et par Tite-Live à partir du livre II de son Ab Urbe condita libri), ceux-ci et ceux-là trouvant soudain un intérêt commun contre Rome, semble l’une des cause du mythe véhiculé à travers les siècles jusqu’aux latinistes modernes affirmant que les Tarquin sont des Tyrrhéniens/Etrusques et non pas des Grecs : les Tyrrhéniens/Etrusques, vaincus et annexés à Rome par le roi grec Tarquin l’Ancien, ont pensé que les troubles dans Rome suivant l’instauration de la République pourraient leur servir à reconquérir leur indépendance et peut-être même à se venger en vainquant et en annexant Rome à la Tyrrhénie/Etrurie, dans ce but ils ont utilisé Tarquin le Superbe comme un étendard justifiant leur projet de reconquête, c’est-à-dire au fond comme un parfait pigeon, ils ont effacé sa nationalité grecque originelle et l’ont remplacée par une nationalité tyrrhénienne/étrusque de façade en criant officiellement aux Romains : "Nous avons promis obéissance à Tarquin l’Ancien naguère, donc nous promettons obéissance aujourd’hui à Tarquin le Superbe héritier de Tarquin l’Ancien. Tarquin le Superbe est en guerre contre la République, donc nous sommes aussi en guerre contre la République. Tarquin le Superbe est notre ami. Nous aimons Tarquin le Superbe. Vive Tarquin le Superbe. D’ailleurs ses ancêtres ont habité chez nous à Tarquinia jadis", tout en murmurant entre eux : "Quel naïf, ce Tarquin le Superbe ! Il croit que nous sommes ses pions, alors que c’est lui qui est notre pion : nous l’endettons en lui apportant notre aide à reconquérir Rome, ainsi quand il recouvrera son trône nous pourrons le manipuler à notre gré en réclamant notre dû, et s’il rechigne à obéir on pourra toujours le menacer en rappelant à la foule qu’il n’a rien à faire sur le trône de Rome, qu’il n’a même rien à faire en Italie, puisqu’il n’est ni Romain ni Tyrrhénien/Etrusque mais Grec, on pourra le remplacer sur le trône de Rome par un authentique Tyrrhénien/Etrusque !". Il est enfin remarquable de constater que, née grecque, la famille des Tarquin meurt grecque, puisque selon Tite-Live et Strabon les Tyrrhéniens/Etrusques renoncent finalement à prolonger leur soutien à Tarquin le Superbe ("Le second Tarquin, fils du précédent, dit “Tarquin le Superbe”, fut le dernier roi de Rome. Une révolution le chassa de son trône. Porsena le roi de Clusium, une des principales cités de Tyrrhénie [aujourd’hui Chiusi dans la province italienne de Toscane], essaya de le rétablir par la force des armes, mais n’ayant pas réussi il renonça à poursuivre les hostilités, traita avec les Romains et évacua leur territoire, ayant reçu d’eux leur amitié, des grands honneurs et des riches présents", Strabon, Géographie, V, 2.2), qui achève son exil avec ses fils dans la lointaine colonie grecque de Cumes ("A Aulus Postumius et à Titus Verginius succédèrent Appius Claudius et Publius Servilius [en -495]. L’événement le plus remarquable de cette année fut la mort de Tarquin [le Superbe] à Cumes auprès du tyran Aristodémos, où il s’était retiré après la défaite des Latins [des partisans de la royauté conduits par Sextus Tarquin]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, II, 21.5 ; "Pendant le siège d’Ardea, l’un de ses fils [à Tarquin le Superbe] déshonora Lucrèce. Banni de Rome avec ce fils, il se réfugia à la Cour du roi étrusque Porsena et tenta vainement avec son aide de reconquérir le trône. Mais repoussé, il se retira à Cumes en Italie, où il passa dans l’opprobre et dans l’ignominie le reste de ses jours", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 8). Pour l’anecdote, notons encore que parmi les gens qui bataillent pour le retour de la royauté et de Tarquin le Superbe on trouve les deux propres fils de Brutus et les propres neveux de Collatinus qui, arrêtés, sont condamnés à mort. Collatinus est déchu de son titre de consul et de toute éligibilité après avoir réclamé la grâce de ses neveux. Brutus quant à lui se montre inflexible et prononce lui-même la sentence contre ses fils, et assiste à leur exécution ("A l’aube, Brutus s’assit au tribunal. Il regarda les lettres des conjurés. Reconnaissant immédiatement le cachet et l’écriture de ses fils, il demanda à un secrétaire de lire les deux lettres à haute voix pour que toute l’assemblée l’entendît. La lecture achevée, le consul commanda à ses enfants de répondre, s’ils avaient quelque chose à dire pour leur défense. Les deux jeunes gens ne furent pas assez hardis pour contester l’éclatante vérité, et ils se condamnèrent eux-mêmes en pleurant. Brutus demeura un instant sans parler. Puis il se leva, il réclama le silence, et quand il vit que le peuple était pleinement attentif au dénouement de cette grande affaire il prononça la sentence de mort contre ses deux fils", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 1.1 ; "On condamna les traîtres au supplice, qui fut d’autant plus remarquable que le consulat imposa à un père l’obligation d’ordonner la mort de ses propres enfants, et que le sort choisit précisément pour assister à l’exécution celui qui aurait dû en être éloigné. Au poteau furent attachés des jeunes gens de la plus haute noblesse, mais tous les regards s’en détournèrent comme s’ils eussent été des inconnus et se fixèrent seulement sur les fils du consul [Brutus]. On déplora moins leur supplice que le crime qui l’avait mérité : comment imaginer que ces jeunes gens cette année-là aient ainsi projeté de trahir la patrie à peine délivrée, leur père son libérateur, le consulat né dans leur famille, le Sénat, le peuple, tous les dieux et tous les citoyens de Rome, pour les livrer à un scélérat qui, hier tyran orgueilleux, les conduisaient aujourd’hui à la mort depuis son lieu d’exil ? Les consuls vinrent s’asseoir sur leurs curules et ordonnèrent aux licteurs de procéder à l’exécution. Aussitôt ceux-ci dépouillèrent les coupables de leurs vêtements, les frappèrent de verges, et leur tranchèrent la tête. Pendant tout ce temps, les regards des spectateurs allèrent vers le père : on observa ses traits, ses expressions, et on vit percer les sentiments paternels au milieu de l’accomplissement de la vengeance publique", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, II, 5.5-8). Il y gagne une glorieuse postérité républicaine dans la mémoire collective, mais il y perd toute dynastie personnelle : ses deux fils étant morts, la famille des Junii s’éteint. Tous les Romains qui s’en prétendront les descendants, dont le plus célèbre d’entre eux, Marcus Junius Brutus Caepio le meurtrier de Jules César au Ier siècle av. J.-C., ne le seront qu’indirectement, par cousinage ou par alliance, comme l’explique Denys d’Halicarnasse ("Les spécialistes de l’Histoire romaine assurent que [Brutus] ne laissa aucun enfant, ni garçon ni fille. Entre autres preuves, ils en apportent une qui est difficilement contestable : Brutus était un patricien, or les Junii et les Brutii qui se déclarèrent ses descendants furent tous issus de la plèbe et n’exercèrent jamais une charge plus haute que celle d’édile ou de tribun du peuple, qui selon les lois sont effectivement ouvertes aux plébéiens, contrairement à la dignité de consul qui est réservée aux familles patriciennes. Ces deux familles ont certes accédé au consulat, mais très tard, après l’ouverture de cette dignité aux plébéiens. Je laisse aux historiens qui se plaisent dans ce type de recherches ou qui y ont intérêt, le soin d’examiner plus à fond ce sujet", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 3.12).


La colonisation du sud de l’Italie par les Sémites est très ancienne, puisque selon la tradition rapportée par Denys d’Halicarnasse elle remonte à l’ère minoenne, à l’époque où Lycaon imposait son hégémonie sur le Péloponnèse. S’estimant floués par ce père hégémonique, Peuketios et Oenotros les fils de Lycaon ont quitté leur patrie pour venir s’installer dans le talon de la botte italienne, auquel ils ont donné leur nom, la "Peukestie" qui regarde vers la mer Adriatique, et l’"Oenotrie" qui regarde vers le golfe de Tarente ("Déjanire et Pélasgos donnèrent naissance à […] Lycaon, qui engendra un fils Oenotros dix-sept générations avant l’expédition contre Troie. C’est à cette époque que les Grecs colonisèrent l’Italie", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 11.2 ; "Oenotros quitta la Grèce parce qu’il n’était pas satisfait de la part de territoire que lui avait donnée son père : Lycaon avait vingt-deux fils, et il avait divisé l’Arcadie en autant de parts. Pour cette raison, Oenotros abandonna le Péloponnèse. Il équipa une flotte, et traversa la mer Ionienne avec Peuketios, un de ses frères. Beaucoup de compatriotes les accompagnèrent (on dit que ce peuple était très nombreux à l’origine), ainsi que d’autres Grecs mécontents de leurs terres. Peuketios débarqua ses gens au promontoire d’Iapygie, première région de l’Italie qu’ils rencontrèrent, et ils s’y installèrent. C’est de lui que les habitants de ce pays ont reçu le nom de “Peukétiens”. Oenotros avec la plus grande partie des autres expéditionnaires parvint à l’autre mer qui baigne les régions occidentales de la côte italienne : on l’appelait alors la mer “Ausonienne” en référence aux Ausoniens habitant à proximité, elle prit le nom qu’elle porte aujourd’hui [la mer "Tyrrhénienne"] quand les Tyrrhéniens devinrent les maîtres de la mer", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 11.3-4 ; "Phérécyde d’Athènes, généalogiste remarquable, dit à propos des rois d’Arcadie : “De Pélasgos et de Déjanire naquit Lycaon, qui épousa une naïade appelée Kyllenè, qui a donné son nom au mont Cyllène”. Puis, après avoir énuméré leurs enfants et les endroits où chacun d’eux s’installa, il mentionne Oenotros et Peuketios : “Oenotros a donné son nom aux Oenotriens qui vivent en Italie, Peuketios a donné le sien aux Peuketiens qui vivent près de la mer Ionienne”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 13.1 ; rappelons que le règne de Lycaon date de façon certaine d’avant l’éruption de Santorin vers -1600 marquant la fin de l’ère minoenne puisque selon certains auteurs antiques, comme Ovide au livre I de ses Métamorphoses, cette éruption est considérée justement comme une punition de Zeus/Jupiter en réponse à la brutalité de l’hégémonie de Lycaon). Plus tard, à la fin de l’ère mycénienne, l’escadre du Crétois Iapyx, de retour d’une expédition ratée vers la Sicile pour tenter de sauver le roi Minos II, est déportée par les vents vers ce talon de botte italienne, et y échoue. A cette occasion, la péninsule prend un nouveau nom, l’"Iapygie" (qui est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Puglia" en italien, "Pouilles" en français : "[Iapyx et ses compagnons] longeaient les côtes de l’Iapygie quand une violente tempête les jeta sur le rivage. Les bateaux étant détruits, et n’ayant aucun moyen de retourner en Crète, ils restèrent sur place, et fondèrent la cité d’Hyria [aujourd’hui Oria, à une trentaine de kilomètres à l’est de Tarente], ils perdirent ainsi leur nom de “Crétois” pour celui d’“Iapyges de Messapie”, et leur qualité d’insulaires pour celle de continentaux", Hérodote, Histoire VII.170 ; "Selon Antiochos [de Syracuse, historien du Vème siècle av. J.-C.], les Crétois [d’Hyria] descendent des compagnons de Minos qui, après le meurtre de leur roi à Kamikos chez Kokalos, ont quitté la Sicile et ont été violemment déportés par les vents vers cette côte italienne […]. Antiochos ajoute que le nom “Iapygie” désignant toute la région jusqu’à la Daunie, vient d’Iapyx le fils de Dédale et d’une Crétoise, devenu chef crétois selon la tradition, ou même prince de la Crète", Strabon, Géographie, VI, 3.2). L’appellation et la délimitation du territoire occupé par les descendants d’Oenotros, de Peukestios et d’Iapyx, varient d’un auteur à l’autre : "Peukestie", "Oenotrie", "Iapygie", auxquels on doit ajouter "Messapie" d’étymologie inconnue (Pline l’Ancien rattache ce nom à un mystérieux "Messapus" ["Les Grecs appelent cette région la “Messapie” d’après le chef “Messapus”, auparavant on l’appelait “Peucétie” d’après Peucetius le frère d’Oenotrus", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 16.1], mais les ethnologues modernes pensent plutôt que les "Messapiens" sont des Illyriens ayant traversé la mer Adriatique pour venir s’installer sur l’actuel site de Brindisi à une époque indéterminée, et qui ont essaimé dans les alentours au cours des siècles), et "Salentie" d’origine également obscure (les "Salentins" sont-ils un groupe particulier de Messapiens ?), sont utilisés généralement comme des synonymes ("Ensuite on trouve l’Iapygie, que les Grecs appellent aussi “Messapie”", Strabon, Géographie, VI, 3.1 ; "On dit que les habitants de Salentie descendent de colons crétois, leur territoire s’étend depuis le célèbre temple d’Athéna [de Loukera] [aujourd’hui Lucera, à une quinzaine de kilomètres de Foggia en Italie] naguère si riche jusqu’au promontoire rocheux dit “d’Iapygie” [aujourd’hui le cap Leuca]", Strabon, Géographie, VI, 3.5 ; pour l’anecdote, le fragment de céramique daté du Vème siècle av. J.-C. découvert par l’archéologue Thierry van Compernolle en 2003 à Soleto à une dizaine de kilomètres au sud de Lecce en Italie, conservé aujourd’hui au musée archéologique national de Tarente, contenant une carte de cette région avec des noms en grec et en messapien, prouve la pérennité de la langue messapienne jusqu’à l’ère classique), seul l’historien Antiochos de Syracuse qualifie spécifiquement le talon de la botte italienne de "Peukestie" ou d’"Iapygie" tandis qu’il nomme "Oenotrie" ou plus généralement "Italie primitive" tout le reste de la botte jusqu’à la mer Tyrrhénienne à l’ouest, incluant la partie ouest du golfe de Tarente et la totalité du Bruttium ("Dans ses Italiques, Antiochos dit clairement que le nom “Italie” désignait originellement cette partie de la péninsule [sud-ouest], jadis appelée aussi “Oenotrie”. Son livre la délimite d’un côté au fleuve Lao qui se jette dans la mer Tyrrhénienne, marquant la frontière de la Lucanie que j’ai décrite précédemment, et de l’autre côté au port de Métaponte face à la Sicile. Il considère que Tarente, voisine de Métaponte, n’appartient pas à cette Italie primitive, mais à l’Iapygie", Strabon, Géographie, VI, 1.4). Au fond du golfe de Tarente se trouve la cité homonyme, que Strabon croit avoir été fondée par un nommé "Taras" (Géographie, VI, 3.2), mais qui est en réalité l’un des multiples comptoirs marins que les Sémites ont créés un peu partout en Méditerranée, comme le prouve indiscutablement son étymon consonantique sémitique "trʃ", le même qui a servi pour "Tarse" en Anatolie, ou "Taras" en Sicile, ou "Tartessos" en Ibérie (le site de Tarente est-il l’endroit où Iapyx et ses compagnons ont échoué à la fin de l’ère mycénienne ? ou est-il un port que les descendants d’Iapyx ont fondé à l’ère des Ages obscurs comme débouché maritime de leur cité d’Hyria/Oria ?). Strabon constate que les rivages du golfe de Tarente sont inadaptés au mouillage des navires, à l’exception du site de Tarente, et encore ! la baie de Tarente est constellée de hauts fonds qui rend son approche très dangereuse pour les marins inexpérimentés ("La Messapie forme une presqu’île fermée par un isthme de trois cent dix stades entre Brindisi et Tarente. […] Les côtes du golfe de Tarente sont dépourvues d’abris, seule Tarente possède un beau bassin fermé par des arches d’environ cent stades de circonférence, dont le fond constitue le début de l’isthme que j’évoquais plus haut. La ville même de Tarente est sur une presqu’île au col si bas que les bateaux peuvent être tirés aisément par-dessus pour gagner l’autre rive, ce n’est qu’à proximité immédiate de l’acropole que le sol commence à monter", Strabon, Géographie, VI, 3.1), elle est plus défavorable en tous cas que la baie de Brindisi aux eaux profondes et aux bassins pénétrant loin dans les terres (dont les premiers colons sont des "Messapiens", c’est-à-dire probablement des Illyriens : "Le port [de Brindisi] est plus avantageusement disposé que celui de Tarente : une entrée unique mène à différents bassins parfaitement à l’abri de la mer, tous de forme sinueuse comme les bois d’un cerf, c’est même à cette caractéristique que la cité doit son nom puisque “brention” dans la langue des Messapiens désigne une tête de cerf, le port de Tarente au contraire est très large donc imparfaitement protégé de la mer, et en supplément il se termine par un haut-fond", Strabon, Géographie, VI, 3.6). Au début de l’ère archaïque, à une date imprécise dans la seconde moitié du VIIIème siècle av. J.-C., des nouveaux colons débarquent en provenance de Sparte. Cet événement est lié à la première guerre de Messénie que nous raconterons plus en détails dans un prochain paragraphe. Cette guerre commence avec l’assassinat du roi spartiate Téléclos par les Messéniens. Les Spartiates jurent de venger la mort de leur roi en s’interdisant de revenir à Sparte tant que Messène, la capitale des Messéniens (site archéologique au pied du mont Ithome, à mi-chemin entre les actuels ports de Kyparissia au nord-ouest et de Kalamata au sud-est), ne sera pas rasée. Plusieurs versions sont proposées ensuite. Selon Ephore de Kymè, les Messéniens résistent à tous les assauts spartiates pendant des années. Cela pose un problème démographique aux Spartiates : les soldats messéniens renouvellent leurs effectifs en procréant avec leurs épouses, tandis que les soldats spartiates, interdits de retour à Sparte à cause de leur serment, autrement dit privés de leurs épouses demeurées à Sparte, voient leurs effectifs fondre bataille après bataille. Pour résoudre ce problème en respectant leur serment, les plus anciens d’entre eux décident de renvoyer vers Sparte les plus jeunes, enrégimentés après le début de la guerre, qui n’ont donc pas prêté serment, afin qu’ils engrossent leurs épouses et leurs filles. Les bâtards nés de ces unions sont désignés comme "Parthéniens", littéralement "les Parqšnoj/Vierges, Puceaux". La cité de Messène tombe enfin, vingt ans après le début de la guerre. Les soldats spartiates, auréolés de leur victoire, retournent à Sparte. Ils s’empressent d’écarter les Parthéniens qui ne leur sont plus utiles, provoquant chez ces derniers un naturel désir de rébellion ("Ephore raconte différemment la fondation de Tarente. Il dit que les Spartiates déclarèrent la guerre aux Messéniens afin de venger leur roi Téléclos tué à Messène à l’occasion d’un sacrifice, en jurant de combattre jusqu’à la mort et de pas rentrer dans leurs foyers avant d’avoir détruit Messène. Ils partirent en confiant la garde de Sparte à des enfants en bas âge et à des vieillards décrépits. Après dix ans de guerre, les épouses spartiates se concertèrent pour députer certaines d’entre elles vers leurs maris, afin de leur signifier que, pendant que les Messéniens continuaient à procréer dans leurs foyers, les Spartiates en s’obstinant à rester en territoire ennemi laissaient leurs épouses à l’état de veuves et risquaient ainsi de dépeupler leur cité. En réponse à la députation de leurs épouses, et pour respecter leur serment, les Spartiates renvoyèrent les jeunes gens les plus vigoureux, qui n’avaient pas prêté serment puisqu’ils avaient intégré récemment l’armée en Messénie, et leur ordonnèrent de copuler avec toutes les jeunes filles spartiates les plus fécondes. L’ordre fut exécuté. Les enfants nés de ces unions furent surnommés “Parthéniens”. Messène fut prise après dix-neuf ans de siège, comme le rapporte Tyrtée dans les vers suivants : “Sous les murs de Messène, pendant dix-neuf ans, sans relâche, le cœur constant, les pères de nos pères combattirent, héroïques guerriers ! La vingtième année vit enfin l’ennemi renoncer à ses grasses campagnes et fuir les hauts sommets de l’Ithome”. Les Spartiates se répartirent la Messénie et revinrent dans leurs foyers. Ils refusèrent de considérer les Parthéniens comme des citoyens ordinaires, prétextant qu’ils étaient nés d’unions illégitimes. Ces derniers complotèrent alors avec les hilotes le massacre des Spartiates ", Strabon, Géographie, VI, 3.3 ; Justin adopte cette version d’Ephore ["Les Spartiates déclarèrent la guerre aux Messéniens qui avaient outragé leurs filles lors d’un sacrifice solennel, en s’engageant par un terrible serment à ne rentrer dans leur patrie qu’après avoir détruit Messène […]. Les espoirs des Spartiates furent déçus : après dix ans d’immobilité sous les murs de Messène, rappelés par les plaintes de leurs épouses réduites à l’état de veuves, ils craignirent que leur obstination les anéantît, car pendant que les Messéniens palliaient leurs soldats morts en fécondant leurs propres épouses, eux-mêmes ne compensaient pas leurs pertes. En conséquence, ils décidèrent de renvoyer vers leur patrie les soldats les plus jeunes, qui n’avaient pas prêté serment, afin qu’ils s’unissent à leur gré avec toutes les femmes de Sparte, contraignant celles-ci à copuler avec plusieurs hommes. Les enfants nés de ces unions furent surnommés “Parthéniens” en mémoire du déshonneur de leurs mères", Justin, Histoire III.4]). Selon Antiochos de Syracuse, les "Parthéniens" ne sont pas les enfants issus de ces unions programmées, mais les garçons trop jeunes pour intégrer l’armée spartiate en Messénie, et regardés en conséquence avec hauteur par leurs pères, par leurs oncles et par leurs grands frères de retour de la guerre, qui les privent finalement du statut de citoyens ("Antiochos raconte la fondation de [Tarente] de la façon suivante. Il dit qu’après la guerre de Messénie, tous les Spartiates n’y ayant pas participé furent réduits par jugement à l’état d’hilotes, et en même temps tous les enfants nés durant cette guerre, surnommés “Parthéniens”, furent privés de la citoyenneté. Ces derniers, qui étaient nombreux, ne supportant pas l’outrage, fomentèrent la mort des Spartiates", Strabon, Géographie, VI, 3.2). Diodore de Sicile avance une troisième version : selon lui, les “Parthéniens” ne sont pas des fils de géniteurs programmés comme dit Ephore, ni des enfants nés après la bataille comme dit Antiochos, mais plus simplement des produits d’adultères du même genre que ceux de Raymond Radiguet, ce sont des bâtards dont les mères ont oublié accidentellement, dans les bras d’adolescents opportunistes encore trop jeunes pour être incorporés, leurs maris absents ("Le roi spartiate Téléclos ayant été tué par les Messéniens dans une bataille, les Spartiates jurèrent de vaincre les Messéniens soulevés. Mais la guerre dura vingt ans, sans que les soldats spartiates pussent retourner chez eux à cause de leur promesse de vaincre d’abord Messène. Ce fut à cette occasion, les maris étant absents, retenus à la guerre, que naquirent les enfants surnommés “Parthéniens” qui plus tard fondèrent la cité de Tarente en Italie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.66). Ephore et Antiochos se rejoignent sur le fait que la rébellion des Parthéniens s’achève par un fiasco, et que ceux-ci sont neutralisés en résidence surveillée ou emprisonnés. Mais ils divergent à nouveau sur les conséquences de ce fiasco. Selon Ephore, les vétérans spartiates proposent aux Parthéniens de recouvrer leur liberté à condition d’aller s’installer définitivement au loin ou de se partager le cinquième des terres accaparées récemment en Messénie moyennant un impôt à Sparte. Les Parthéniens choisissent la première option. Ils partent vers l’Italie offrir leurs services "aux Achéens contre les barbares" et fonder la cité de Tarente sur le territoire "barbare" conquis ("[Selon Ephore], les Parthéniens convinrent de lancer leur putsch quand leurs meneurs se couvriraient d’un kynè ["kunÁ", bonnet de cuir] laconien. Mais des hilotes révélèrent le complot. On pouvait difficilement neutraliser les Parthéniens par les armes parce qu’ils étaient nombreux et aussi parce que, se considérant comme des frères, ils étaient étroitement unis entre eux. On se contenta donc d’interdire l’agora aux meneurs. Les autres comprirent ainsi que le complot était découvert, et ne bougèrent pas. On poussa leurs pères à jouer de leur influence pour les décider à partir au loin, en leur proposant de s’installer définitivement soit sur une large terre de leur choix, soit sur le cinquième de la Messénie. Ils optèrent pour aller participer à la guerre dangereuse que les Achéens menaient contre les barbares, qui en retour leur permirent de fonder la cité de Tarente sur leur territoire", Strabon, Géographie, VI, 3.3). Selon Antiochos, Phalanthos le chef des Parthéniens réussit à s’enfuir vers Delphes, où il demande conseil à la Pythie. Celle-ci lui répond (parce qu’elle a été payée en conséquence par les Spartiates désireux de se débarrasser des Parthéniens qui les encombrent dans Sparte ?) d’aller s’installer sur l’antique terre d’Iapyx, à Tarente. Sous la conduite de Phalanthos, les Parthéniens quittent donc Sparte pour aller en Italie aux dépends des Italiotes locaux et des descendants des Minoens iapyges ("Mais les Spartiates pressentirent la menace, ils envoyèrent des auxiliaires infiltrer les comploteurs et les tromper par des faux-semblants amicaux afin d’apprendre les détails de leur projet. Phalanthos, l’un des Parthéniens, avait accepté de conduire le complot avec beaucoup de réticences. On avait décidé que lors des jeux organisés dans l’Amycléion à l’occasion des Hyacinthies, Phalanthos en mettant son kynè sur sa tête donnerait le signal du massacre des Spartiates, aisément repérables à leur chevelure. Mais, au moment où les jeux allaient commencer, le plan des compagnons de Phalanthos ayant été révélé par les infiltrés, un héraut s’avança vers Phalanthos pour lui interdire de se couvrir la tête. Les comploteurs comprirent alors qu’ils étaient démasqués. Les uns s’enfuirent, les autres implorèrent le pardon et l’obtinrent en étant emprisonnés. Phalanthos se rendit seul à Delphes pour interroger l’oracle sur le lieu où ils pourraient se réfugier. L’oracle lui répondit : “Saint satyre des grasses campagnes de Tarente, tu seras le fléau des Iapyges”. C’est ainsi que les Parthéniens vinrent s’installer à Tarente sous la conduite de Phalanthos, succédant aux barbares et aux Crétois qui habitèrent ce site précédemment", Strabon, Géographie, VI, 3.2 ; le livre VIII perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, rapporté de façon fragmentaire par Constantin VII Porphyrogénète, semble puiser à la même source : "Les épeunactes ["™peÚnaktoi", dérivé de "coucher/eÙn£zw", précédé du préfixe "sur, dessus/™p…", sous-entendu : "ceux qui ont couché avec les femmes de Sparte"] convinrent avec Phalanthos d’arriver en armes sur l’agora et de commencer leur révolte quand Phalanthos tirerait sur son front son kynè. Mais un homme dénonça le complot aux éphores. La majorité des éphores voulurent condamner Phalanthos à mort, mais son amant Agathiadas déclara qu’un tel acte produirait une grande guerre civile, que s’ils étaient vainqueurs leur succès serait désavantageux, et que s’ils étaient défaits ils provoqueraient la ruine complète de leur patrie. Il conseilla donc de proclamer par un héraut que Phalanthos ne devait pas toucher à son kynè. Cela fut fait. Les Parthéniens renoncèrent à leur complot et se hâtèrent d’œuvrer à la réconciliation. Les mêmes épeunactes envoyèrent des théores ["qewrÒj", littéralement "qui consulte, observe, examine"] à Delphes demander au dieu [Apollon] s’il acceptait de leur céder le territoire de Sicyone. La prêtresse répondit : “Le territoire entre Corinthe et Sicyone est beau mais tu ne l’habiteras pas, même si tu es recouvert de bronze. Tourne tes regards vers Satyrion, vers le fleuve brillant de Tarente, vers le port occidental où le bouc embrasse l’écume salée du bout de sa barbe, là-bas sur le site de Satyrion tu construiras Tarente”. Ils entendirent cela sans comprendre. La Pythie reprit alors en termes plus clairs : “Je te donne Satyrion et la terre féconde de Tarente pour l’habiter, et pour éprouver le peuple des Iagyges”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 23-24). Selon Justin, le départ des Parthéniens vers l’Italie n’est pas dû à la volonté des vétérans spartiates qui les méprisent, mais à la volonté des Parthéniens eux-mêmes qui ne peuvent pas prétendre au moindre héritage à Sparte puisqu’ils sont des bâtards ignorant le nom de leur père, et qui décident en conséquence de tenter la fortune au loin ("Quand ils eurent la trentaine, promis à la pauvreté car ils ne connaissaient pas leurs pères et ne pouvaient donc pas en hériter, [les Parthéniens] se rassemblèrent pour élire un chef. Ils choisirent Phalanthos, fils d’Aratos qui avait conseillé aux Spartiates de renvoyer les jeunes gens à Sparte dans le but de procréer : ils devaient au père leur naissance, ils attendaient du fils le succès et la fortune. Sans saluer leurs mères dont ils partageaient l’infamie, ils partirent en quête d’un nouveau territoire. Après de longs voyages, ils débarquèrent en Italie, prirent possession de Tarente et en chassèrent les habitants. Longtemps après, Phalanthos, banni par sédition de la colonie qu’il avait fondée, se retira dans les murs de Brindisi qui servaient d’asile aux anciens Tarentins. Juste avant de mourir, il demanda à ceux-ci de brûler son corps et de répandre secrètement ses cendres sur l’agora de Tarente, en ajoutant que cela permettrait d’en reprendre le contrôle selon l’oracle de Delphes. Les Tarentins crurent que Phalanthos voulait se venger de l’ingratitude des Parthéniens et que sa demande était destinée à eux-mêmes. Mais le sens de l’oracle était exactement contraire : les Tarentins accomplirent son vœu en espérant recouvrer la possession de leur cité, alors qu’ils l’assurèrent pour toujours aux Parthéniens. Reconnaissants envers leur généreux général banni qui les rendit ainsi définitivement maîtres de Tarente en abusant habilement leurs adversaires, les Parthéniens décernèrent à Phalanthos des honneurs divins", Justin, Histoire III.4). Avouons notre incapacité à choisir entre ces trois hypothèses pertinentes. En tous cas nous ne retenons pas la version de Pausanias, qui donne à l’installation des Parthéniens en Italie une raison alambiquée, où l’épouse supposée de Phalanthos répond à l’oracle de Delphes par un calembour ("Tarente est une colonie spartiate, Phalanthos en est le fondateur. Avant son départ à la tête des colons, l’oracle de Delphes lui avait prédit qu’il “acquerrait une cité et un pays quand il sentirait la pluie sous un ciel dégagé”. Il partit vers l’Italie sans avoir approfondi cet oracle, sans même l’avoir communiqué aux exégètes. Il remporta plusieurs victoires contre les barbares sans réussir à capter une de leurs cités ni une portion de leurs territoires. Il se souvint alors de l’oracle du dieu [Apollon] qui, à travers l’impossibilité de voir un ciel dégagé produire de la pluie, semblait lui prédire l’impossibilité de son projet. Le découragement le gagna. Or, sa femme qui l’avait suivi dans son expédition lui prodiguait toutes sortes d’attentions. Un jour, considérant l’insuccès de son mari qui avait posé la tête sur ses genoux et qu’elle épouillait, elle se mit à pleurer. Ses larmes abondantes mouillèrent la tête de Phalanthos, qui, mouillé par les larmes abondantes de sa femme nommée “Aithria” ["A„qr…a", littéralement "temps dégagé, clair, pur, serein" en grec], comprit alors le sens de l’oracle. Dès la nuit suivante, il prit Tarente, la cité la plus grande et la plus opulente que les barbares avaient en bordure de la mer", Pausanias, Description de la Grèce, X, 10.6-8). Le même Pausanias dit que la conquête de Tarente a été difficile contre les "Peukestiens" et les "Iapygiens", et que Phalanthos a été héroïsé après sa mort, en même temps que la cité de Tarente a été personnifiée en un héros éponyme "Taras" ("Les Tarentins ont envoyé en offrande à Delphes les statues réalisées par Onatas d’Egine et Ageladas d’Argos à partir du dixième du butin pris sur les barbares peukestiens. Elles représentent des fantassins et des cavaliers. On voit le corps étendu d’Opis le roi des lapygiens, venu au secours des Peukétiens et mortellement touché au combat. Les héros Taras et Phalanthos de Sparte sont à côté. Près de ce dernier, on voit le dauphin ayant ramené Phalanthos à terre lors de son naufrage dans le golfe de Crissa, avant son expédition italienne", Pausanias, Description de la Grèce, X, 13.10). L’installation des Parthéniens à Tarente date de -706 selon saint Jérôme, qui, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, accole à cette année l’indication suivante : "Ceux qu’on appelle les “Parthéniens” fondent Tarente". Les nouveaux bâtiments englobent vite les anciens ("Le golfe [de Tarente] doit son nom à la cité fondée par les Spartiates à l’endroit le plus enfoncé dans les terres. Un établissement maritime préexistant fut incorporée à la nouvelle ville", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 16.1). La situation stratégique de la nouvelle cité lui assure une prospérité grandissante ("L’ancienne Tarente avec sa constitution démocratique parvint à un niveau de puissance sans précédent. Elle possédait la plus forte marine de tout le littoral et comptait trente mille fantassins, trois mille cavaliers, mille hipparques", Strabon, Géographie, VI, 3.4). De l’autre côté du golfe de Tarente, on trouve la cité de Choné (non localisée) occupée par on-ne-sait-quel peuple (des Sicanes ?), qui subissent l’installation d’Oenotriens à l’ère mycénienne ("Avant l’arrivée des colons grecs, à une époque où le peuple lucanien n’existait encore, les Chones et les Oenotriens dominaient [le golfe de Tarente]", Strabon, Géographie, VI, 1.2). Au tout début de l’ère des Ages obscurs, Krimissa (aujourd’hui Ciro en Italie) et Pétélia (aujourd’hui Petilia Policastro, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Crotone en Italie) sont fondées par Philoctète, fils de Péas roi de Thessalie et vainqueur de Pâris lors de la guerre de Troie, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif ("La cité lucanienne de Pétélia compte aujourd’hui beaucoup d’habitants. On raconte qu’elle a été fondée par Philoctète, chassé de Mélibée par des troubles civils. Sa position naturellement forte fut encore consolidée par les travaux des Samnites, qui s’en servirent contre Thourioi. Philoctète bâtit aussi l’antique Krimissa dans le même canton. Selon les auteurs cités par Apollodore dans son Commentaire sur le catalogue des navires, Philoctète aurait débarqué sur la côte de Crotone, fondé la forteresse de Krimissa au-dessus de la cité de Choné qui aurait donné son nom à tous les peuples alentours, les “Chones”", Strabon, Géographie, VI, 1.3). Strabon précise que les Achéens accompagnant Philoctète ont été plus ou moins contraints de s’installer là, leurs navires ayant été incendiés par les Troyennes qu’ils retenaient captives dans leurs cales ("Des Achéens revenant de Troie furent déportés vers cette côte de l’Italie après de longues errances, et y débarquèrent pour l’explorer. Les captives troyennes qu’ils transportaient, constatant que les navires n’étaient plus gardés par un seul homme, les incendièrent par vengeance et par fatigue du voyage. Elles contraignirent ainsi les Achéens, qui remarquèrent par ailleurs que le pays était très fertile, à s’y fixer définitivement. D’autres colons achéens rejoignirent les premiers, et, rivalisant d’émulation comme souvent entre frères, fondèrent d’autres établissements auxquels ils donnèrent les noms [des fleuves voisins]", Strabon, Géographie, VI, 1.12). Selon Ephore, sur la côte au sud de Krimissa/Ciro, des descendants d’Iapyx viennent s’installer à une date inconnue, au plus tôt à la fin de l’ère mycénienne - puisqu’Iapyx échoue sur la côte italienne vers -1300 -, plus probablement à la même époque que Philoctète à Krimissa/Ciro au tout début de l’ère des Ages obscurs ("Ephore quant à lui prétend que Crotone a eu des Iapyges pour premiers habitants", Strabon, Géographie, VI, 1.12). C’est sur ce site iapyge que l’Achéen Myscellos fonde Crotone à la fin du VIIIème siècle av. J.-C. ("Selon Antiochos, un oracle ordonna aux Achéens d’envoyer des colons à Crotone. Myscellos partit au préalable explorer le pays. En passant, il vit la cité de Sybaris en bordure du fleuve du même nom. Jugeant ce site plus avantageux, il revint vite consulter l’oracle pour insinuer que les colons y seraient mieux installés qu’à Crotone, mais l’oracle répondit : “Myscellos au dos voûté, montre ton esprit droit : ne provoque pas les larmes en courant contre les dieux et contente-toi du cadeau qu’ils t’offrent”. Myscellos repartit alors pour l’Italie et bâtit Crotone avec l’aide d’Archias, le futur fondateur de Syracuse qui relâchait par hasard à cet endroit avec les colons qu’il conduisait vers la Sicile", Strabon, Géographie, VI, 1.12 ; "Au moment où Numa [Pompilius] fut nommé roi par les Romains, la cité de Crotone n’existait pas encore. Ce n’est que quatre ans après le début du règne Numa [Pompilius] à Rome que Myscellos fonda cette cité, soit la troisième année de la dix-septième olympiade [en -710/-709]", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II, 59.3 ; Diodore de Sicile, dans le livre VIII de sa Bibliothèque historique conservé à l’état fragmentaire par Constantin VII Porphyrogénète, dit la même chose : "L’Achéen Myscellos se rendit de Rhypès à Delphes pour interroger le dieu [Apollon] sur sa descendance. La Pythie lui répondit : “Myscellos au dos court, Apollon qui tire au loin t’aime et te donnera une descendance, mais il t’ordonne d’abord de fonder la grande Crotone au milieu des belles terres arables”. Comme il ignorait l’emplacement de Crotone, la Pythie parla de nouveau : “Celui qui te parle est celui qui tire ses traits au loin, écoute-le : ici se trouve la plaine non labourée de Taphos, ici celle de Chalcis, ici celle des Courètes [texte manque] la terre sacrée, ici les îles Echinades, et ici à l’ouest de ces dernières la vaste mer. Tu ne peux pas manquer le cap Lacinios, ni la Krimissa sacrée, ni le fleuve Aisaros”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 19 ; "Un oracle avait ordonné à Myscellos de fonder Crotone, mais celui-ci admirait le territoire de Sybaris et voulut la coloniser. L’oracle lui fut livré : “Myscellos au dos court, si tu cherches autre chose que les ordres divins tu n’obtiendras que des pleurs, contente-toi du cadeau de le dieu [Apollon] t’a donné”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 20). Crotone reçoit rapidement des colons spartiates, signe de la surpopulation en Laconie à l’origine de la première guerre de Messénie ("Polydore [roi agiade vers -700] monta sur le trône après la mort de son père Alcamène. A cette époque les Spartiates envoyèrent des colons à Crotone en Italie, et aussi dans la région des Locriens près du cap Zéphyrion [qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Bruzzano Zeffirio"]", Pausanias, Description de la Grèce, III, 3.1). L’arrière pays de Crotone, le Bruttium, constituant la pointe sud-ouest de la péninsule italienne, doit son nom à des servants révoltés contre leurs maîtres lucaniens à l’époque de Denys II de Syracuse dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C., selon Strabon ("Les Bruttiens doivent leur nom aux Lucaniens, car le mot “brettios” en lucanien signifie “rebelle” ["¢post£thj/rebelle, fugitif, déserteur"]. On raconte que les premiers Bruttiens étaient des pasteurs au service des Lucaniens qui, profitant de la mollesse de leurs maîtres et du chaos provoqué par la guerre entre Dion et Denys [II], clamèrent leur indépendance et se soulevèrent", Strabon, Géographie, VI, 1.4). Sur la côte sud du Bruttium, à une centaine de kilomètres de Crotone, une autre cité est fondée par des Locriens d’Oponte selon Ephore, ou des Locriens de Crissa selon Strabon, qui lui donnent le nom de leur terre d’origine, "Locres" (aujourd’hui le site archéologique de Locri Epizefiri près de Locri en Italie). Ils sont rejoints par des colons de Syracuse ("Ensuite on trouve la cité de Locres qui doit son nom à des colons locriens de Crissa conduits par Evanthès peu de temps après la fondation de Crotone et de Syracuse (et non pas des colons locriens d’Oponte comme le prétend Ephore). Pendant trois ou quatre ans, la colonie locrienne demeura sur le cap Zéphyrion, puis elle fut déplacée avec l’aide des Syracusains [texte manque]. La fontaine Locria marque encore cet emplacement originel", Strabon, Géographie, VI, 1.7) et des colons spartiates (selon le livre III paragraphe 3 alinéa 1 précité de la Description de la Grèce de Pausanias). En fait, le nom pluriel de "Locres/Lokro…", littéralement "les locres" en grec, suggère que cette cité s’est créée par un mélange de populations, par synœcisme, à l’instar des cités de "Thèbes/QÁbai" (littéralement "les thèbes") ou "Mycènes/MukÁnai" (littéralement "les mycènes") ou "Athènes/Aq»nai" (littéralement "les athènes") ou "Delphes/Delfo…" (littéralement "les delphes") en Grèce. Aristote, dans une œuvre non identifiée citée par Polybe, assure que les premiers habitants de Locres n’étaient qu’un ramassis de basses classes ("Timée [historien de la fin de l’ère classique et du début de l’ère hellénistique] qualifie Aristote de téméraire, d’impudent, d’étourdi, de calomniateur, lui reprochant d’avoir déclaré que les fondateurs de Locres n’étaient qu’une masse d’esclaves fugitifs, de valets, d’adultérins et de trafiquants d’hommes", Polybe, Histoire, VII, fragment 8.2). Les Locriens eux-mêmes disent qu’Aristote a raison ("Les Locriens eux-mêmes disent que la tradition qu’ils ont héritée de leurs ancêtres est conforme à ce que dit Aristote, et non pas à ce que dit Timée", Polybe, Histoire, VII, fragment 5.5). Polybe constate que les héritages chez les Locriens se transmettent par la mère, et non pas par le père ("Toutes les distinctions héréditaires se transmettent chez [les Locriens] par les femmes et non par les hommes", Polybe, Histoire, VII, fragment 5.6), il explique cette particularité précisément par la volonté des Locriens d’effacer la nature roturière de leurs ancêtres ("S’étant établis très loin de ceux qui connaissaient leur passé, comptant sur les effets du temps pour l’effacer, [les Locriens] ne commirent pas la folie de se comporter d’une façon qui aurait rappelé la bassesse de leurs origines. Ils s’appliquèrent au contraire à la faire oublier, notamment en établissant leur généalogie par les femmes : la parenté privée se référaient aux mères, et les amitiés et les alliances publiques se référaient aux grandes ancêtres féminines", Polybe, Histoire, VII, fragment 6b.1-2). Le territoire de Locres où ces basses classes s’installent est peuplé de Sicules, que les Locriens chassent ("[Les Locriens] racontent que quand ils débarquèrent sur le territoire qu’ils habitent aujourd’hui, les Sicules qui y vivaient furent si effrayés qu’ils les accueillirent avec déférence. Les Locriens conclurent avec eux un traité qui les engageait à vivre en bonne amitié “sur la terre commune que foulaient leurs sandales, tant que leurs têtes resteraient sur leurs épaules”. Mais au moment de ratifier le traité, les Locriens collèrent de la terre sous leurs sandales et placèrent des têtes d’ail invisibles sur leurs épaules. Après avoir prononcé la formule convenue, ils secouèrent la terre de leurs sandales et jetèrent les têtes d’ail. Ils purent ainsi expulser rapidement les Sicules dans se déjuger", Polybe, Histoire, VII, fragment 6.3-5) tout en adoptant certaines de leurs traditions, qui deviennent des bases communes pour pallier leur absence de référents familiaux ("Lors des cérémonies sacrificielles, [les Sicules] confiaient la conduite de la procession à un adolescent issu d’une famille noble. Les Locriens, n’ayant pas de traditions ancestrales, ont adopté beaucoup de coutumes sicules, en particulier celle-ci, qu’ils ont modifiée sur un seul point : ce n’est pas un adolescent mais une adolescente qu’ils désignent comme “phialéphore” ["fialhfÒroj", "qui porte/foršw les vases, coupes/fi£lh"], car chez eux la noblesse se transmet par les femmes", Polybe, Histoire, VII, fragment 5.10-11). Locres et Crotone rivalisent pour le contrôle du golfe de Squillace qui les sépare. La rivalité dégénère en guerre ouverte. L’armée de Crotone, dix fois plus nombreuse que celle de Locres, semble assurée de la victoire. Des ambassadeurs locriens partent demander l’aide des Spartiates qui, estimant l’armée locrienne vaincue d’avance, se contentent de leur donner des statues des Dioscures Castor et Pollux comme grigris ("Les Locriens envoyèrent des messagers à Sparte pour demander des renforts. Mais les Spartiates, informés de l’ampleur des forces de Crotone, répondirent pour se donner bonne conscience qu’ils “leur donnaient les Tyndarides comme aides”, les estimant suffisant pour sauver les Locriens. Inspirés par la providence ou ayant interprété cette réponse comme un signe divin, les ambassadeurs acceptèrent ces aides des Spartiates : après un sacrifice sous d’heureux auspices, ils préparèrent dans leur navire un lit pour les Dioscures et rembarquèrent vers leur patrie", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 34 ; "Les Locriens épouvantés implorèrent l’aide des Spartiates. Ceux-ci, craignant une guerre si lointaine, leur conseillèrent d’invoquer l’appui de Castor et de Pollux. Suivant l’avis de leurs alliés, les ambassadeurs de Locres se rendirent au temple proche, offrirent un sacrifice et demandèrent la protection des dieux. Ayant immolé les victimes et jugeant leurs vœux exaucés, ils préparèrent un lit dans leur navire comme pour accueillir les dieux en personne, et sous d’heureux présages ils repartirent vers leur patrie avec des consolations à défaut de secours", Justin, Histoire XX.2). Mais contre toute logique, les Locriens écrasent totalement les Crotoniates lors de la bataille du fleuve Sagra (fleuve non identifié) à une date inconnue au VIème siècle av. J.-C. Cette victoire locrienne inattendue est à l’origine de l’expression "plus crédible que la Sagra" ("alhqšstera tîn ™pˆ S£gra") employée pour parler d’un événement ou d’une chose difficilement croyable ("Après la cité de Locres, on atteint le fleuve Sagra. Sur les bords de ce fleuve s’élèvent les autels des Dioscures, près desquels dix mille Locriens aidés seulement d’une petite troupe venue de Rhégion attaquèrent et vainquirent cent trente mille Crotoniates, d’où l’expression “plus crédible que la Sagra” utilisée pour toute chose invraisemblable ou difficilement acceptable", Strabon, Géographie, VI, 1.10 ; "L’armée de Crotone comptait cent vingt mille soldats, les Locriens n’étaient que quinze mille. En constatant leur petit nombre, ces derniers se préparèrent à mourir. Le désespoir les enflamma, ils résolurent de périr glorieusement. C’est ainsi qu’en cherchant un trépas vengeur ils trouvèrent une victoire triomphale, et que la résignation leur apporta le succès", Justin, Histoire XX.3 ; "Expression désignant une chose vraie mais difficilement croyable. Sagra est un lieu près de Locres. L’expression est utilisée par Ménandre [auteur comique du IVème siècle av. J.-C.] dans son Anatithemene [œuvre perdue]. On dit que les Locriens du Zéphyrion, en guerre contre les Crotoniates voisins, demandèrent de l’aide aux Spartiates, qui leur donnèrent les Dioscures en guise de soldats. Les Locriens interprétèrent cette moquerie comme un présage, ils rembarquèrent en suppliant les Dioscures de les accompagner. Ils remportèrent la victoire et envoyèrent un messager le jour même vers les Spartiates. Ces derniers furent perplexes. Ils voulurent juger par eux-mêmes, constatèrent la vérité des faits, mais refusèrent encore d’y croire. D’où l’expression “plus crédible que la Sagra”", Suidas, Lexicographie, Plus crédible que la Sagra A1173 ; cette expression "plus crédible que la Sagra" se retrouve incidemment en latin chez Cicéron au livre III paragraphe 5 alinéa 13 de son De la nature des dieux). Les Crotoniates, instruits par leur défaite irréparable, revoient leur entrainement militaire : c’est cette professionnalisation de l’art militaire suite au désatre de la Sagra, l’entraînement régulier, l’endurance à la course, l’habileté dans la lutte, qui explique que les Crotoniates produiront les athlètes les plus titrés parmi les compétiteurs des jeux panhelléniques au cours des siècles suivants ("Crotone est réputée pour la formation de ses soldats et de ses athlètes. On a vu par exemple, dans une même olympiade, sept vainqueurs du stade originaires de Crotone, d’où le proverbe : “Le dernier des Crotoniates est encore le premier des Grecs”. L’expression “plus sain que Crotone” découle aussi du grand nombre d’athlètes produits par la cité de Crotone, qui semble naturellement favorable au développement des forces et à l’entretien de la santé. Crotone compte davantage de champions olympiques qu’aucune autre cité alors qu’elle a été dépeuplée très tôt, à cause des pertes énormes subies lors de la journée de la Sagra", Strabon, Géographie, VI, 1.12). La même défaite oblige Crotone à abandonner ses ambitions colonisatrices vers le sud, et à se retourner vers le golfe de Tarente au nord, notamment vers la cité de Sybaris (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Sibari"). La date de fondation et les fondateurs de Sybaris sont incertains, on sait seulement que la cité est majoritairement achéenne, et s’enrichit rapidement ("A deux cents stades de Crotone, entre le fleuve Sybaris et le fleuve Krathis [qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Crati"], des colons achéens conduit par Isos d’Héliké [aujourd’hui le site archéologique d’Eliki en bordure du golfe de Corinthe, à une trentaine de kilomètres à l’est de Patras] fondèrent une cité appelée également “Sybaris”, qui connut une prospérité extraordinaire, dominant sur quatre peuples voisins et vingt-cinq cités, capable d’aligner trois cent mille hommes contre Crotone, ceinte d’une muraille de cinquante stades en bordure du Krathis", Strabon, Géographie, VI, 1.13 ; "Des Grecs fondèrent en Italie la cité de Sybaris qui, grâce à la fertilité du sol, connut un rapide accroissement. Située entre deux fleuves, le Krathis et le Sybaris qui lui a donné son nom, la cité offrait à ses colons un territoire vaste et fertile, leur permettant de s’enrichir grandement et d’intégrer rapidement beaucoup d’étrangers. Ses habitants passaient pour les plus puissants d’Italie, leur nombre s’éleva jusqu’à trois cents mille", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.9). Sybaris se développe vers l’ouest jusqu’à la mer Tyrrhénienne, en bordure de laquelle elle fonde Laos (à l’embouchure du fleuve Lao homonyme, près de la tombe de Dracon compagnon d’Ulysse au tout début de l’ère des Ages obscurs : "[Laos] est une colonie de Sybaris, elle est bâtie un peu au-dessus de la côte. […] A proximité on voit le tombeau du héros Dracon, compagnons d’Ulysse. Un oracle fut adressé jadis aux peuples vivant dans cette partie de l’Italie : “Dracon du Lao verra périr tout Laos”. Ignorant cet oracle, les Grecs de Laos tentèrent une attaque et furent écrasés par les Lucaniens", Strabon, Géographie, VI, 1.1) et Poséidonia (aujourd’hui le site archéologique de Paestum à une trentaine de kilomètres au sud de Salerne en Italie : "Simple forteresse de bord de mer à l’origine, fondée par les Sybarites, Poseidonia fut déplacée plus tard par ses propres habitants un peu au-dessus de la côte. Elle fut prise aux Sybarites par les Lucaniens, puis prise aux Lucaniens par les Romains", Strabon, Géographie, VI, 1.1 ; pour l’anecdote, les fouilles réalisées sur le site de l’antique Poseidonia ont exhumé la plus ancienne muraille grecque en Méditerranée occidentale, longue de près de cinq kilomètres, épaisse de cinq à sept mètres, avec quatre portes aux quatre points cardinaux défendues par des tours rondes ou carrées, ces fouilles ont également dégagé les restes d’un temple de vingt-cinq mètres sur cinquante-cinq mètres remontant au VIIème siècle av. J.-C.), coupant ainsi le Bruttium du reste de l’Italie. Vers le nord-est, l’influence de Sybaris s’étend jusqu’à Siris et à Métaponte, à la frontière du territoire des Tarentins ("On dit que [Métaponte] fut fondée par les Pyliens qui accompagnaient Nestor à son retour de Troie, et que ces premiers colons s’enrichirent tellement du produit de leurs terres qu’ils offrirent à Delphes une moisson en or. Pour prouver cette origine pylienne, on invoque le sacrifice annuel que les Métapontins célébraient en l’honneur des Néléides avant la destruction de la cité par les Samnites. Selon Antiochos, le site fut abandonné, puis réoccupé par des colons achéens de Sybaris à dessein, par haine des Tarentins dont les ancêtres avait chassé les leurs de Laconie [allusion à l’invasion du Péloponnèse par les Doriens au début de l’ère des Ages obscurs, qui a obligé les possédants achéens du Péloponnèse à abandonner leurs terres et à s’exiler vers Athènes], et pour les empêcher de prendre ce qui était à portée de leur main. Ces colons avaient effectivement le choix de s’installer à Métaponte qui est près de Tarente, ou à Siris qui en est éloignée : suivant le conseil des Sybarites, ils optèrent pour Métaponte, calculant qu’en prenant cette cité ils deviendraient aussi les maîtres de Siris, alors qu’en se contentant de Siris ils donneraient de facto Métaponte à Tarente, ces deux cités étant voisines. Plus tard, après maintes batailles contre les Tarentins et les Oenotriens de l’intérieur, les Achéens de Métaponte obtinrent une portion de leurs territoires respectifs, qui servit de frontière entre l’Italie et l’Iapygie. Les mythographes placent à Métaponte les aventures d’un héros “Metapontos”, la captivité d’une “Mélanippe” et la naissance de son fils “Boiotos”, mais Antiochos affirme que la cité s’appelait jadis “Métabous”, qui se changea en “Métaponte” longtemps après sa refondation", Strabon, Géographie, VI, 1.15). On voit sur la carte que l’aire d’influence de Sybaris, depuis Poseidonia d’un côté jusqu’à Métaponte de l’autre côté, couvre la totalité de la Lucanie, interdisant tout développement des Crotoniates par ici et tout développement des Tarentins par là, attirant en conséquence toutes les convoitises. Heureusement pour les Crotoniates et les Tarentins, les Sybarites provoquent leur propre perte en s’amollissant dans leur opulence ("Les Sybarites étaient esclaves de leur ventre et épris de mollesse. Ils la cherchaient avec tant d’ardeur que parmi tous les peuples extérieurs ils préféraient les Ioniens et les Tyrrhéniens, estimant que dans leur mode de vie les premiers surpassaient tous les autres Grecs, et les seconds, tous les autres barbares", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 37 ; "On dit qu’un riche Sybarite à qui un homme affirmait avoir souffert en voyant des travailleurs, l’exhorta à ne pas s’en étonner car lui-même avait mal au flanc seulement en l’entendant évoquer les faits", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 21 ; "On dit qu’un Sybarite admirant Sparte se rendit dans cette cité et, y ayant constaté la frugalité et les privations volontaires des Spartiates, conclut finalement que ceux-ci ne valaient pas plus que les derniers des hommes, car le plus vil des Sybarites préférerait mourir trois fois plutôt que supporter une vie pareille", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 21 ; "On dit que Mindyridès surpassa en mollesse tous les Sybarites. Clisthène le tyran de Sicyone, qui venait de vaincre à la course de chars, proclama par un héraut que les prétendants à la main de sa fille, d’une beauté exceptionnelle, devaient se présenter à lui. Mindyridès leva alors l’ancre depuis Sybaris sur une pentécontère ["penthkÒntoroj", navire à cinquante rames] avec pour rameurs ses propres domestiques, des pêcheurs et des oiseleurs. Arrivé à destination, il dépassa par ses nombreuses richesses non seulement les autres prétendants rivaux mais encore le tyran lui-même pourtant soutenu par toute la cité. Lors du banquet qui suivit son arrivée, un homme s’approcha de lui pour se coucher à ses côtés, auquel il dit : “Je suis ici pour concourir à l’offre du héraut, je veux être couché auprès de la fille, ou rester seul”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 38 [Hérodote raconte longuement ce mariage de la fille du tyran Clisthène de Sicyone dans la première moitié du VIème siècle av. J.-C., en donnant la liste des prétendants parmi lesquels "le Sybarite Smindyridès fils d’Hippocrate, l’homme le plus fastueux et délicat de son temps", au livre VI paragraphe 127 de son Histoire ; le même événement est évoqué incidemment par Athénée de Naucratis au livre XII paragraphe 58 de ses Deipnosophistes, et par Suidas à l’article "Sybaritique" S1271 de sa Lexicographie] ; "Un Sybarite dit un jour qu’“on ne doit pas s’étonner que les Spartiates recherchent la mort dans les combats, pour se délivrer de leur vie pénible et austère”. Mais ce n’était pas par haine de la vie que les Spartiates bravaient la mort avec plaisir, comme le croyait ce Sybarite dépravé par la mollesse et les délices, c’était par amour de l’honneur et de la vertu", Plutarque, Vie de Pélopidas 1 ; "[Les Sybarites] les premiers ont inventé les verseurs d’eau dans les bains, des garçons dont ils liaient les pieds afin de les empêcher de marcher trop vite et de renverser l’eau brûlante sur les baigneurs. Les Sybarites exclurent de leur cité par la loi tous les artisans exerçant un métier trop bruyant, comme les forgerons, les charpentiers et autres, pour qu’ils ne troublent pas leur sommeil en toutes circonstances, même les coqs furent interdits en ville. Timée raconte qu’un Sybarite ayant vu des paysans creuser la terre dans la campagne déclara à ses compagnons que cette seule vision lui causait des douleurs au flanc, et qu’un autre citoyen l’ayant entendu s’écria à son tour : “Et moi, j’ai mal au flanc simplement en t’écoutant !”. A Crotone, un athlète travaillait à aplanir la palestre en prévision des jeux à venir, des Sybarites présents sur les lieux manifestèrent leur étonnement qu’une cité aussi prestigieuse ne disposât d’aucun esclave pour accomplir ce travail. Invité aux phidition de Sparte ["fid…tion", repas mensuel en commun], assis sur un banc en bois pour partager la pitance des Spartiates, un autre Sybarite déclara : “J’admirais les exploits extraordinaires des Spartiates, mais je constate qu’ils n’ont en réalité rien d’extraordinaire, car l’homme le plus vil préfèrerait la mort plutôt que supporter de telles conditions de vie !”. Les garçons portaient ordinairement un vêtement pourpre, et leurs cheveux étaient tressés avec des ornements d’or. Une autre coutume locale découlant de leur volupté exacerbée consistait à collectionner les poupées et les nains appelés “stilpones” ["st…lpwn", signification inconnue] selon Timée, ils s’entouraient par ailleurs de petits chiens de Malte qui les suivaient partout, même au gymnase […]. Les Sybarites portaient encore des manteaux en laine de Milet, c’est ainsi qu’ils s’allièrent à ce peuple selon Timée. Ils préféraient les Etrusques parmi tous els peupels d’Italie, et les Ioniens parmi tous les peuples barbares, ce qui n’est pas étonnant quand on sait les prédispositions à la mollesse de ces deux peuples. Les cinq mille cavaliers sybarites défilaient revêtus de leurs manteaux safran par-dessus leurs cuirasses. En été, tous les jeunes sybarites se pressaient dans les grottes des Nymphes près de la rivière Lousias, où ils s’adonnaient à toutes sortes de débauches. Les hommes même peu riches, disposant de chariots, empruntant des routes en dur, étalaient sur trois jours un voyage réalisable en une unique journée. Les Sybarites les plus fortunés quant à eux possédaient des caves à vins creusées près de la côte, le vin s’écoulait directement via des canalisations depuis leurs domaines jusqu’à ces caves, une partie était vendue dans les pays voisins, l’autre partie était acheminée vers la cité par voie maritime. L’organisation de banquets publics était une de leurs occupations favorites. Ils offraient des couronnes d’or à quiconque s’y distinguait, dont le nom était même célébré lors des sacrifices et des jeux. Les vainqueurs n’étaient pas récompensés pour leur loyauté envers la cité, mais pour leur élégance vestimentaire arborée lors des festins. On rapporte qu’ils honoraient les cuisiniers qui se surpassaient dans la confection de mets délicats. Les Sybarites possédaient beaucoup de baignoires où ils se relaxaient, ils aimaient aussi se détendre dans des bains de vapeur. J’ajoute qu’ils ont inventé les pots de chambre, dont ils ne se séparaient jamais, même dans les banquets. Ils trouvaient ridicule le fait de s’éloigner de leur patrie, et ils se glorifiaient de vieillir entre les ponts de leurs deux fleuves, le Krathis et le Sybaris. Leur prospérité s’expliquait par la région qu’ils habitaient : on ne trouvait aucun port sur leur côte, car leur territoire produisait tous les fruits dont ils avaient besoin, qu’ils partageaient avec les autochtones. La situation de leur cité, comme l’oracle du dieu [Apollon] semble l’avoir prédit, favorisait leur penchant pour la volupté et leur propension à une vie en marge : située dans une cuvette, elle jouissait d’une grande fraîcheur le matin et le soir, et subissait une chaleur étouffante le midi, poussant les Sybarites à boire abondamment pour garder la santé, comme pour triompher de la mort entre le lever et le coucher du soleil. Un jour, ils envoyèrent des citoyens, parmi lesquels Amyris, demander à l’oracle [de Delphes] combien de temps durerait leur prospérité. La Pythie leur répondit : “Heureux Sybarite, tu baigneras dans l’abondance tant que tu honoreras les immortels. Le jour où tu craindras un mortel davantage que les dieux, alors la guerre et la discorde civile déferleront sur toi”. Les Sybarites conclurent que le dieu [Apollon] par cette réponse leur promettait une vie de plaisir perpétuelle, car ils n’imaginaient pas honorer un jour un mortel davantage que les dieux. Mais leur fortune déclina le jour où un homme fouetta l’un de ses esclaves et continua à le supplicier après que celui-ci se fut réfugié dans un sanctuaire, ce n’est que quand le malheureux se réfugia près de la sépulture du père de son maître que ce dernier le laissa partir honteusement. Depuis ce jour, les Sybarites surenchérirent de façon effrénée dans les voluptés, courant à leur perte en s’efforçant de rivaliser avec les autres cités. Des signes de leur ruine imminente apparurent, que je ne rapporterai pas, disons seulement qu’ils furent anéantis. Leur excentricité fut telle qu’ils allèrent jusqu’à dresser leurs chevaux pour qu’ils dansent au son de l’aulos durant les banquets. Quand les Crotoniates apprirent cela, ils déclarèrent la guerre aux Sybarites, comme Aristote le relate dans sa Constitution [de Crotone] [œuvre perdue]. Au cours de la bataille, des aulètes crotoniates déguisés en soldats, intégrés à l’armée, jouèrent l’air sur lequel les chevaux avaient appris à danser. Quand les chevaux entendirent les aulos, ils dansèrent spontanément, entraînant vers les rangs crotoniates les cavaliers sybarites qu’ils portaient sur leur dos", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.15-19 ; "", Athénée de Naucratis XII.58 ; "[Pseudo-]Aristote dans Sur des choses merveilleuses entendues dit que le Sybarite Alcisthène, voulant manifester son goût immodéré pour le luxe, se fit tailler un manteau si riche et si extraordinaire qu’il voulût le montrer à tous les Grecs d’Italie lors des fêtes d’Héra du cap Lakinion (aujourd’hui le cap Colonna, désigné ainsi en raison de l’unique colonne de l’antique temple d’Héra encore debout). Parmi tous les vêtements offerts au regard public, il fut le plus unanimement admiré. On raconte que Denys l’Ancien en hérita, et le vendit aux Carthaginois contre cent vingt talents. Polémon parle aussi de ce manteau dans son livre Sur les vêtements carthaginois", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.58 ; "On dit que les Sybarites envoient leurs invitations aux femmes un an à l’avance, afin qu’elles puissent à loisir préparer leur toilette et leurs bijoux en or avant de se présenter aux banquets", Plutarque, Banquet des Sept Sages 2). A la fin du VIème siècle av. J.-C., une révolution conduite par le tyran Télys renverse les aristocrates de Sybaris, qui trouvent refuge à Crotone. Sous l’influence du philosophe Pythagore qui réside alors dans Crotone (nous aborderons en détails la vie de ce philosophe dans notre paragraphe suivant), les aristocrates crotoniates décident de soutenir leurs pairs exilés de Sybaris. L’entrainement militaire généralisé depuis la défaite de la Sagra prouve son efficacité : l’armée crotoniate, qui ne compte que cent mille soldats face à l’armée sybarite trois fois plus nombreuse, mais des soldats athlétiques, endurants et experts dans les combats au corps à corps, à l’image du multiple vainqueur olympique Milon, anéantit les troupes sybarites ("A Sybaris, un démagogue nommé Télys accusa les cinq cents citoyens les plus opulents et poussa les Sybarites à les bannir et à confisquer leurs biens. Les bannis se réfugièrent à Crotone et vinrent sur l’agora embrasser les autels en suppliants. Télys envoya aussitôt des députés demander aux Crotoniates d’extrader les bannis sous peine de provoquer la guerre. L’Ekklesia se réunit pour choisir entre livrer les suppliants aux Sybarites ou assumer la guerre contre un ennemi plus puissant. Les représentants et le peuple hésitèrent sur le parti à prendre, et se préparèrent à voter majoritairement l’extradition des suppliants pour éviter la guerre. Mais le philosophe Pythagore insista pour sauver les malheureux et entraîna les suffrages. La guerre fut ainsi décidée, pour le salut des suppliants. Les Sybarites mobilisèrent trois cent mille hommes. Les Crotoniates ne leur en opposèrent que cent mille, sous le commandement de l’athlète Milon qui, grâce à sa force extraordinaire, fut le premier à disperser les rangs adverses", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.9), s’empare de la cité de Sybaris et l’anéantit ("Les Crotoniates étaient si exaspérés qu’ils ne voulurent faire aucun prisonnier. Ils tuèrent tous les fuyards qu’ils purent, commirent un massacre général, pillèrent la ville de Sybaris et la dépeuplèrent complètement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.10 ; "Mais par la faute de ses habitants, par un effet de leur mollesse et de leur indolence, toute la prospérité [de Sybaris] fut anéantie par les Crotoniates en seulement soixante-dix jours. Les Crotoniates maîtres de la ville détournèrent le fleuve Krathis pour la noyer sous ses eaux", Strabon, Géographie, VI, 1.13 ; "Les Sybarites marchèrent injustement contre Crotone avec une armée de trois cent mille hommes, mais leur échec fut complet. N’ayant pas géré habilement leur prospérité, ils laissèrent par leur ruine la preuve qu’on doit se défendre contre les succès davantage que contre les malheurs", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 102). Pour l’anecdote, selon Hérodote, le prince spartiate Dorieus que nous avons déjà croisé dans notre alinéa précédent lors de la colonisation ratée de la vallée du fleuve Cinyps/wadi Caan en Libye, fils du roi agiade Anaxandridas II, demi-frère du roi Cléomène Ier qui mourra fou, et frère de Léonidas Ier qui mourra glorieusement lors de la bataille des Thermopyles contre les Perses de Xerxès Ier en -480, participe à cette guerre au côté des Crotoniates ("Les Sybarites disent qu’ils s’apprêtaient à marcher contre Crotone avec leur roi Télys, quand les Crotoniates affolés appelèrent Dorieus à leur secours, Dorieus répondit favorablement, marcha avec eux contre Sybaris et prit la cité. Mais, contrairement aux Sybarites qui attribuent cet acte à Dorieus, les Crotoniates affirment qu’aucun étranger ne participa à la guerre contre Sybaris, à l’exception du devin éléen Callias, membre de la famile des Iamides, qui délaissa le tyran de Sybaris et s’enfuit à Crotone à cause de présages défavorables lors d’un sacrifice pour demander aux dieux la victoire sur Crotone. Tel est l’avis des Crotoniates. Les deux peuples avancent leurs preuves. D’un côté les Sybarites montrent un enclos et un temple près du lit asséché du Krathis : selon eux, Dorieus les aurait consacrés à Athéna Krathia après la prise de la cité. […] De l’autre côté les Crotoniates montrent dans leur pays des terres octroyées à Callias, qui sont toujours aujourd’hui possédés par ses descendants, mais aucune terre octroyée à Dorieus, or si Dorieus les avait réellement aidés dans la guerre contre Sybaris il aurait reçu des biens plus importants que Callias", Hérodote, Histoire V.44-45). Diodore de Sicile, au livre XI paragraphe 90 de sa Bibliothèque historique, dit que la première tentative de refondation d’une cité sur les ruines de Sybaris a lieu sous l’archontat athénien de Lysicratès en -453/452, “cinquante-huit ans” après cette guerre désastreuse contre Crotone : par soustraction, on déduit que l’anéantissement de Sybaris par Crotone date de -511 (si on compte de manière exclusive) ou de -510 (si on compte de manière inclusive). Pour l’anecdote encore, le philosophe Pythagore ne profite pas longtemps de la victoire contre Sybaris, puisque son influence finit par inquiéter ("Législateur des Crotoniates, [Pythagore] inspira une si haute confiance que lui-même et ses trois cents élèves devinrent les vrais administrateurs publics, ils exercèrent leur sagesse dans le gouvernement comme des vrais aristocrates", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VIII.3), et, selon les versions, il meurt assassiné à Crotone ("Pythagore mourut de la façon suivante : il était chez Milon [l’athlète] avec ses compagnons, quand l’un de ceux qu’il avait éconduit incendia la maison par vengeance. Selon une autre version, cet incendie aurait été provoqué par les Crotoniates qui redoutaient de le voir instaurer une tyrannie, Pythagore réussit à s’échapper, mais il fut rattrapé pour s’être arrêté devant un champ de fèves en disant : “Plutôt être capturé que les fouler aux pieds, plutôt mourir que les faire crier” [Pythagore croit en la réincarnation : dans l’hypothèse où il se réincarnerait en fève après sa mort, il refuse de marcher sur les fèves qui lui barrent le chemin], il fut alors égorgé par ceux qui le poursuivaient, la majorité de ses quarante compagnons périrent avec lui, très peu survécurent", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VIII.39) ou banni de la cité, en exil à Métaponte ("Dicéarque prétend que Pythagore se réfugia à Métaponte dans le temple des Muses, où il mourut de faim au bout de quarante jours. Héraclide dit au contraire, dans son abrégé des Vies de Satyros, qu’après avoir enterré Phérécyde à Délos il revint en Italie et, ayant trouvé Milon de Crotone au milieu des apprêts d’un grand banquet, il se retira aussitôt à Métaponte, où il se laissa mourir de faim par lassitude de la vie", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VIII.40 ; "Trois cents jeunes gens se lièrent ainsi l’un à l’autre par un vœu solennel, vivant à l’écart de la population. Les citoyens [de Crotone], se croyant menacés par leurs assemblées secrètes, brûlèrent une maison où ils s’étaient réunis. Soixante d’entre eux y périrent, les autres s’exilèrent. Après vingt ans passés à Crotone, Pythagore se retira à Métaponte, où il mourut. L’admiration qu’il inspira fut telle que sa maison devint un temple, où on l’honora comme un dieu", Justin, Histoire XX.4 ; "Je suis allé à Métaponte avec toi, et je n’ai pas voulu me rendre chez mon hôte avant d’avoir vu le lieu où Pythagore est mort, et le siège où il s’asseyait", Cicéron, Des vrais biens et des vrais maux V.2). C’est à proximité de Sybaris dévastée que Périclès, au tout début de la paix de Trente Ans au milieu du Vème siècle av. J.-C., précisément sous l’archontat athénien de Callimaque en -446/-445 selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XII.140), fondera la cité nouvelle de Thourioi (aujourd’hui Thurio en Italie), du nom d’un fleuve local, dans l’espoir de relancer la colonisation de la Lucanie au profit d’Athènes.


En Sicile


L’origine du nom "Italie/Ital…a" est incertain. Selon Thucydide, il vient d’un Sicule nommé "Italos" qui aurait régné on-ne-sait-quand ("Des Sicules vivent encore aujourd’hui en Italie, qui doit précisément son nom à un roi sicule, “Italos”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.2). Selon Aristote, il vient d’un "Italos" d’on-ne-sait-quelle origine qui se serait imposé aux Oenotriens, donc après l’installation d’Oenotros dans le sud de l’Italie à la fin de l’ère minoenne ("Les savants italiens assurent que les Oenotriens ont changé leur nom en “Italiens” en hommage à Italos, un des rois de l’Oenotrie, et que ce nom “Italie” fut donné aux côtes européennes entre les golfes Scyllétique [aujourd’hui Squillace, à une dizaine de kilomètres au sud de Catanzaro en Italie] et Lamétique [au milieu duquel se jette le fleuve Lamètos, aujourd’hui le fleuve Amato, qui a donné son nom à la ville homonyme “Lamezia”-Terme en Italie] distants l’un de l’autre d’une demi-journée de route. Ils ajoutent qu’Italos apprit l’agriculture aux Oenotriens jusqu’alors nomades et instaura plusieurs pratiques, dont les repas communs. On retrouve cette pratique dans plusieurs régions actuelles, ainsi que quelques lois d’Italos : elle existe encore chez les Opiques, habitants des côtes de la mer Tyrrhénienne qui portent toujours leur ancien nom d’“Ausoniens”, et chez les Chones qui vivent aujourd’hui dans le pays appelé “Syrte” [la côte nord africaine entre les actuels golfes de Syrte et de Gabès], sur les côtes d’Iapygie et du golfe Ionique, et qui sont d’origine oenotrienne", Aristote, Politique 1329b). Selon Antiochos de Syracuse cité par Denys d’Halicarnasse, il vient d’un "Italos" d’origine ambiguë qui s’est imposé aux Oenotriens, auquel aurait succédé un "Morgès" ancêtre des Morgètes bien attestés dans les textes et sur l’actuel site archéologique homonyme de Morgantina dans la banlieue nord-est d’Aidone, dans la province d’Enna en Sicile, qui lui-même aurait accueilli un "Sikelos" chef des Sicules ("Antiochos de Syracuse, qui a écrit sur le passé ancien de l’Italie, énumère les peuples qui s’y sont succédés dans chacun de ses territoires. Il dit que, selon la tradition, les plus anciens habitants du pays sont les Oenotriens. Voici ses propres mots : “Antiochos fils de Xénophanos a écrit cet ouvrage sur l’Italie, qui contient les récits les plus crédibles et les plus certains sur le sujet. Le pays appelé aujourd’hui « Italie » fut autrefois possédé par les Oenotriens”. Il raconte ensuite comment ceux-ci étaient gouvernés, comment un “Italos” devint leur roi et les appela “Italiens” d’après son propre nom, comment un “Morgès” lui succéda en les appelant à son tour “Morgètes”, et comment un “Sikelos” fut reçu par Morgès, fonda un royaume et divisa le pays", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 12.3). Selon Timée, il vient d’un mot grec signifiant "taureau", mais Timée est le seul à avancer cette hypothèse. Selon une autre tradition rapportée par Varron, il vient d’un taureau qu’Héraclès/Hercule aurait chassé depuis la Sicile jusque dans le Bruttium… un taureau totalement inconnu par ailleurs, qu’on ne peut pas confondre en tous cas avec le célèbre taureau crétois capturé en Attique par Héraclès à la fin de l’ère mycénienne ("Parmi les bêtes, le bœuf est l’animal le plus important. L’Italie lui doit son nom, selon Timée, qui raconte qu’“italos” ["uitalus" en latin] chez les Grecs anciens signifiait “taureau” et que ce mot a servi justement à désigner l’Italie où pullulaient les “italos” majestueux. D’autres disent que l’Italie doit son nom au célèbre taureau “Italos” qu’Hercule poursuivit depuis la Sicile jusqu’en ce pays", Varron, De l’agriculture II.5 ; Aulu-Gelle puise à la même source : "L’historien Timée qui a rapporté en grec le passé des Romains, et Varron qui a rapporté diverses antiquités humaines, donnent au nom “Italie” une origine grecque, en rappelant qu’“italos” chez les Grecs anciens signifiait “taureau” et que les taureaux étaient jadis très nombreux en Italie. Ils y paissaient en grands troupeaux dans les plaines. Leur densité est prouvé par l’amende suprême qui consistait à payer deux brebis et trente bœufs, précisément à cause de l’abondance de ceux-ci et de la rareté de celles-là", Aulu-Gelle, Nuits attiques XI.1). Ces explications tardives, fondées sur des calembours, des présupposés douteux, des étymologies circulaires, des reliques auto-suggérées, ne nous convainquent pas. Les linguistes modernes avancent d’autres possibles. Certains d’entres eux rapprochent "Italie" du grec "aitho/a‡qw" signifiant "brûler, incendier" (qu’on retrouve dans le volcan "Etna/A‡tnh" dont les émanations incandescentes dominent la Sicile) et désignant par extension la couleur noire (qu’on retrouve dans l’"Ethiopie/A„qiop…a" à la population noire, ou dans le noir de l’"éther/a„q»r" céleste) : selon eux, l’"Italie" serait originellement la "terre noire" ou la "terre qui brûle" en référence à ses multiples volcans et à son sol sombre de nature volcanique. Cette hypothèse est pertinente si on souvient que selon l’historien Antiochos de Syracuse le nom "Italie" ne désignait jadis que l’extrême pointe sud-ouest de la botte italienne, correspondant au Bruttium (aujourd’hui la province italienne de Calabre) et à la Lucanie ("Dans ses Italiques, Antiochos dit clairement que le nom “Italie” désignait originellement cette partie de la péninsule [sud-ouest], jadis appelée aussi “Oenotrie”. Son livre la délimite d’un côté au fleuve Lao qui se jette dans la mer Tyrrhénienne, marquant la frontière de la Lucanie que j’ai décrite précédemment, et de l’autre côté au port de Métaponte face à la Sicile", Strabon, Géographie, VI, 1.4), et que ce territoire se situe juste au-dessus d’une faille tectonique provoquant une activité volcanique très régulière (depuis le volcan du Vésuve jusqu’au volcan de l’Etna, en passant par les Champs phlégréens de Puteoli/Pouzzoles et le volcan marin du Stromboli). Selon une tragédie d’Eschyle qui n’est pas parvenue jusqu’à nous mais dont un passage est cité par Strabon et par Pline l’Ancien, le site de Rhégion à l’extrême pointe du Bruttium doit justement son nom à cette activité volcanique, parce qu’il correspond à un isthme reliant jadis la Sicile au continent qui a été "rhègnymi/∙»gnumi", littéralement "briser, rompre, arracher, déchirer, séparer" en grec, lors d’un séisme volcanique ("D’où vient le nom actuel de “Rhégion” ? Selon Eschyle, d’un ancien cataclysme local. Comme beaucoup d’autres auteurs, le poète Eschyle dit qu’à l’occasion d’un fort séisme la Sicile a été “rhègnymi” du continent et que “ce mot a donné la cité” de Rhégion. […] Aujourd’hui les multiples orifices béants d’où jaillissent le feu intérieur, des pierres incandescentes et des torrents d’eau chaude, ne produisent plus de séismes dans les environs du détroit, mais jadis toutes ces issues étaient bouchées et comprimaient le feu et l’air dans les entrailles de la terre, provoquant des violentes secousses : on peut penser qu’ébranlé par ces secousses et battu en même temps par les vents, le sol a fini par céder, créant un passage entre la mer de Sicile d’un côté et la mer Tyrrhénienne de l’autre côté", Strabon, Géographie, VI, 1.6 ; "D’abord réunie au Bruttium, [la Sicile] en fut arrachée par la mer, qui forma un détroit de quinze mille pas de long sur quinze cents pas de large près de la colonie de Rhégion, sur la côte italienne, qui doit justement son nom grec à ce déchirement", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 14.1). D’autres linguistes préfèrent rapprocher le mot "Italie" des "Etoliens" qui, sous la conduite de Diomède, ont vainement tenté de s’installer à Brindisi au tout début de l’ère des Ages obscurs (nous avons évoqué cette colonisation ratée à la fin de notre paragraphe introductif). L’Etolie étant, comme la Messénie, comme Ithaque, située en Grèce occidentale, tournée vers l’Italie, les Etoliens comme les gens de Messénie et d’Ithaque à l’ère mycénienne connaissaient parfaitement la route maritime reliant la côte grecque à la côte italienne. A la fin de l’ère mycénienne, quand l’insécurité a commencé à gangrener toute la Méditerranée orientale, ces Grecs occidentaux au sang mélangé asianique-sémitique-achéen ont naturellement été tentés de s’installer en Italie en rêvant à une vie meilleure : ainsi s’expliquent les installations des compagnons de Diomède à Brindisi, de Nestor à Métaponte, d’Ulysse à Laos juste après la chute de Troie, au tout début de l’ère des Ages obscurs. Même si ces colonisations se sont soldées par des échecs, on admet que certains colons ont survécu en se dispersant, entretenant le souvenir de leurs racines grecques. Quand les nouveaux colons de l’ère archaïque sont revenus sur ces terres péninsulaires italiennes, ils ont aussi naturellement héroïsé ces anciens compagnons de Diomède, de Nestor, d’Ulysse, pour légitimer leurs captations foncières. Parmi ceux-ci, les descendants des Etoliens réfugiés sur les hauteurs des Pouilles, de Lucanie et du Bruttium ont fini par donner leur nom aux régions qu’ils habitaient, puis aux côtes voisines, puis à la péninsule tout entière, l’"Etolie/A„twl…a", qui s’est déformé au cours du temps pour donner "Italie/Italia" en latin. Les mêmes linguistes supposent que ces compagnons étoliens de Diomède ont apporté avec eux le culte au taureau de leurs ancêtres, ce qui pourrait expliquer la confusion étymologique avancée par Timée entre le nom "Italie" et l’image du taureau. Et s’opposant à leurs collègues qui voient dans "Italie" un dérivé du grec "a‡qw/brûler, incendier", ils vont encore plus loin en établissant une équivalence entre "Etolie", "Italie", et "A„qal…a/Aethalia" l’ancien nom de l’île d’Elbe, dont nous avons vu plus haut qu’il est peut-être constitué d’un préfixe vocalique sémitique "ai-/ae-" désignant l’île elle-même suivi de l’étymon maritime sémitique "trʃ", autrement dit "Etolie" ne serait pas un nom indoeuropéen mais sémitique désignant simplement des gens qui, avant de se sédentariser à l’intérieur des terres, vivaient sur des îles ou des côtes reculées. Pour notre part, nous ne savons pas quoi penser de ces diverses élaborations linguistiques. Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu, en nous appuyant principalement sur Thucydide, que les premiers habitants du Bruttium étaient les Sicanes, d’origine discutée. Ces Sicanes ont échoué à empêcher les Sémites oenotriens de se répandre sur leurs côtes à partir de la fin de l’ère minoenne, mais ils ont réussi à refouler les Sicules qui ont tenté le même scénario à l’ère mycénienne, probables colons sémitiques originaires d’Anatolie, plus précisément de la cité homonyme de "Sagalassos", les mêmes que les textes égyptiens de la fin de l’ère mycénienne et du début de l’ère des Ages obscurs désignent par l’étymon consonantique "skl". Ces Sicules ont donné leur nom au site de "Zanclè" sur la côte sicilienne où ils se sont réfugiés à l’ère des Ages obscurs, juste en face de Rhégion (Thucydide avance une raison topographique à ce nom "Zanclè", qui n’est pas incompatible avec la signification originelle de "Sicule" : "Ce furent les Sicules qui donnèrent à cet endroit son premier nom “Zanclè”, parce que sa forme évoque une faux et que “faux” se dit “zanclon” en langue sicule", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4), puis à l’île même de "Sicile" dans laquelle ils se sont finalement fixés. A l’ère archaïque, Sicanes et Sicules sont bousculés sur leurs terres respectives du Bruttium et de Sicile par les colons grecs. Les premiers Grecs à s’imposer sont les colons chalcéens de Cumes que nous avons évoqués précédemment, qui chassent les Sicules de Zanclè pour y fonder une nouvelle cité dans la seconde moitié du VIIIème siècle av. J.-C. ("Zanclè fut fondée par des pirates de Cumes, cité chalcéenne en territoire opique, suivis par un grand nombre de colons de Chalcis et du reste de l’Eubée avec lesquels ils partagèrent les terres. Périerès de Cumes et Krataiménès de Chalcis en furent les fondateurs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4 ; "Zanclè servit d’abord de retraite à des pirates qui, profitant de l’isolement du lieu, fortifièrent le port et y amassèrent des armes, qu’ils utilisèrent pour commettre leurs méfaits sur terre et sur mer. Leurs premiers chefs furent Krataimènes de Samos et Périerès de Chalcis, qui par la suite jugèrent à propos d’inviter d’autres Grecs à venir s’établir parmi eux", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 23.7). Ces fondateurs chalcéens de Zanclè, qui ne sont que des pirates sans foi ni loi, pensent qu’ils pourraient multiplier leurs butins en contrôlant le site de Rhégion juste en face. Ils lancent donc un appel à tous les Grecs avides d’aventures à les rejoindre, dans le but de fonder une nouvelle cité à Rhégion qui, avec Zanclè, permettra de contrôler les allers et retours de tous les navires dans le détroit. Beaucoup de gens de Chalcis en Eubée répondent à cet appel et investissent Rhégion ("Un dixième des Chalcéens furent consacrés au dieu [Apollon], ils se rendirent à Delphes pour interroger l’oracle sur une colonisation. La Pythie leur répondit : “Là où l’Apsia le plus sacré des fleuves se jette dans la mer, là où en remontant son cours on voit la femelle s’unir au mâle, à cet endroit fondez une cité, et le dieu [Apollon] vous donnera l’Ausonie”. Les Chalcéens trouvèrent sur les rives du fleuve une vigne embrassant un figuier sauvage, mâle et femelle à la fois, selon l’oracle, et fondèrent une cité", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 26). Mais ils sont vite dépassés en nombre par des Messéniens devenus indésirables en Messénie pour raisons diplomatique et politique, juste avant la première guerre de Messénie ("On dit que Rhégion a été fondée par des Chalcéens ayant quitté leur patrie à cause d’une famine : l’oracle de Delphes ayant conseillé à des représentants chalcéens d’“offrir le dixième de Chalcis à Apollon”, ceux-ci auraient quitté Delphes pour l’Italie, rejoints en chemin par des Chalcéens volontaires. Mais Antiochos dit qu’en vérité ces colons chalcéens n’ont fait que répondre à l’appel des gens de Zanclè, qui leur ont même donné un des leurs comme archégète ["¢rchgšthj", "chef, fondateur"], Antimnestos. Beaucoup de Messéniens suivirent les Chalcéens, chassés de leurs foyers péloponnésiens par leurs adversaires politiques qui refusaient de réparer une injure causée aux Spartiates. A Limnes [site non localisé sur la chaîne montagneuse du Taygète, à la frontière entre Messénie et Laconie, dédié à la déesse Artémis], en effet, des jeunes filles spartiates venues offrir un sacrifice avaient été violées et leurs défenseurs massacrés par des Messéniens. Ces derniers s’étaient réfugiés d’abord à Makistos [cité en Elide, à une vingtaine de kilomètres au sud-est d’Olympie], d’où ils avaient envoyé à Delphes des représentants demander pourquoi Apollon et Artémis avaient accepté que leurs serviteurs fussent ainsi offensés et chassés de leur patrie, et en même temps implorer le dieu [Apollon] de les sauver de leur détresse. Apollon leur avait répondu de partir pour Rhégion avec les Chalcéens et d’honorer sa sœur [Artémis] qui, loin de les perdre, les avait au contraire sauvés en leur permettant d’échapper à la ruine prochaine de leur patrie et au joug des Spartiates. Les Messéniens avaient obéi. Cela explique pourquoi tous les tyrans de Rhégion jusqu’à Anaxilas [II] furent d’origine messénienne", Strabon, Géographie, VI, 1.6). Après la défaite des Messéniens face à Sparte et le suicide de leur roi Aristodémos au terme de la première guerre de Messénie, à la fin du VIIIème siècle av. J.-C., que nous raconterons en détails dans un paragraphe ultérieur, ces colons messéniens de Rhégion sont rejoints par des compatriotes vétérans conduits par un nommé Alcidamidas, qui refusent le joug spartiate ("Alcidamidas avait quitté Messène pour aller s’établir à Rhégion après la mort d’Aristodémos et la prise de l’Ithome", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 23.6). Le temps passe. Une rivalité s’instaure entre les gens de Zanklè et les Messéniens de Rhégion pour le contrôle total du détroit. Cette rivalité dégénère en guerre, et trouve sa conclusion à l’occasion d’une nouvelle vague de migrants messéniens fuyant les représailles spartiates au terme de la seconde guerre de Messénie dans la première moitié du VIIème siècle av. J.-C., la première année de la vingt-neuvième olympiade soit "quatre générations après Alcidamidas" selon Pausanias, c’est-à-dire en -664/-663. Ces Messéniens en fuite conquièrent Zanklè, qu’ils rebatisent "Messène", qui est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Messine" en Sicile, en souvenir de leur métropole péloponnésienne perdue ("[Les Messéniens vaincus] délibérèrent sur le lieu où s’établir. Gorgos suggéra de conquérir Zacynthos près de Céphalonie, d’abandonner le continent pour devenir insulaires et pouvoir ainsi ravager toutes les côtes de la Laconie avec leurs navires. Mantiklos conseilla d’oublier Messène et leur haine des Spartiates pour aller prendre possession de la Sardaigne, la première des îles les plus grandes et les plus fertiles. C’est alors qu’Anaxilas [Ier] les invita à s’installer en Italie. Anaxilas [Ier] était le tyran de Rhégion, il descendait à la quatrième génération d’Alcidamidas qui avait quitté Messène pour aller s’établir à Rhégion après la mort d’Aristodémos et la prise de l’Ithome. Quand les Messéniens furent auprès de lui, il les informa être en guerre contre les gens de Zanclè qui possédaient une région de Sicile riche et très bien située, vouloir s’en emparer avec leur aide, et la leur donner. Les Messéniens acceptèrent cette proposition. Il les aida donc à débarquer en Sicile. […] Vaincus sur mer par Anaxilas [Ier] et sur terre par les Messéniens, les Zancléens se réfugièrent dans leur ville où ils furent bientôt assiégés par les forces navales de Rhégion et par les troupes messéniennes. Quand leurs murs tombèrent, ils se réfugièrent dans les temples et au pied des autels des dieux. Anaxilas [Ier] ordonna aux Messéniens de massacrer ceux qui étaient dans les temples et de réduire en esclavage tous les autres, dont les enfants et les femmes, mais Gorgos et Mantiklos le supplièrent de ne pas les obliger à infliger à ces Grecs le même traitement barbare qu’eux-mêmes avaient subi de la part de leurs cousins doriens [les Spartiates, qui ont pourchassé et massacré les Messéniens rebelles à la fin de la seconde guerre de Messénie]. Ils rappelèrent les Zancléens réfugiés au pied des autels, se lièrent avec eux par des serments mutuels, et ils habitèrent ensemble la région en renommant “Messène” la cité appelé auparavant “Zanclè”. Ces événements se déroulèrent durant la vingt-neuvième olympiade, où Chionis de Laconie fut vainqueur pour la seconde fois, Miltiade étant archonte à Athènes", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 23.5-10). Selon Thucydide, la transformation de "Zanclè" en "Messène" n’est pas dû aux exilés messéniens de la première moitié du VIIème siècle av. J.-C. mais à l’autorité unilatérale Anaxilas II tyran de Rhégion au début du Vème siècle siècle av. J.-C., en souvenir de sa généalogie messénienne ("Plus tard, les premiers colons [de Zanklè] durent céder la place à des Samiens et à d’autres Ioniens qui, fuyant les Mèdes [en réalité les Perses, qui envahissent le Moyen Orient et parviennent sur le littoral ionien à la fin du VIème siècle av. J.-C.], vinrent aborder en Sicile. Peu après, ces Samiens furent expulsés à leur tour par Anaxilas [II] le tyran de Rhégion, qui installa à leur place des populations de provenances diverses et donna à la cité son nouveau nom “Messène” en hommage à son ancienne patrie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4). Zanklè a-t-elle été rebaptisée "Messène/Messine" une première fois au VIIème siècle av. J.-C. par Anaxilas Ier puis a retrouvé son nom originel avant d’être rebaptisée à nouveau "Messène/Messine" au Vème siècle av. J.-C. par Anaxilas II, de la même façon que Saint-Pétersbourg a été rebaptisée "Pétrograd", puis "Léningrad", puis à nouveau "Saint-Pétersbourg" au XXème siècle ? Mystère. Ejectés du continent par les colons grecs toujours plus nombreux, les Sicules sont aussi éjectés des côtes orientales de la Sicile, au point qu’à l’ère classique leur aire de peuplement se limitera au centre et au nord de l’île ("[Les Sicules] s’établirent dans la partie la plus fertile du pays [à l’est de l’île] et habitèrent là pendant tout le temps qui s’écoula entre leur arrivée dans l’île et l’arrivée des Grecs, c’est-à-dire près de trois siècles. Aujourd’hui ils occupent les régions au centre et au nord de la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.2 ; "Parmi les peuples barbares de Sicile, les uns étaient autochtones, les autres avaient franchi le détroit et envahi le pays. Les Grecs leur ont barré l’accès au littoral, mais n’ont pas pu les empêcher de se fixer dans l’intérieur des terres, de sorte qu’aujourd’hui le centre de l’île est occupé par les descendants des Sicules, des Sicanes, des Morgètes", Strabon, Géographie, VI, 2.4). Ils ne sont pas les seuls à voir leur espace vital se réduire au bénéfice des Grecs : les Phéniciens qui, à partir de Carthage, avaient commencé à coloniser le sud et l’est de l’île de Sicile, sont contraints de réduire leurs ambitions aux régions occidentales, autour de Motya (aujourd’hui l’île San Pantaleo au milieu du golfe de Marsala en Sicile), de Solonte (aujourd’hui le site archéologique de Solanto, sur la côte en banlieue est de Bagheria en Sicile) et de Panormos (aujourd’hui Palerme en Sicile : "Quand les Grecs commencèrent à débarquer dans l’île en grand nombre, [les Phéniciens] évacuèrent beaucoup de leurs établissements et se regroupèrent à Motya, Solonte et Panormos, près des Elymes [communauté d’origine discutée, mélange de Troyens et de Sicanes selon Thucydide, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif] avec lesquels ils s’allièrent, là où la distance entre Carthage et la Sicile est la plus courte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.2). Les premiers Grecs à débarquer en Sicile sont encore des colons de Chalcis en Eubée, qui fondent la cité de Naxos (aujourd’hui Giardini-Naxos en Sicile) sous la conduite d’un "Théoklès" qu’Ephore cité par Strabon présente comme un Athénien. Ephore ajoute que ces Chalcéens sont accompagnés d’un petit groupe de Mégariens ("L’Athénien Théoklès, jeté sur cette côte [sicilienne] par la tempête, constata la faiblesse des peuples autochtones et la richesse du sol. Il se hâta de regagner son pays, et, n’ayant pas convaincu les Athéniens, repartit vers la Sicile avec une troupe composée majoritairement d’Eubéens de Chalcis, et d’un petit nombre d’Ioniens et de Doriens, surtout des Doriens de Mégare. Ephore ajoute que les Chalcéens fondèrent Naxos, tandis que les Doriens fondèrent Mégara, ou plus exactement “Hyblaia”, nom originel de cette cité qui n’existe plus aujourd’hui, comme je l’ai dit, sinon à travers l’excellent miel “hyblaien”", Strabon, Géographie, VI, 1.6 ; "Les premiers Grecs ayant abordé l’île furent des Eubéens de Chalcis qui, sous la conduite de leur oikiste ["o„kist»r", littéralement "qui établit des colons dans un o‹koj/maison, bâtiment, habitation", par extension "fondateur, chef colonisateur"] Thouklès [corruption de "Theoklès" chez Ephore et Strabon] s’installèrent à Naxos. Ils érigèrent en l’honneur d’Apollon Archégétès ["Archgšthj/Fondateur"] l’autel qui se dresse aujourd’hui hors de la ville", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.3). La nouvelle colonie est ainsi nommée en souvenir de l’île cycladique homonyme au large de l’Eubée, car des Naxiens participent à l’aventure aux côtés des Chalcéens, selon Hellanicos de Lesbos cité par Stéphane de Byzance à l’article "Chalcis" de ses Ethniques. Les Sicules locaux sont contraints de déménager vers le nord, sur les hauteurs du futur site de Tauroménion (aujourd’hui Taormine en Sicile : "Les Sicules de Tauroménion savaient par la tradition que leurs ancêtres occupaient jadis cette partie de l’île quand des Grecs arrivés par mer les en avaient chassés pour fonder Naxos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.88 ; "Ensuite on trouve l’île bienheureuse de Sicile, habitée jadis par des barbares parlant diverses langues en provenance d’Ibérie. Ces Ibères l’appelaient “Trinakria” ["Trinakr…a", "les Trois caps" en grec] en raison de sa forme géographique, plus tard elle fut renommée “Sicile” d’après le roi Sikelos. Puis les Grecs érigèrent des cités. On raconte que dix générations après la guerre de Troie, Theoklès vint par la mer avec des Chalcéens, il était d’origine athénienne. Des colons ioniens arrivèrent ensemble, puis des Doriens, à la suite de conflits internes : les Chalcéens fondèrent Naxos, les Mégariens fondèrent Hybla, et les Doriens s’installèrent pès du cap Zéphyrion en Italie", pseudo-Scymnos, Periodos 270-277). Selon Ephore cité par Strabon, l’événement date de "dix générations après la guerre de Troie" ("Naxos et Mégare, Selon Ephore, Naxos et Mégara[-Hybliai] ont été les premières cités grecques fondées en Sicile seulement dix générations après la guerre de Troie. Jusqu’alors la crainte des pirates tyrrhéniens et des barbares féroces qui habitaient la Sicile avaient dissuadé les Grecs d’y risquer le moindre trafic", Strabon, Géographie, VI, 2.2), mais il est évident que cette datation est beaucoup trop haute. Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée, situe le même événement en -741, en accolant à cette année l’indication suivante : "Fondation de Naxos en Sicile". Les plus anciennes céramiques retrouvées sur place, dont la composition et la décoration sont similaires à celles des Cyclades du début de l’ère archaïque, rendent la date de saint Jérôme possible. Le même saint Jérôme dans sa Chronique écrit : "Fondation de Syracuse" en face de l’année -738. Il s’écarte ainsi de Thucydide qui affirme que Syracuse (dont le nom a traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui sans se déformer) est fondée "l’année d’après" l’installation des Chalcéens à Naxos. Thucydide ajoute que les fondateurs de Syracuse sont des Corinthiens guidés par un "Archias", qui ont au préalable chassé les Sicules habitant les lieux ("L’année d’après [l’installation des Chalcéens à Naxos], Syracuse fut fondée par Archias, descendant des Héraclides, qui arriva de Corinthe. Il expulsa d’abord les Sicules de l’îlot aujourd’hui rattaché à la côte, qui constitue le cœur de la ville. Plus tard, on construisit un mur entourant celui-ci et la ville périphérique devenue très peuplée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.3). Le Marbre de Paros situe la fondation de Syracuse la vingt-et-unième année de l’archontat d’Aischylos, dans la première moitié du VIIIème siècle av. J.-C. ("Depuis qu’Archias fils d’Euagetos, dix générations après Téménos, conduisit les colons depuis Corinthe jusqu’à Syracuse, [texte manque] années se sont écoulées, la vingt-et-unième année du règne d’Aischylos à Athènes", Marbre de Paros A31), c’est-à-dire très tôt. La légende rapportée par Ephore cité par Strabon sous-entend une date plus tardive, plus proche de celles de Thucydide et saint Jérôme : selon cette légende, la fondation de Syracuse par Archias est strictement contemporaine de la fondation de Crotone par Myskellos, or nous avons vu plus haut que Myskellos débarque sur la péninsule italienne en -710/-709 ("Naxos et Mégara [Hyblaia] venaient d’être fondées, quand Archias parti de Corinthe arriva en Sicile et fonda Syracuse. Selon la tradition, Archias avait consulté l’oracle de Delphes en même temps que Myskellos, le dieu [Apollon] avait demandé à chacun s’il préférait la richesse ou la santé, et Archias ayant choisi la richesse et Myskellos la santé il avait désigné au premier le site de Syracuse et au second le site de Crotone. On explique ainsi la salubrité dans laquelle vivent les gens de Crotone depuis leur installation, que j’ai racontée plus haut, et l’opulence rapide des Syracusains, à l’origine de l’expression : “ne pas se satisfaire du dixième de Syracuse” utilisée pour qualifier les gens prodigues ou avares", Strabon, Géographie, VI, 2.4). Pour l’anecdote, cet Archias a été chassé de Corinthe à la suite d’une aventure sentimentale qui a mal tourné, impliquant un haut personnage de la cité ("Archias de Corinthe, épris d’Actéon, commença par envoyer au jeune garçon un messager pour promettre des merveilles. Comme il ne parvint pas à le conquérir, en raison de la probité scrupuleuse du père et du bon sens du jeune garçon lui-même, il rassembla de nombreux proches dans l’intention d’user de la force envers le jeune garçon qui refusait de se soumettre à ses faveurs et à ses prières. Finalement, enivré avec ceux qu’il avait réunis, la passion le porta à un acte insensé : il pénétra chez Mélissos et tenta de kidnapper le jeune garçon. Mais le père et ses domestiques résistèrent, la lutte entre les deux groupes devint violente, et, sans que personne s’en aperçut, le jeune garçon rendit l’âme entre les mains de ses défenseurs", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 33) : si on accepte la datation tardive de Thucydide, Ephore, Strabon et saint Jérôme, cet exil coïncide avec la tyrannie de Cypsélos, en conséquence on soupçonne fortement que ce haut personnage est lié directement ou indirectement à Cypsélos, autrement dit l’exil d’Archias vers Syracuse doit se lire en parallèle à l’exil de Démarate vers Tarquinies que nous avons raconté précédemment. On voit sur la carte que l’est de la Sicile forme un grand golfe bordé au nord par Messène/Messine et au sud par Syracuse, avec au centre la très fertile vallée du fleuve Simeto, à l’embouchure duquel se trouve, sur la rive droite, la cité de Léontine (aujourd’hui Lentini en Sicile) de nature indéfinie (sicane ? sicule ? autre ?). Le chef des colons chalcéens de Naxos, Theoklès, comprend très vite l’intérêt stratégique d’accaparer cette cité. Seulement "quatre ans après la fondation de Syracuse" selon Thucydide, Theoklès débarque à l’embouchure du Simeto avec une troupe de Chalcéens de Naxos, il s’allie avec des Sicules locaux (des individus innocents, chassés de Naxos ou de Syracuse par les Grecs et espérant trouver un compromis territorial avec ces derniers ? ou au contraire des individus coupables, chassés de Léontine par les habitants comme traîtres ou rebelles ?), et avec leur aide prend possession de Léontine ("Thouklès se rendit maître de la cité de Léontine, à la tête d’Eubéens de Chalcis, et avec le soutien de Sicules qui l’avaient habitée auparavant", Polyen, Stratagèmes, V, 5.1). Theoklès n’est pas seul à convoiter ce site. Peu de temps après sa captation de Léontine, il voit arriver d’autres colons en provenance de Mégare, peut-être informé par leurs compatriotes ayant suivi Theoklès à Naxos selon Ephore, qui lui proposent de s’allier à eux contre les Sicules. N’hésitant pas à inverser sa diplomatie, Theoklès chasse les Sicules de Léontine avec l’aide de ces Mégariens. Ainsi dans Léontine cohabitent pendant quelques mois colons chalcéens et colons mégariens ("Des colons venus de Mégare, originaires de Platées, se répandirent dans la région de Léontine. Theoklès leur dit que son serment conclu avec les Sicules lui interdisait de les en chasser, mais ne lui interdisait pas d’ouvrir les portes pendant la nuit aux colons ni de les laisser traîter les Sicules comme des ennemis. C’est ainsi que les Mégariens se saisirent de l’agora et de la forteresse, tombèrent sur les Sicules désarmés et les contraignirent à la fuite, et que les Chalcéens se débarrassèrent de leurs concitoyens sicules pour les remplacer par les colons de Mégare", Polyen, Stratagèmes, V, 5.1 ; "A la même époque, Lamis arriva de Mégare en Sicile avec des colons. Il s’établit sur le fleuve Pantakyas au lieu-dit Trotilon ["TrètilÒn", site non identifié, peut-être l’actuelle Brucoli sur la péninsule d’Augusta, à mi-chemin entre Catane au nord et Syracuse au sud ?]. Puis il partit de là vers la cité chalcéenne de Léontine, où il fut admis pendant un temps", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4). L’entente ne dure pas. "Six mois après" avoir chassé les Sicules, selon Polyen, Theoklès chasse les colons mégariens. Les Chalcéens restent donc les seuls maîtres de Léontine ("Six mois plus tard, Theoklès trouva un moyen de chasser les Mégariens de la ville [de Léontine]. Il prétendit avoir, lors des combats pour prendre la cité, promis aux douze dieux de leur consacrer une procession en armes. Les Mégariens n’eurent aucun soupçon et répondirent : “Réjouissez-vous, organisez donc cette procession”. On organisa la cérémonie. Les Chalcéens marchèrent solennellement jusqu’à l’agora, où ils se rassemblèrent. Theoklès ordonna alors au héraut de crier : “Mégariens, sortez de la ville avant le coucher du soleil !”. Les Mégariens supplièrent devant les autels qu’on ne les bannît pas, ou du moins qu’on leur restituât leurs armes. Mais Theoklès suivit le conseil des Chalcéens, qui ne voulaient pas voir tant de rivaux partir avec des armes. Les Mégariens démunis se réfugièrent à Troilon ["Trè„lon", site non identifié, probable corruption de "Trotilon/TrètilÒn" chez Thucydide] pour y passer l’hiver. Les Chalcéens ne les y tolérèrent pas plus longtemps", Polyen, Stratagèmes, V, 5.2). Les Mégariens expulsés descendent vers le sud, où ils fondent Thapsos (aujourd’hui le site archéologique de l’île de Thapsos, en plein milieu du golfe du même nom, entre Augusta au nord et Syracuse au sud). Un chef sicule nommé "Hyblon" leur propose ensuite de s’installer sur le territoire juste en face, au pied du mont Pantalica troué de milliers de tombes troglodytes sicanes, où ils fondent une nouvelle colonie qu’ils appellent en conséquence "Mégara Hyblaia" ("Mais les Chalcéens [de Léontine] finirent par expulser [Lamis] [le chef des colons mégariens]. Avant de mourir, il fonda Thapsos. Chassés de Thapsos, ses compagnons suivirent le roi sicule Hyblon, qui leur céda le territoire où ils fondèrent une cité qu’ils appelèrent “Mégara Hyblaia”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4). Theoklès pendant ce temps continue son expansion en envoyant ses compagnons chalcéens fonder une nouvelle cité côtière appelée "Catane" (qui a traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui sans déformation) sur la rive gauche du fleuve Simeto, toujours en expulsant les Sicules locaux ("Quatre ans après la fondation de Syracuse, Thouclès et les Chalcéens, partant de Naxos, allèrent fonder Léontine puis Catane après avoir chassé par les armes les Sicules de la région", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.3). Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée, situe cet événement en -736, en accolant à cette année l’indication suivante : "Fondation de Catane en Sicile". Ces trois communautés de pionniers - Chalcéens de Zanclè rebaptisée Messène/Messine, de Naxos et de Catane, Mégariens de Mégara Hyblaia, Corinthiens de Syracuse - essaiment ensuite en créant leurs propres comptoirs ou en attirant leurs compatriotes de Grèce. Ainsi, selon Strabon, les Chalcéens de Naxos et de Catane participent au développement de Messène/Messine aux côtés de leurs lointains cousins de Cumes installés antérieurement dans cette cité et épargnés par les Messéniens ("Messène est une colonie de Messéniens du Péloponnèse, qui lui ont donné ce nom quand ils sont venus y habiter. Antérieurement la cité s’appelait “Zanclè”, d’après un vieux mot signifiant “faux”, en référence à la forme courbe et à l’aspect tranchant du lieu. Elle fut bâtie par les Naxiens de Catane et des environs", Strabon, Géographie, VI, 2.3). Et parce que Messène/Messine ne peut pas tous les accueillir, au milieu du VIIème siècle av. J.-C. une partie d’entre eux partent vers le nord-ouest pour fonder Himera (site archéologique sur l’actuelle commune de Termini Imerese, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Palerme : "De Zanclè partirent Eukléidès, Simos et Sakon les fondateurs d’Himera, avec des colons majoritairement d’origine chalcéenne. Les bannis appelés “Mylétides” ["Mulht…dai"], expulsés de Syracuse à la suite de luttes politiques, se joignirent à eux. La langue des habitants devint un mélange de chalcéen et de dorien, mais les institutions restèrent chalcéennes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.5 ; au livre VI paragraphe 2 alinéa 6 de sa Géographie, Strabon parle aussi incidemment de ces mystérieux "Mylétides" apocopés en "Myles/Mula‹" alliés des colons chalcéens de Zanclè/Messine). A la même époque, au milieu du VIIème siècle av. J.-C., une partie des Mégariens de Mégara Hyblaia partent vers l’extrême sud-ouest de l’île de Sicile pour fonder Sélinonte entre les fleuves Hypsas (aujourd’hui le fleuve Belice) et Sélinos (qui lui donne son nom, aujourd’hui le fleuve Modione). Thucydide date approximativement cette fondation vers -626 ("[Les colons mégariens] vécurent pendant deux cent quarante-cinq ans [à Mégara Hyblaia], avant d’en être expulsés par Gélon le tyran de Syracuse qui les força à quitter la cité et la région [cet événement est brièvement évoqué par Hérodote au livreVII paragraphe 156 de son Histoire, qui le situe juste avant la bataille de Salamine en -480, on en déduit que les Mégariens sont expulsés de Mégara Hyblaia vers -481, et que la fondation de Mégara Hyblaia, "deux cent quarante-cinq ans avant" selon Thucydide, se situe vers -726]. Avant cet événement, un siècle après leur installation [donc vers -626], ils avaient fondé Sélinonte sous la conduite de Pamillos venu de Mégare leur métropole", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4). Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée, la remonte la troisième année de la trente-deuxième olympiade, soit -650 (il accole le commentaire suivant à cette date : "Fondation de Sélinonte en Sicile"). Strabon quant à lui confirme incidemment que Sélinonte est bien une colonie mégarienne mais ne donne aucune indication de date (Géographie, VI, 2.6). Très éloignée de sa métropole Mégara Hyblaia, Sélinonte pour se développer doit jouer une diplomatie dangereuse entre les cités carthaginoises dominant la pointe ouest de l’île de Sicile et la cité d’Egeste voisine (aujourd’hui le site archéologique de Ségeste à une dizaine de kilomètres au sud-ouest d’Alcamo en Sicile) composée d’un mélange de Sicanes autochtones et de descendants de Troyens ayant survécu à la guerre et à l’anéantissement de leur patrie troyenne vers -1200 (sur la fondation d’Egeste/Ségeste, nous renvoyons à la fin de notre paragraphe introductif). Cette ambiguïté diplomatique causera sa chute à la fin du Vème siècle av. J.-C. Contrainte de s’allier aux Syracusains (qui sont des anciens Doriens, comme les gens de Mégare) pour résister aux Athéniens alliés d’Egeste/Ségeste à l’époque de la paix de Nicias, Sélinonte sera finalement absorbée par l’opportuniste Carthage peu de temps après, à l’époque de la troisième guerre du Péloponnèse. Des aventuriers crétois et rhodiens fondent Géla ("Géla fut fondée conjointement par Antiphèmos et Entimos, qui y amenèrent des colons de Rhodes et de Crète quarante-cinq après la fondation de Syracuse. La cité reçut son nom du fleuve Gélas. Le quartier de l’acropole actuelle appelée “Lindioi” correspond au lieu de la première enceinte fortifiée. Les colons se donnèrent des institutions de nature dorienne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4 ; "Antiphémos et Entimos, fondateurs de Géla, interrogèrent la Pythie, qui rendit cet oracle : “Toi Entimos et toi sagace fils du célèbre Kraton qui êtes venus, allez ensemble habiter la terre sicilienne et construisez une citadelle pour les Crétois et les Rhodiens à l’embouchure du fleuve sacré Gélas, qui portera son nom”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 25). Leurs descendants fondent à leur tour Acragas (aujourd’hui Agrigente : "Environ cent huit ans après la fondation de Géla, des colons quittèrent cette cité pour aller fonder Acragas, ainsi nommée d’après le fleuve Acragas. Ils étaient conduits par Aristonous et Pystilos et adoptèrent une constitution similaire à celle de Géla", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.4). Mais Chalcéens, Mégariens, Crétois, Rhodiens ne peuvent résister aux ambitieux Corinthiens de Syracuse, qui fondent Camarine (site archéologique sur l’actuelle commune de Scoglitti, à une vingtaine de kilomètres de Ragusa) à l’embouchure du fleuve Oanis (aujourd’hui le fleuve Rifriscolaro : "Camarine est une colonie de Syracuse, fondée environ cent trente-cinq ans après Syracuse. Daskon et Ménékolos en furent les oikistes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.5). On voit sur la carte que Camarine est idéalement située entre Géla à l’ouest et le cap Pachynos (qui a donné son nom à la moderne ville de Pachino) à l’extrémité sud-est de l’île, qui contrôle les accès à la mer Ionienne d’un côté et à l’aire maritime carthaginoise de l’autre côté. Cela explique pourquoi elle est au cœur des conflits entre cités siciliennes dès l’ère archaïque : offerte par Syracuse à Hippocratès le tyran de Géla contre la libération de prisonniers syracusains au début du Vème siècle av. J.-C., elle sert ensuite de tête de pont à Gélon, stratège et successeur d’Hippocratès sur le trône de Géla, dans sa conquête de Syracuse, de Mégara Hyblaia, d’Himera ("Par la suite, Hippocratès le tyran de Géla prit possession de Camarine, qui lui fut cédée comme rançon de prisonniers syracusains. Il la reconstruisit comme oikiste. Les citoyens de Camarine furent expulsés de nouveau par Gélon, Camarine fut alors repeuplée pour la troisième fois avec des colons de Géla", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.5). La suite de l’Histoire de la Sicile n’est qu’une succession de guerres internes conduites principalement par Syracuse, qui cherche à dominer toute l’île (depuis Hermocratès dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. jusqu’à Agathocle au début du IIIème siècle av. J.-C.), elle s’inscrit finalement en annexe des Histoires de Carthage et de Rome, qui rivalisent pour l’hégémonie en Méditerranée occidentale. Au terme de ces interminables et sanglantes rivalités, la Sicile tout entière sera ruinée : au début de l’ère impériale, le géographe Strabon constate que les anciennes opulentes cités grecques et carthaginoises siciliennes ne sont plus que des amas de ruines ou des hameaux désolés, refuges de marginaux ou haltes de bergers pauvres ("La côte sicilienne entre le cap Pachynos et le cap de Lilybée [aujourd’hui Marsala] est aujourd’hui totalement dépeuplée, seuls demeurent quelques vestiges des nombreux établissements fondés jadis, parmi lesquels la colonie syracusaine de Camarine. Les seules cités encore debout sont Agrigente, port fondé par Géla, et Lilybée. Cette côte de Sicile étant plus proche de Carthage que les deux autres, elle a naturellement subi les assauts continuels des Carthaginois, et a été le théâtre de longues guerres qui ont grandement ruiné le pays. […] Dans l’intérieur de l’île aussi, la cité d’Enna qui renferme le célèbre temple de Déméter ne compte plus qu’un petit nombre d’habitants, pourtant située sur une éminence au milieu d’un massif extrêmement fertile. La ruine de cette cité a été principalement causée naguère par le siège des esclaves fugitifs conduits par Eunus, que les Romains peinèrent à vaincre. La même guerre fit beaucoup de mal à Catane, à Tauroménion et à plusieurs autres cités. Partout dans l’intérieur on ne trouve plus que des habitations de bergers. On ne trouve plus par ailleurs de vrai centre politique, ni à Himera, ni à Géla, ni à Callipolis [cité non localisée, colonie de Naxos/Giardini-Naxos], ni à Sélinonte, ni à Euboia [cité non localisée, probable colonie chalcéenne, ainsi nommée en souvenir de l’île homonyme "Eubée" en mer Egée, sur laquelle se trouve la cité de Chalcis]", Strabon, Géographie, VI, 2.5-6).


Avant de poursuivre notre exploration des colonies grecques en Méditerranée occidentale, nous devons remarquer que les routes coloniales qui se créent au cours de l’ère archaïque entre la Grèce et l’Italie, qui deviennent peu à peu des routes commerciales, nécessitent le contrôle des mers Ionienne et Adriatique qui les séparent. La tradition rapportée par Strabon dit que l’île de Corcyre est accaparée par le Corinthien Archias à l’occasion de son périple vers la Sicile, où il fonde la cité de Syracuse à la fin du VIIIème siècle av. J.-C. comme nous venons de le voir ("La tradition ajoute qu’en passant à Corcyre, qui s’appelait alors “Scheria” [étymologie inconnue], Archias laissa une partie de ses compagnons avec l’Héraclide Chersicratès pour y fonder une colonie, que ce dernier créa effectivement après avoir chassé les Liburnes [tribu illyrienne] jusque là maîtres de l’île", Strabon, Géographie, VI, 2.4). Archias est suivi par Gorgos fils de Cypsélos tyran de Corinthe, qui fonde Ambracia (dont le nom a traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui : "La cité d’Ambracia se situe au fond du golfe [du même nom], à proximité de la côte. Elle fut fondée par Gorgos fils de Cypsélos. Sous ses murs passe le fleuve Arathos, aisément navigable depuis la mer distante de quelques stades", Strabon, Géographie, VII, 7.6 ; saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée accole le commantaire suivant : "Corcyre est fondée par les Corinthiens" en face de l’année -706, ce qui raccorde avec l’époque d’Archias avancée par Strabon) et Leucade un peu plus au sud ("Des Corinthiens envoyés par Cypsélos et Gorgos prirent possession de toute la partie avancée du continent jusqu’au golfe d’Ambracia. Après avoir fondé les cités d’Ambracia et d’Anactorion [site archéologique dans la banlieue ouest de Vonitsa, qui contrôle l’accès du golfe d’Ambracia], ils jugèrent utile de transformer cette péninsule en île : ils percèrent l’isthme qui la reliait au continent, déplacèrent la cité de Nèritos qui s’y trouvait pour en faire un port en bordure du canal ainsi créé, qui fut relié ensuite par un pont, et ils donnèrent à cette cité déplacée son nouveau nom “Leucade”, je suppose par allusion aux rochers blancs ["leukÒj"] qui pointent vers la haute mer en direction de Céphalonie", Strabon, Géographie, X, 2.8 ; "Ambraciotes et Leucadiens sont des Doriens originaires de Corinthe", Hérodote, Histoire VIII.45). Les colons corinthiens de Corcyre fondent à leur tour la cité d’Apollonia à l’entrée de la mer Adriatique, juste en face de l’extrémité sud-est de la botte italienne (aujourd’hui Pojan en Albanie : "La cité d’Apollonia, célèbre pour la sagesse de ses lois, [fut] fondée par des colons de Corinthe et de Corcyre", Strabon, Géographie, VII, 5.8 ; à ne pas confondre avec son homonyme Apollonia/Sozopol en mer Noire, ni avec son homonyme Apollonia/Susah servant de port à la cité de Cyrène en Libye !), puis Epidamne environ cinquante kilomètres plus au nord. A l’ère hellénistique, les Romains feront d’Apollonia et d’Epidamne les points initiaux de la via Egnatia reliant la mer Adriatique à la mer Egée via la Macédoine, route stratégique permettant le déplacement rapide et direct des légions d’Italie vers l’ouest méditerranéen. Pour ne pas se porter la poisse, ils rebaptiseront "Epidamne", qui sonne en latin comme "damnum/dommage, préjudice", en "Durrachium", un nom dont les linguistes modernes ignorent la signification (aujourd’hui Durrës en Albanie : "Epidamne, colonie de Corcyre, [est] appelée aujourd’hui “Dyrrachion” d’après le nom de la presqu'île sur laquelle elle est bâtie", Strabon, Géographie, VII, 5.8 ; "La colonie d’Epidamne, au nom de mauvais augure pour les Romains, [fut rebaptisée] “Durrachium”", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 26.4). Saint Jérôme dans sa Chronique date la création d’Epidamne/Durrachium en -627 (il note en face de cette année : "Fondation d’Epidamne, qui sera appelée plus tard “Durrachium”").


En Gaule


Les premiers Grecs à s’installer en Gaule sont originaires de l’île de Rhodes, selon le livre III paragraphe 5 alinéa 2 de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui, dans une longue liste de sites côtiers méditerranéens de Gaule, mentionne incidemment une mystérieuse cité de "Rhoda" en latin. Le même passage ajoute que cette cité doit justement son nom à ses fondateurs rhodiens, et aurait à son tour donné son nom au fleuve "Rhône", "RodanÒj" en grec, à l’embouchure duquel elle se serait développée. De son côté, Avienus, poète romain du IVème siècle, établit une équivalence entre la cité d’"Arelate" en latin, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Arles" dans la province française de Provence, et une mystérieuse cité appelée "Théliné" habitée par des Grecs ("Là s’élève la cité d’Arelate, appelée “Théliné” aux siècles précédents quand les Grecs l’habitaient", Avienus, Ora maritima 681-683). Les étymologistes voient dans "Arelate" une latinisation du celte "are/près de" et "late/marais", ce qui raccorde avec le site d’Arelate/Arles qui était effectivement une zone marécageuse à l’ère archaïque. Ils sont plus partagés sur "Théliné", que certains voient simplement comme une latinisation corrompue de "telma/tšlma", "marais" en grec, mais que d’autres rapprochent de l’étymon sémitique "slm" désignant un mouvement de haut en bas, qu’on retrouve par exemple dans "Jérusalem" au sud Levant, ou "Telmissé" et "Termessos" en Anatolie, ou "Salamine" en Grèce, qui n’ont jamais été des lieux marécageux mais, du point de vue de leurs colons sémitiques en provenance du Levant, des endroits "où le Soleil descend, à l’ouest". Cette dernière hypothèse sous-entend que les premiers habitants d’Arelate/Arles auraient un rapport avec les anciens Sémites levantins de l’ère mycénienne. "Rhoda" chez Pline l’Ancien et "Théliné" chez Avienus désignent-ils la même cité d’Arelate/Arles ? C’est possible, surtout si on se souvient que l’île de Rhodes a été colonisée par les Sémites levantins à l’ère minoenne (surnommés "Telchiniens" selon Strabon au livre XIV paragraphe 2 alinéa 7 de sa Géographie, d’après l’étymon sémitique "trʃ" que nous avons déjà expliqué par ailleurs) et a accueilli le Sémite hyksos Danaos fuyant l’Egypte à la fin de l’ère mycénienne. Pline l’Ancien renforce cette hypothèse en évoquant l’existence d’une cité nommée ou qualifiée d’"Héraclée", littéralement "la cité d’Héraclès", à l’embouchure du Rhône ("Certains auteurs affirment qu’à l’embouchure du Rhône a existé une cité “Héraclée”", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 5.3), car on se souvient encore que les figures du soi-disant héros grec Héraclès dans les sites anciennement sémitiques levantins, par exemple à Tyr au Liban, ou sur l’île de Thassos en mer Egée, ne sont que des hellénisations du dieu sémitique levantin Melkart, autrement dit la "cité d’Héraclès" désignée par Pline l’Ancien à l’embouchure du Rhône pourrait n’être que le surnom d’Arelate/Arles fondée à l’ère archaïque par les Rhodiens encore fortement attachés à leur passé sémitique levantin, ou par d’authentiques Sémites en provenance directe du Levant égarés dans le nord-ouest méditerranéen à l’ère des Ages obscurs (des cousins de ceux qui ont fondé Carthage à la même époque dans le sud-ouest méditerranéen ?) avant d’être évincés par les Rhodiens. A proximité d’Arelate/Arles se trouve l’étang de "Mastramela" d’étymologie inconnue, mentionné par Stéphane de Byzance à l’article "Mastramela/Mastramšlh" de ses Ethniques, qui signale une cité homonyme dans le voisinage. Pline l’Ancien, au livre III paragraphe 5 alinéa 4 de son Histoire naturelle, localise approximativement l’étang de Mastramela près d’un "Champ de pierres qui garde le souvenir des combats d’Hercule". Nous ne pouvons rien tirer de cette périphrase, sinon que la référence à Hercule/Héraclès appuie encore la thèse de la présence sémitique levantine en vertu de l’équivalence entre Héraclès et Melkart. Avienus est encore plus précis. Il nous permet d’identifier de façon certaine l’étang de Mastramela avec l’actuel étang de Berre, et la cité fortifiée homonyme à proximité (qui tombe en ruines à l’ère impériale romaine : "Par une navigation de deux jours et deux nuits [depuis Arelate/Arles], on croise la cité de Bergine [latinisation de la cité d’"Ernaginon/Ernaginon" qu’on retrouve au livre II paragraphe 10 alinéa 8 de la Géographie de Claude Ptolémée, cité non localisée à l’extrémité ouest du massif des Alpilles, à une dizaine de kilomètres au sud de Tarascon en France] des Nearchi, qui sont des Salyens féroces [tribu locale celte/gauloise], l’ancien oppidum du marais de Mastra[m]ela, un promontoire à la croupe élevée que les habitants appellent “Cecylistrium” [étymologie inconnue, aujourd’hui le massif de la Côte Bleue, entre Martigues et Marseille en France], et Massalia", Avienus, Ora maritima 691-696), avec l’actuel site archéologique de l’oppidum de Saint-Blaise, sur l’isthme séparant l’étang de Berre à l’est et le port de Fos-sur-Mer à l’ouest. Les fouilles sur ce site de Mastramela/Saint-Blaise ont révélé des céramiques étrusques et rhodiennes remontant au VIIème siècle av. J.-C., qui confirment l’origine rhodienne et l’influence sémitique levantine (via les Etrusques, qui sont des Sémites levantins anciennement installés dans l’ouest anatolien, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif).


Mais à partir de la fin du VIème siècle av. J.-C., les pionniers rhodiens sont dépassés par des nouveaux colons en provenance de la cité ionienne de Phocée.


A une époque inconnue (fin du VIIème siècle av. J.-C. ? première moitié du VIème siècle av. J.-C. ?), des navigateurs phocéens ont atteint la lointaine cité phénicienne de Tartessos (aujourd’hui Cadix en Espagne), où ils ont été bien accueillis, avant de retourner en Ionie ("Les Phocéens furent les premiers des Grecs à faire de longs voyages en mer. Ils découvrirent l’Adriatique, la Tyrsénie [hellénisation de l’"Etrurie", aujourd’hui la province italienne de Toscane], l’Ibérie et Tartessos. Ils ne se servaient pas de bateaux ronds mais de navires à cinquante rames. Arrivés à Tartessos, ils gagnèrent l’amitié d’Arganthonios le roi du pays, qui régna quatre-vingts ans sur Tartessos et vécut cent vingt ans, au point que celui-ci leur demanda de renoncer à l’Ionie pour s’installer chez lui, dans la région qu’ils voudraient, mais comme il ne put les décider et qu’ils lui apprirent l’accroissement de la puissance du Mède [cette précision sous-entend que le voyage de retour des Phocéens date de peu de temps avant l’invasion de Phocée par les Perses], il leur donna l’argent nécessaire pour entourer de murailles leur cité", Hérodote, Histoire I.163). Dans le troisième quart du VIème siècle v. J.-C., la Mésopotamie est peu à peu accaparée par le Perse Cyrus II, puis les côtes nord levantines, puis l’Anatolie. Parvenu avec ses troupes aux portes de Phocée, le général mède Harpage au service des Perses lance un ultimatum aux habitants : soit ils se soumettent à Cyrus II sans combat, soit ils lui seront soumis après combat. En réponse, les Phocéens quittent leur cité en catimini pour aller se réfugier sur l’île de Chio. Harpage entre donc dans la cité de Phocée déserte ("Pendant qu’Harpage tenait ses troupes éloignées de leurs murs, les Phocéens mirent à la mer leurs navires à cinquante rames et embarquèrent leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens mobiliers, avec les statues des temples et les autres offrandes à l’exception des bronzes, marbres et peintures, tout le reste fut chargé sur les navires, puis ils s’embarquèrent eux-mêmes et s’en allèrent vers Chio, et les Perses prirent Phocée déserte", Hérodote, Histoire I.164). Les Phocéens essaient d’acheter les cinq îles des Oinousses (entre le nord de Chio et la côte ionienne) aux gens de Chio, mais ces derniers refusent car ils craignent que les Phocéens, qui sont des excellents marins, y créent une place commerciale concurrentielle aux leurs ("Les Phocéens voulurent acheter les îles appellées “Oinousses” aux gens de Chio, qui refusèrent de les leur vendre, craignant qu’ils en fissent un marché qui détournerait tout le trafic de leur cité", Histoire I.165). Finalement, la communauté phocéenne se déchire. Une moitié résignée accepte de retourner à Phocée pour s’y soumettre à l’occupant perse, l’autre moitié s’y refuse et choisit de tenter un avenir plus radieux vers la Méditerranée occidentale, précisément en s’installant sur l’île de "Cyrnos/KÚrnoj" (étymologie inconnue) plus connue sous son nom sémitique latinisé "Corse" ("Près de la Sardaigne se trouve une île appelée “Cyrnos” par les Grecs et “Corse” par les Libyens [c’est-à-dire les Phéniciens de Carthage, qui contrôlent la côte nord africaine depuis l’actuel Maroc jusqu’à l’autel des Philènes en Libye, comme nous l’avons vu à la fin de notre alinéa précédent] qui l’habitent", Pausanias, Description de la Grèce, X, 17.8 ; "L’île de Cyrnos, appelée “Corse” par les Romains, est un pays difficile à habiter car le sol est âpre et les routes praticables quasi inexistantes, ce qui explique que les populations confinées dans les montagnes et réduites à vivre de brigandages y sont plus sauvages que des bêtes fauves", Strabon, Géographie, V, 2.7 ; Pline l’Ancien, au livre III paragraphe 12 alinéa 1 de son Histoire naturelle, évoque aussi incidemment "la Corse que les Grecs appellent “Cyrnos” entre la mer Ligurienne et la mer Tyrrhénienne"), dans leur colonie de "Kalaris/K£larij" (selon Diodore de Sicile) ou "Alalia/Alal…h" (selon Hérodote, aujourd’hui Aléria sur la côte orientale de l’île de Corse : "A trois cents stades environ de l’île d’Aithalia ["A„qal…a", nom grec de l’île d’Elbe, comme nous l’avons vu au début du présent alinéa] se trouve une autre île appellée “Cyrnos” par les Grecs et “Corse” par les Romains et les autochtones. […] Elle comporte deux grandes cités, Kalaris et Nicée : Kalaris fut fondée par les Phocéens, qui furent chassés de l’île par les Tyrrhéniens peu de temps après, Nicée [cité non localisée] fut fondée par les Tyrrhéniens à l’époque où ils contrôlaient la mer et s’appropriaient toutes les îles de la mer Tyrrhénienne", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.15 ; "Les Phocéens décidèrent donc d’aller à Cyrnos où, vingt ans auparavant, sur l’ordre d’un oracle, ils avaient acquis une cité nommée “Alalia” […]. Mais au moment de partir pour vers Cyrnos, plus de la moitié des citoyens, saisis de douleur et de regrets à la pensée de quitter leur cité et le paysage familier de leur patrie, se parjurèrent et revinrent à Phocée. Les autres, fidèles à leur serment, quittèrent les îles Oinousses et prirent le large", Hérodote, Histoire I.165), et sur le continent à Massalia (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Marseille" en France) à l’embouchure du Rhône, repérés lors des explorations des années précédentes. Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, accole à l’année -598 l’indication suivante : "Fondation de Massalia en Gaule", il rejoint ainsi l’historien Timée cité par pseudo-Scymnos aux vers 211-214 de son Periodos qui dit que Massalia "a été fondée cent vingt ans avant la bataille de Salamine", soit vers -600, mais, si cette date haute de fondation de Massalia/Marseille est possible (correspond-elle aux voyages d’exploration évoqués par Hérodote au livre I paragraphe 163 précité de son Histoire ?), les fouilles archéologiques prouvent que l’installation massive des Phocéens à Marseille est assurément plus tardive. Denys le Périégète cité par Eusthate de Thessalonique avance sur le nom de "Massalia" une vague explication étymologique ("Le nom [de “Massalia”] vient de “massai” ["m©ssai"] qui signifie “amarrer” en dialecte éolien et de “alieus” ["¡lieÚj", "pêcheur" en grec]. On raconte qu’en naviguant dans les parages le capitaine d’un navire phocéen en fuite croisa un pécheur qui lui conseilla de s’“amarrer” à la terre", Eusthate de Thessalonique, Commentaires sur le Voyage autour du monde de Denys le Périégète 75). Le géographe Strabon rappelle que Massalia reste très liée au culte d’Artémis d’Ephèse ("L’acropole [de Massalia] contient deux temples, l’Ephesion et le temple d’Apollon Delphien qui rappelle le culte commun à tous les Ioniens. Le premier temple est spécialement consacré à Artémis d’Ephèse. On raconte que, les Phocéens étant sur le point de mettre à la voile pour quitter leur pays, un oracle les poussa à demander à Artémis d’Ephèse un guide, sous les auspices duquel ils devaient accomplir leur voyage. Ils cinglèrent alors sur Ephèse et s’enquirent des moyens d’obtenir de la déesse ce guide que leur imposait la volonté de l’oracle. Aristarché, l’une des femmes les plus recommandables de la cité, vit la déesse en songe et reçut d’elle l’ordre de s’embarquer avec les Phocéens après s’être munie d’un plan exact de ses autels. Elle le fit, et les Phocéens une fois arrivés à destination bâtirent le temple puis, pour honorer dignement celle qui leur avait servi de guide, lui décernèrent le titre de grande prêtresse", Strabon, Géographie, IV, 1.4), en dépit de sa situation en plein cœur du territoire de la tribu celte/gauloise des Salyens, qui s’étendent sur toutes les côtes du golfe de Gênes, et qui ont pour emblème le dieu celte/gaulois Lug bien attesté d’un bout à l’autre de l’Europe (par exemple à "Legnica" en Pologne, à "Leyde" [corruption de "Legihan" au Moyen Age] aux Pays-Bas, à "Lugano" en Suisse, à "Laon" [corruption de "Lugdunensis" ou "Lugdune" au Moyen Age], à "Lugdunon/Lyon" ou à "Laudun" [corruption de "Laudunum" au Moyen Age] en France, à "Lugo" en Espagne), d’où leur surnom "Ligures" (qui a donné le nom de l’actuelle province italienne de "Ligurie" : "Les anciens auteurs grecs appellent “Lugiens” les Salyens, et “Lugistie” tout le territoire autour de Massalia. Les auteurs plus récents qualifient les Salyens de “Celtolugiens” et leur attribuent toute la plaine jusqu’au Luouerion [massif qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Lubéron"] et au Rhône", Strabon, Géographie, IV, 6.3). Pomponius Mela s’étonne de cette pérennité des us et coutumes grecs chez les Phocéens de Massalia environnés par les barbares celtes/gaulois ("Cette cité [de Massalia] fut fondée par des Phocéens à proximité de peuples barbares qui, aujourd’hui paisibles, ne lui ressemblent pas. On est surpris de la facilité avec laquelle cette colonie a su s’établir sur une terre étrangère, et y conserver jusqu’à présent ses mœurs originelles", Pomponius Mela, Description du monde II.4). Le philosophe Aristote, dans sa Constitution de Massalia perdue mais dont quelques extraits ont été conservés par Athénée de Naucratis, rapporte que l’installation des Phocéens sur le site de Massalia a été rendue possible par le mariage de leur chef nommé "Euxénos" (qui semble un qualificatif davantage qu’un nom, puisqu’il signifie en grec "bon/ étranger/xšnoj") avec la fille du chef salyen local nommé "Nanos", le couple donne naissance à un fils, Protis, ancêtre d’une famille massaliote renommée à l’ère classique ("Aristote raconte une aventure similaire dans sa Constitution de Massalia : “Massalia fut fondée par des Phocéens, commerçants originaires d’Ionie, le jour où le seigneur Nanos accueillit Euxène de Phocée. Ce jour-là, Nanos célébrait les noces de sa fille. Euxène fut invité à participer au banquet nuptial. Or le mariage devait se dérouler de la façon suivante : après le repas, la jeune fille devait entrer dans la salle des cérémonies et offrir une coupe de vin mélangé à celui qui deviendrait son époux. Quand la jeune fille qui s’appelait Petta entra, elle donna la coupe à Euxène, par hasard ou pour une raison qui ne tient qu’à elle. Le père, croyant que cette offrande correspondait à une volonté divine, consentit à cette union. Euxène prit donc pour épouse Petta et vécut avec elle, après qu’elle eût changé son nom contre celui d’“Aristoxènè” ["Aristoxšnh", littéralement "la noble/¥risth [femme] d’Euxène/EÜxenoj" ou "de l’étranger/xšnoj"]. A Massalia existe encore une famille qui descend de cette femme, celle des Protiades, du nom de Protis le fils d’Euxène et d’Aristoxènè”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII, 36). L’historien romain Justin dit presque la même chose, rebaptisant simplement "Euxène" en "Protis" ("Sous le règne de Tarquin [l’Ancien dans la première moitié du VIème siècle av. J.-C. ? ou le Superbe dans la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C. ?], des jeunes Phocéens venus d’Asie débarquèrent à l’embouchure du Tibre et firent alliance avec les Romains. Puis ils dirigèrent leurs navires vers la lointaine mer de Gaule pour fonder Massalia, entre la Ligurie et la terre des sauvages Gaulois. Ils se distinguèrent en se défendant contre ces peuples barbares et en les attaquant alternativement, étant cantonnés sur un territoire étroit et aride. Plus marins qu’agriculteurs, les Phocéens se livraient à la pêche, au commerce, souvent à la piraterie, qui était alors une activité honorable. Ayant donc pénétré dans cette mer éloignée, ils parvinrent au golfe où se trouve l’embouchure du Rhône. Le tableau séduisant des lieux qu’ils firent à leur retour, engendra une nouvelle expédition plus nombreuse, conduite par Simos et Protis, pour y fonder une cité. Ces derniers demandèrent l’amitié de Nannus le seigneur des Segobrigiens [corruption de "Bergine", la cité salyenne non localisée à l’extrémité ouest du massif des Alpilles, mentionnée par Avienus dans le passage précité de son Ora maritima ?] voisins, qui préparait alors les noces de sa fille Gyptis devant épouser celui qu’elle-même choisirait au milieu du banquet, selon les usages locaux. Les Grecs furent invités parmi les prétendants. Nannus appela sa fille et lui ordonna de présenter l’eau à l’époux qu’elle souhaitait. Sans regarder les autres convives, elle se tourna vers les Grecs, et alla présenter l’eau à Protis, qui perdit ainsi son statut d’étranger pour devenir le gendre du seigneur, dont il reçut le terrain où il voulait fonder une cité. C’est ainsi que Massalia fut fondée près de l’embouchure du Rhône, au fond du golfe, comme dans un coin de la mer. Face à l’essor de sa puissance, les Liguriens jaloux bataillèrent continuellement contre elle, mais les Grecs repoussèrent les attaques avec tant de succès que, vainqueurs de leurs ennemis, ils fondèrent de nombreuses colonies sur les territoires qu’ils leur enlevèrent", Justin, Histoire XLIII.3). L’installation à Alalia sur l’île de Cyrnos/Corse ne dure pas, car elle contrarie les ambitions des Etrusques et des Carthaginois. Une guerre commence entre ces derniers et les Phocéens, qui s’achève rapidement par une sanglante bataille navale sans vaincu ni vainqueur ("Arrivés à Cyrnos, [les Phocéens réfugiés] vécurent pendant cinq ans aux côtés des premiers colons. Ils construisirent des sanctuaires. Ils attaquaient et pillaient tous leurs voisins. Les Tyrséniens [c’est-à-dire les Etrusques] et les Carthaginois s’allièrent contre eux, chacun avec soixante navires. Les Phocéens armèrent à leur tour une soixantaine de navires. L’affrontement eut lieu dans le détroit de Sardaigne. Il se termina pour les Phocéens par une victoire à la cadméenne [allusion proverbiale au duel entre Etéocle et Polynice héritiers de Cadmos qui se sont entretués à la fin de l’ère mycénienne, laissant sans roi la cité de Thèbes qu’ils revendiquaient], car ils perdirent quarante navires, et le reste fut hors d’usage en raison de leurs éperons brisés", Hérodote, Histoire I.166). Hérodote dit que les Phocéens survivants quittent alors Alalia pour aller s’installer dans le sud de l’Italie, à Rhégion face à l’île de Sicile d’abord, puis plus au nord où ils fondent la cité d’Elée (site archéologique dépendant de l’actuelle ville côtière homonyme Velia, à une soixantaine de kilomètres au sud de Salerne en Italie : "[Les Phocéens] revinrent vers Alalia, embarquèrent les enfants et les femmes et tous leurs biens qui pouvaient tenir sur les navires, puis quittèrent Cyrnos et firent voile vers Rhégion. […] Ils se réfugièrent à Rhégion, qu’ils quittèrent pour acquérir en Oinotrie [littéralement "le pays du vin/o‹noj"] la cité appelée aujourd’hui “Elée” ["Uelh"]. Ils s’y établirent après avoir entendu un habitant de Poseidonia [colonie de Sybaris près de l’actuelle Salerne en Italie, comme on l’a vu plus haut] leur expliquer que la Pythie, en parlant de “Cyrnos” et de “fondation”, les avait incités à fonder un sanctuaire pour le héros [ce héros "Cyrnos", objet de nombreuses élucubrations dans les modernes guides touristiques sur la Corse, est inconnu par ailleurs], et non pas à coloniser l’île", Hérodote, Histoire I.166-167 ; "En dépassant le cap [Leucosia] [aujourd’hui le cap Licosa ; Strabon décrit la côte italienne occidentale depuis le nord vers le sud], on voit s’ouvrir un nouveau golfe au fond duquel se dresse la cité appelée “Yelè” par ses fondateurs phocéens et “Elè” par les autres, aujourd’hui “Elée”, d’après le nom d’une fontaine locale. […] Antiochos [de Syracuse] raconte que lors du siège de Phocée par Harpage, lieutenant de Cyrus [II], tous les Phocéens s’embarquèrent avec leurs familles et leurs biens et partirent sous la conduite de Créontiadès vers Cyrnos et Massalia, mais, refoulés, ils fondèrent ensuite la colonie d’Elée", Strabon, Géographie, VI,1.1 ; "On trouve ensuite la cité d’Elée composée de Massaliotes et de Phocéens, fondée à l’époque des Perses par des Phocéens en fuite", pseudo-Scymnos, Periodos 250-252).


A l’ère classique, Massalia accroit son influence sur les côtes voisines vers l’est et vers l’ouest, soit pour échapper aux Celtes/Gaulois salyens voisins qui lui barrent l’accès à l’intérieur des terres ("[Les Massaliotes] ont employé les armes pour fonder des places destinées à se désenclaver des barbares, les unes à la frontière de l’Ibérie pour se prémunir des incursions des Ibères, qu’ils ont finalement converti au culte de leur patrie, celui d’Artémis d’Ephèse, et qui sacrifient aujourd’hui à la manière grecque, d’autres comme Rhoda et Agatha dirigées contre les barbares des bords du Rhône, d’autres encore dont Tauroeis, Olbia, Antipolis et Nikè contre les Salyens et les Lugiens des Alpes", Strabon, Géographie, IV, 1.5), soit pour subvenir aux besoins de sa population exponentielle auxquels son sol pauvre ne peut pas répondre ("Les Massaliotes occupent un territoire dont le sol est certes favorable à l’olivier et à la vigne, mais trop âpre pour la culture du blé. Pour cette raison, dès l’origine, ils ont placé leur confiance dans les ressources de la mer davantage que dans l’agriculture, en utilisant les particularités du lieu favorables à la navigation et au commerce maritime", Strabon, Géographie, IV, 1.5), ou pour ces deux raisons à la fois.


Vers l’est, les Massaliotes fondent "Kitharista/Kiqar…sta", littéralement "la Citharède", qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Ceyreste", à une vingtaine de kilomètres à l’est de Marseille en France. Ce nom renvoie peut-être au fort bruit du vent local en provenance du nord, le Mistral, assimilé au son d’une cithare. Pour l’anecdote, les habitants de la ville de Kitharista entretiendront des relations conflictuelles au cours des siècles avec leurs concitoyens vivant au port environ cinq kilomètres au sud, au point qu’au bas Moyen Age ces derniers se sépareront de Kitharista/Ceyreste pour gérer eux-mêmes leur port devenu une nouvelle commune sous le nom de "La Ciotat" ("la Cité" en provençal). Plus loin vers l’est, on trouve Tauroeis, aujourd’hui le village du Brusc, au sud-ouest de la péninsule de Six-Fours-les-Plages, dans la banlieue ouest de Toulon en France. Les plus anciennes traces de fortifications grecques retrouvées dans la forêt du mont Salva, dominant le paysage à l’ouest du village de Brusc, remontent à la fin du Vème siècle av. J.-C. On atteint ensuite Olbia, aujourd’hui le village de L’Almanare dans la banlieue sud de Hyères en France, à l’ouest de la presqu’île séparant d’un côté le golfe du Lion menant vers l’Espagne et de l’autre côté le golfe de Gênes menant vers l’Italie (à ne pas confondre avec l’Olbia homonyme fondée par les Milésiens en mer Noire, dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent !). Les fouilles réalisées sur place révèlent qu’Olbia est fondée dans le troisième quart du IVème siècle av. J.-C. Elle perd son nom ("Olbia", "la Bienheureuse") à l’ère impériale pour celui d’"Hyères" qui lui restera jusqu’à aujourd’hui, dérivé du latin "area/aire", peut-être par allusion aux nombreuses aires salines qui l’entourent. Plus loin vers l’ouest, sur le village de Pardigon, dans la banlieue nord de Cavalaire-sur-Mer, les archéologues ont exhumé une vaste villa de l’ère impériale, dont les murs les plus anciens datent du Ier siècle av. J.-C. Divers indices donnent à penser que ce site est en lien avec la cité d’"Heraclea Caccabaria" mentionnée entre Antipolis/Antibes et Tauroeis/Brusc dans l’Itinéraire d’Antonin, guide de voyage de l’ère romaine déjà évoqué dans notre alinéa précédent, notamment la possible correspondance phonétique entre "Caccabaria" et l’actuelle ville de "Cavalaire"-sur-Mer qui semble en être l’avatar. Le surnom "Heraclea" suggère que, comme Arelate/Arles alias "Héraclée-à-l’embouchure-du-Rhône" du livre III paragraphe 5 alinéa 3 précité de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, Caccabaria a été explorée initialement par les Phéniciens qui y ont laissé le souvenir de leur dieu Melkart, avant d’être habitée par les Grecs qui ont hellénisé Melkart en Héraclès. C’est probablement Caccabaria, davantage qu’Arelate/Arles, que Stéphane de Byzance désigne quand il évoque "Héraclée en Celtique", dans l’article "Héraclée" de ses Ethniques recensant toutes les cités du bassin méditerranéen ainsi nommées. Dans le voisinage occidental de "Forum Julii", ou littéralement "le forum des Juliens", colonie romaine fondée par les vétérans de la VIIIème légion à l’époque de Jules César ou de son successeur Octave/Auguste, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme apocopée "Fréjus" en France, Pline l’Ancien parle incidemment d’une "Athénopolis des Massaliotes" au livre III paragraphe 5 alinéa 5 de son Histoire naturelle. Cette cité est également mentionnée en même temps que Forum Julii/Fréjus par le géographe romain Pomponius Mela au livre II paragraphe 5 de sa Description du monde. On ne peut rien dire de plus sur cette cité dont l’emplacement n’a pas encore été identifié par les archéologues, sinon qu’elle est littéralement "la cité/pÒlij dédiée à la déesse Athéna/Aq»na", et que par déduction on soupçonne qu’elle se cache dans les berges de l’actuel golfe de Saint-Tropez. Ensuite, de part et d’autre de l’embouchure du fleuve Var, on trouve sur la rive gauche "Nice/N…kaia" (qui a conservé son nom inchangé jusqu’à aujourd’hui) et sur la rive droite "Antipolis/Ant…polij" ou littéralement "la cité/pÒlij en face/¢nt… [de Nice]" (qui a aussi conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Antibes" en France : "La côte proche du fleuve Var en Lugistie inclut les cités massaliotes de Tauroeis, Olbia, Antipolis et Nice. Le port appelé “Forum Julii” fondé naguère par César-Auguste se situe entre Olbia et Antipolis, à six cents stades de Massalia. Le Var coule entre les cités d’Antipolis et de Nice, à vingt stades de l’une et à soixante stades de l’autre. Selon les frontières actuelles, Nice se trouve en Italie, mais elle est bien une colonie des Massaliotes qui, entourés par les barbares, comme je l’ai déjà dit, ont fondé ces différentes comptoirs pour s’en défendre et s’assurer le libre accès à la mer, l’intérieur des terres étant aux mains de leurs ennemis", Strabon, Géographie, IV, 1.9 ; au livre III paragraphe 7 alinéa 1 de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien confirme incidemment que Nice est bien une colonie des Grecs phocéens de Massalia). Le passé ancien d’Antipolis/Antibes est mal connu parce que la cité a été constamment peuplée au cours des siècles et qu’en conséquence les fouilles archéologiques y sont difficiles, même si on suppose fortement que ses plus anciens vestiges se trouvent sous l’actuelle vieille ville, dans le quartier de la cathédrale. Les conclusions sont identiques pour Nice, dont les premiers établissements massaliotes se trouvent probablement au pied de l’actuelle colline du Château. La tradition voit dans le nom de la cité un dérivé de "Nikè/N…kh", "victoire" en grec, et en déduit qu’elle a été fondée à la suite d’une bataille gagnée par les Massaliotes contre les Celtes/Gaulois ligures locaux. Les étymologistes modernes rejettent cette tradition en concluant que "Nice/N…kaia" est en réalité une hellénisation d’un nom préexistant : les uns prétendent qu’il est une déformation du celte "nis" désignant une source ou un cours d’eau (qu’on retrouve dans la rivière "Nizon" affluent du Rhône, ou la rivière "Nize" affluent de le Garonne, ou la source "Nizonne" dans le département de Dordogne, ou la source "Nizerand" dans le département du Rhône, ou la source "Nister" dans la province de Rhénanie-Palatinat en Allemagne, ou la source "Notec" dans la province de Couïavie-Poméranie en Pologne, ou la rivière "Nisava" affluent de la Morava s’écoulant entre les actuelles Bulgarie et Serbie [et traversant la ville homonyme de "Nis" en Serbie]), ce qui suggérerait que les premiers habitants de Nice étaient des autochtones celtes/gaulois, les autres affirment qu’il est une déformation du sémitique "ns" désignant un épervier (qu’on retrouve dans l’île d’"Enosim" au sud-ouest de la Sardaigne, aujourd’hui l’île San Pietro, dont nous avons parlé au début du présent alinéa). Enfin, servant de frontière entre la province de Narbonnaise et la province de Gaule cisalpine à l’ère impériale romaine, on trouve le "port d’Hercule Monoecus", ainsi désigné en latin par Pline l’Ancien au livre III paragraphe 7 alinéa 1 de son Histoire naturelle. Le géographe Strabon explique que cette appellation découle de la présence d’un temple isolé, "Monoikos/Mono‹koj" ou littéralement "maison/o‹koj seule/mÒno" en grec, dédié à Héraclès, cette étymologie grecque le convainc que cette petite cité a été fondée par les Massaliotes ("Le port de Monoikos compte peu d’habitations et ne peut pas accueillir des gros navires. On y voit un temple à Héraclès dit “Monoikos”, on en déduit que cette côte était sous l’influence de Massalia", Strabon, Géographie, IV, 6.3). Mais, même si les Massaliotes ont pu effectivement coloniser l’endroit à l’ère classique ou hellénistique, nous pensons pour notre part qu’il a été préalablement exploré par les Sémites phéniciens qui l’ont dédié à Melkart à l’ère archaïque, et que les Massaliotes l’ont ensuite hellénisé en le dédiant à Héraclès - comme à Arelate/Arles ou à Caccabaria/Cavalaire-sur-Mer. "Monoikos" a traversé les siècles pour donner son nom à l’actuelle principauté autonome de "Monaco". Le moderne palais princier sur le Rocher recouvre probablement les vestiges du "temple isolé" dédié anciennement à Melkart/Héraclès, rendant impossible toute fouille archéologique.


Vers l’ouest, les Massaliotes s’installent sur d’autres côtes explorées avant eux par les Sémites phéniciens. Ainsi, entre Massalia et l’embouchure du Rhône, près de l’étang de Mastramela/Berre, nous avons signalé un "Champ de pierres qui garde le souvenir des combats d’Hercule", mentionné par Pline l’Ancien (Histoire naturelle, III, 5.4). Ce site pierreux non identifié par les archéologues est décrit aussi par Strabon, qui tente d’en expliquer la particularité par des raisons géologiques ("Entre Massila et les bouches du Rhône existe une plaine circulaire côtière de cent stades de diamètre, appelée “Champ de pierres” en raison de sa nature. Elle est en effet recouverte de pierres grosses comme le poing, sous lesquelles croît l’agrostis, une plante qui fournit aux troupeaux une abondante pâture, et au milieu desquelles croupissent des eaux marécageuses salées. Toute cette plaine et le pays au-dessus sont exposés aux vents. Le plus important est la bise noire qui y déchaîne son souffle violent et glacial, on dit même qu’elle entraîne et roule une partie des pierres, qu’elle jette les hommes à bas de leurs chariots et que sa force les dépouille de leurs armes et de leurs vêtements [allusion au Mistral, vent violent de la basse vallée du Rhône]. Selon Aristote, ces pierres ont été arrachées par des séismes dits “brastes" ["br£sthj" séisme vertical], éjectées à la surface, avant de rouler dans les creux du terrain. Selon Posidonios, un lac préexistait qui, lors d’une fluctuation violente, s’est desséché, son fond s’est alors brisé en multiples pierres semblablement polies et d’égale grosseur, comme les cailloux des fleuves et les galets des rivages. Les explications détaillées de ces deux savants sont plausibles l’une et l’autre, car ces pierres n’ont pas pu se constituer ainsi par elles-mêmes, elles ont changé de nature, passant du liquide au solide, ou elles se sont détachées régulièrement de grands rochers", Strabon, Géographie, IV, 1.7). La légende associée à ce lieu est évoquée par Eschyle dans sa tragédie Prométhée délivré, qui n’est pas parvenue jusqu’à nous mais citée partiellement par Strabon et Denys d’Halicarnasse : tandis qu’il cheminait vers le royaume de Géryon, Héraclès a été arrêté par les Ligures dans cet endroit, Zeus est venu à son aide en envoyant une pluie de pierres sur les ennemis, Héraclès a pu continuer son voyage, et les pierres sont restées sur place ("Eschyle, incapable d’expliquer [le Champ de pierre] qu’il a vu lui-même ou dont il a entendu parler, l’a relégué dans le domaine de la fable. Voici les propos qu’il prête à Prométhée prédisant à Héraclès ses péripéties entre le Caucase et les Hespérides : “Tu marcheras contre l’armée déterminée des Ligures, je le sais, et ton ardeur sera à plaindre devant ces combattants irréprochables car tes traits infortunés les manqueront et tu n’auras plus de projectiles à ramasser sur le sol vaseux. Te voyant dans l’embarras, Zeus aura pitié de toi, sous un large nuage il lancera des pierres rondes qui couvriront la terre, et avec ces armes tu frapperas et disperseras l’armée ligure”", Strabon, Géographie, IV, 1.7 ; "Les Ligures, nombreux et belliqueux, installés dans les passages des Alpes, essayèrent d’empêcher par les armes l’entrée d’Héraclès en Italie, ils livrèrent bataille aux Grecs dans cette région, jusqu’à épuisement de leurs traits. Cette bataille est mentionnée par l’antique poète Eschyle dans son Prométhée délivré, qui montre Prométhée prédisant à Héraclès son expédition contre Géryon et en particulier sa lutte difficile contre les Ligures, dans ces vers : “Tu marcheras contre l’armée déterminée des Ligures, je le sais, et ton ardeur sera à plaindre devant ces combattants irréprochables car tes traits infortunés les manqueront”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 41.3). Comme à Arelate/Arles, à Caccabaria/Cavalaire-sur-Mer et à Monoikos/Monaco, on suppose fortement que l’Héraclès du Champ de pierres n’a aucun rapport avec l’historique Héraclès fils d’Alcmène de la fin de l’ère mycénienne, et n’est en réalité qu’une hellénisation du dieu emblématique phénicien Melkart. Par ailleurs, Denys d’Halicarnasse (dans le livre I paragraphe 41 alinéa 3 précité de ses Antiquités romaines) et Denys le Périégète insistent sur l’origine ligure des adversaires de Héraclès/Melkart, or nous avons vu que "Ligure" dérive du dieu celte/gaulois "Lug", qui sert d’étymon à de nombreux noms de lieux celtes/gaulois depuis la péninsule ibérique jusqu’à la mer Baltique ("[Les Ligures] doivent leur nom à “Ligys” qui voulut arrêter Héraclès tandis que celui-ci cheminait pour aller conquérir les bœufs de Géryon. Selon la fable, Héraclès, manquant d’armes pour se défendre, pria Zeus de l’aider, le dieu créa alors un nuage pour provoquer une pluie de pierres. D’où le Champ de pierres entre Massalia et Rhèginè [site non identifié], couvert de pierres grosses comme le poing. Selon les savants, ces pierres seraient des fragments de rochers brisés par des coups de foudre incessants, ou issues d’exhalaisons typhoniques qui auraient brisé des grandes roches plates en petits morceaux", Eusthate de Thessalonique, Commentaires sur le Voyage autour du monde de Denys le Périégète 76). Pour notre part, nous pensons que le combat entre Héraclès/Melkart et les Ligures au Champ de pierres n’est qu’une version romancée, mythologique, fabuleuse, d’un authentique conflit territorial entre les autochtones celtes/gaulois ligures (figurés par le dieu Lug) et des explorateurs phéniciens (figurés par le dieu Melkart) qui ont voulu s’installer dans ce lieu à l’ère des Ages obscurs ou à l’ère archaïque, avant l’arrivée des Grecs. Même si nous ne pouvons pas localiser précisément cette plaine pierreuse, nous savons qu’elle se situe stratégiquement entre Massalia et la bouche orientale du Rhône, dont le courant et les alluvions rendent la navigation très difficile, et dont Arelate/Arles est la racine. C’est pour fluidifier cette navigation et faciliter les échanges entre la mer et Arelate/Arles, notamment afin d’acheminer les renforts en provenance d’Italie vers le camp romain d’Aquae Sextiae/Aix-en-Provence en prévision de la bataille contre les envahisseurs teutons en approche, que le général romain Caius Marius ordonne en -102 le creusement du canal qui porte son nom, la "fosse Marienne" ("Ayant installé son camp en bordure du Rhône, [Marius] le fortifia, et l’approvisionna largement pour ne pas être contraint à combattre par famine. L’acheminement des provisions en provenance de la mer nécessitait beaucoup de temps et de dépense. Il œuvra pour l’accroître et le faciliter. Les bouches du Rhône étaient pleines de vase et de gravier, ses rives étaient couvertes de la boue épaisse que le courant y déposait, rendant l’entrée difficile et dangereuse aux bateaux de transport : Marius ordonna à son armée inoccupée de creuser un large canal, dans lequel il détourna une grande partie du fleuve, depuis un endroit sécurisé et pratique du rivage, assez profond pour contenir des gros bateaux, jusqu’à la mer, à l’abri du choc des vagues. Ce canal s’appelle encore aujourd’hui la “fosse Marienne”", Plutarque, Vie de Marius 15). Le tracé de ce canal, dont l’entrée devait se trouver près de la forteresse de Mastramela/oppidum de Saint-Blaise ("Entre Massilia et le Rhône, les Avatiques [tribu ligure] possèdent Maritima sur les bords d’un étang [l’étang de Mastramela/Berre]. A l’exception de la fosse Marienne, canal de navigation qui relie à la mer une partie des eaux de ce fleuve, cette côte ne présente rien de remarquable, et a été surnommée “Champ de pierres”. Sur ce sujet, on raconte qu’Hercule, ayant épuisé ses flèches dans un combat contre Albion et Bergios les fils de Neptune [Poséidon], implora Jupiter [Zeus], qui provoqua une pluie de pierres sur les ennemis, fils de son frère. On est tenté de croire à cette pluie quand on voit cette vaste plaine couverte de pierres", Pomponius Mela, Description du monde II.4), est inconnu car l’embouchure du Rhône s’est fortement transformée au cours des siècles. Strabon au Ier siècle av. J.-C. déplore déjà l’absence d’unanimité sur le nombre de bouches du fleuve, et constate que ce canal, cédé par Marius aux Massaliotes après sa bataille victorieuse contre les Teutons, est finalement la seule voie navigable entre la mer et le fleuve ("A propos de l’embouchure du Rhône, Polybe qualifie Timée d’ignorant, il affirme que ce fleuve ne comporte pas cinq bouches comme Timée le prétend, mais deux. Artémidore quant à lui en compte trois. Nous sommes seulement sûrs que c’est l’ensablement du fleuve qui, rendant l’entrée de plus en plus étroite et difficile, a incité Marius à creuser un canal, dans lequel il a détourné une grande partie des eaux du Rhône. Il en céda la propriété aux Massaliotes, pour les remercier de leur bravoure lors de la guerre contre les Ambrons et Toygènes [envahisseurs en provenance du nord de l’Europe, venus en -102 avec les Teutons], ce qui leur apporta d’immenses profits car ils purent taxer tous les bateaux remontant ou descendant le fleuve. Aujourd’hui encore l’entrée du Rhône reste difficile à cause du courant fort, de l’ensablement et du niveau bas de la côte, qu’on peine à apercevoir par temps couvert, ce qui a poussé les Massaliotes à y bâtir des tours signalétiques. En résumé les Massaliotes sont les vrais possesseurs de la région, le temple dédié à l’Ephésienne Artémis dressé à cet endroit sur un terrain choisi, là où les bouches du fleuve forment une île [aujourd’hui la commune de Saintes-Maries-de-la-Mer, en plein milieu de l’embouchure du Rhône ?], l’atteste. Signalons enfin qu’au-dessus de l’embouchure du Rhône on trouve un étang salé qui abonde en coquillages de toutes espèces et en excellents poissons, appelé “Stomalimné” ["Stomal…mnh", littéralement "le marais/l…mnh de la bouche/stÒma", autre nom de l’étang de Mastramela/Berre] par certains auteurs qui prétendent que le fleuve comporte sept bouches et considèrent cet étang comme l’une d’elles, mais ils se trompent car un massif s’élève entre l’étang et le fleuve en les séparant absolument", Strabon, Géographie, IV, 1.7). Les différents indices laissés par les auteurs antiques permettent toutefois de supposer que cette fosse Marienne, creusée à travers ou en bordure du Champ de pierres, correspond à l’actuel canal de Vigueirat, qui traverse les marais homonymes depuis le centre d’Arles jusqu’à Fos-sur-Mer. En longeant la côte vers la péninsule ibérique, à l’embouchure du fleuve Hérault, on trouve la cité d’"Agatha/Agaq»", littéralement "la Bonne [cité]", qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Agde" en France, dont Strabon (Géographie, IV, 1.6) et Pline l’Ancien (Histoire naturelle, III, 5.2) disent incidemment qu’elle est une colonie de Massalia. Les fouilles éparses réalisées dans le sous-sol de la ville actuelle permettent de dater sa fondation à la fin du VIème siècle av. J.-C. A une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Agatha/Agde, à l’embouchure du fleuve Orb, le passé de l’actuelle ville de Béziers en France pose question. Des fouilles récentes dans le centre-ville ont révélé de façon spectaculaire la richesse et les grandes dimensions de la cité dès le début du VIème siècle av. J.-C. et la nature indiscutablement grecque de ses habitants à cette époque, autrement dit la présence grecque à Béziers est au moins aussi ancienne qu’à Massalia. Or, dans leurs textes, les auteurs de l’ère hellénistique et de l’ère impériale ne semblent pas considérer Béziers comme une cité aussi importante que Massalia ou que toutes les autres colonies massaliotes. Mieux, ils ne semblent pas d’accord entre eux sur son nom : Strabon (Géographie, IV, 1.6) l’appelle "Baiterra/Ba…terra", Pline l’Ancien (Histoire naturelle, III, 5.6) et Pomponius Mela (Description du monde II.5) l’appellent "Baeterrae", Claude Ptolémée l’appelle "Baitirai/Bait…rai" (Géographie, II, 10.9), Avienus l’appelle "Besara" (Ora maritima 584). Ce relatif silence aux ères hellénistique et impériale et cette absence de consensus nominatif amènent à conclure que, primo, la population indiscutablement grecque de l’ère archaïque a progressivement déserté cette cité durant l’ère classique pour s’installer dans la cité d’Agatha/Agde voisine, et, secundo, le nom originel de Béziers n’était pas grec. Des étymologistes remarquent avec pertinence que "Baiterra/Baeterrae/Baitirai/Besara" peut se décomposer aisément en "beth", "maison, bâtiment" en sémitique, suivi de l’étymon également sémitique "trʃ" en rapport avec la mer, que nous avons déjà maintes fois constaté dans les noms de cités levantines : "Béziers" désigne peut-être initialement un "établissement/beth maritime/trʃ" (la consonne fricative palato-alvéolaire sourde finale [ʃ] aurait disparu avec le temps). Cela impliquerait que Béziers, comme Arelate/Arles, comme Caccabaria/Cavalaire-sur-Mer, comme Monoikos/Monaco, est une fondation phénicienne de l’ère des Ages obscures ou du début de l’ère archaïque, dont les colons ont été supplantés, étouffés, évincés par les Grecs (des Rhodiens en provenance de Rhoda à l’embouchure du Rhône ? ou les Phocéens explorateurs et pionniers mentionnés par Hérodote au livre I paragraphe 163 précité de son Histoire ?) à partir de la fin du VIIème siècle av. J.-C. On note qu’à la fin de l’ère hellénistique, la raréfaction des mentions d’Agatha/Agde dans les textes et l’appauvrissement des artefacts sous-entendent que cette cité perd son importance à son tour. Cela s’explique par l’irruption des Romains dans les affaires celtes/gauloises. Après leur victoire contre Hannibal et leur mainmise sur l’Espagne carthaginoise au début du IIème siècle av. J.-C., les Romains veulent naturellement importer les richesses conquises, en particulier l’or et l’argent des mines espagnoles, or ces importations doivent nécessairement passer par la voie maritime côtière alors totalement contrôlée par les Massaliotes. Peu à peu, les autorités romaines murissent le projet de créer une voie terrestre parallèle, impliquant une guerre contre les autochtones celtes/gaulois. Ce projet est exécuté à partir de -122, quand le général Caius Sextius Calvinus franchit les Alpes, soumet ou chasse les tribus ligures sur son passage, et installe une garnison permanente qui devient rapidement une cité à une dizaine de kilomètres au nord de Massalia, près d’une source qui prend son nom, la "source de Sextius" ou "Aquae Sextiae" en latin, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme apocopée "Aix"-en-Provence en France. Les légions étendent leur influence vers l’ouest les années suivantes. En -118, le général Cnaeus Domitius Ahenobarbus installe une nouvelle garnison permanente qu’il dédie au dieu Mars à Narbo, cité côtière celte/gauloise en bordure des étangs de l’embouchure du fleuve Aude, à une quarantaine de kilomètres au sud d’Agatha/Agde, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Narbonne" en France. Il fonde en même temps une nouvelle province romaine unifiant toutes les conquêtes romaines des années précédentes, qui prend le nom de la nouvelle garnison, la "Narbonnaise", et il lance le terrassement d’une nouvelle route reliant l’Espagne à l’Italie, suivant l’itinéraire supposé d’Hannibal naguère, à laquelle il donne son propre nom, la "via Domitia". Nul doute que l’importance stratégique, politique, administrative, commerciale, que les Romains donnent à leur nouvelle capitale Narbo Martius/Narbonne porte un coup fatal aux affaires jusqu’alors florissantes de la grecque Agatha/Agde voisine. Pour l’anecdote, signalons que la cité de "Carcasso", qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Carcassonne" en France, située sur l’Aude à une cinquantaine de kilomètres en amont de Narbo Martius/Narbonne, dont la plus ancienne mention se trouve incidemment en latin dans le livre III paragraphe 5 alinéa 6 de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien et sur laquelle les incertitudes archéologiques demeurent, semble aussi dériver de l’étymon sémitique "trʃ/krʃ" (la consonne occlusive alvéolaire sourde initiale [t] est devenue une consonne occlusive vélaire sourde [k], comme dans "Carthage", littéralement le "port nouveau" en sémitique), suivi du suffixe locatif sémitique "-ʃ" (équivalent du suffixe "-ssos" en grec), autrement dit Carcasso/Carcassonne est peut-être encore un "port/trʃ" fluvial fondé par les Phéniciens jadis et abandonné aux Celtes/Gaulois naguère pour une raison inconnue. Cette hypothèse est plausible si on se souvient que près de Carcasso/Carcassonne se trouvent les mines d’or de Salsigne (peut-être celles mentionnées par Strabon : "Les possessions [des Tectosages] [tribu celte, probablement nomade] s’étendent des monts Pyrénées jusqu’au versant sud des monts Cemmènes ["Kemmšnwn", ancien nom du massif des "Cévennes"], elles sont riches en mines d’or", Strabon, Géographie, IV, 1.13), et que beaucoup de comptoirs phéniciens ailleurs en Méditerranée sont également situés près de mines d’or, d’argent ou de bronze (par exemple à Chypre près des mines du Troodos, ou en Lydie près des mines du Tmolos, ou à Thassos près des mines de Thrace). En continuant à longer la côte, on trouve Rhoda, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Roses", au sud de la péninsule de Cadaques, à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Gérone en Espagne, homonyme de la cité de Rhoda de l’embouchure du Rhône. Pseudo-Scymnos explique cette homonymie par une origine rhodienne, comme la Rhoda du Rhône ("En dessous des Bébryces [tribu celte/gauloise], en bordure de mer, se trouvent les Ligures et les cités grecques habitées par les Phocéens de Massalia. La première est Emporion, la seconde est Rhoda fondée par les Rhodiens à l’époque où ils avaient de grandes forces navales" pseudo-Scymnos, Periodos 200-206). Mais l’état des connaissances archéologiques actuelles ne permettent pas de remonter l’existence de Rhoda/Roses avant l’installation attestée des Massaliotes au milieu du VIème siècle av. J.-C. Enfin, en vis-à-vis de Rhoda/Roses, se trouve "Emporion", aujourd’hui le site archéologique d’Empuries sur la commune de L’Escala, au sud du golfe de Roses, à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Gérone en Espagne, littéralement "le Comptoir sacré" ou "le Marché sacré" (dérivé de "poros/pÒroj" désignant toute place permettant la diffusion des marchandises et des idées, d’où est issu notamment "empire/™mpÒroj" en grec et "port/portus" en latin, suivi de la désinence religieuse "-ion"). Strabon dit clairement qu’Emporion est une colonie massaliote. Les plus anciennes céramiques retrouvées sur place remontent au milieu du VIème siècle av. J.-C., soit la même époque que la fondation de Rhoda/Roses. L’établissement massaliote a attiré les Celtes/Gaulois locaux, qui sont venus s’installer à proximité. A une date inconnue, selon Strabon et Tite-Live, les deux ensembles urbains ont fusionné pour former une cité unique, sous la protection de la déesse grecque Artémis ("La colonie massaliote d’Emporion n’est qu’à une quarantaine de stades des monts Pyrénées et de la frontière de la Celtique. […] Artémis d’Ephèse y est l’objet d’un culte particulier, j’expliquerai pourquoi quand je parlerai de Massalia. A l’origine, les gens d’Emporion occupaient seulement la petite île proche de la côte appellée aujourd’hui “Palaia polis” ["Palai¦ pÒlij", "la Vieille cité"]. Actuellement la ville se trouve sur le continent et comporte deux quartiers liés par un mur, pour la raison suivante. Près d’Emporion, des familles d’Indikètes ["Indikhtîn", tribu celte/gauloise] vivaient selon leurs propres lois, mais voulurent assurer leur sécurité en partageant l’enceinte des Grecs. Deux enceintes furent réalisées, lié par ce mur transversal. Avec le temps, les deux quartiers se mélangèrent pour former une unique cité, dont la constitution intègre les lois grecques et les coutumes barbares, comme on le voit dans beaucoup d’autres lieux", Strabon, Géographie, III, 4.8 ; "Emporion était constituée [à l’époque de Caton l’Ancien au début du IIème siècle av. J.-C.] de deux quartiers séparés par un mur, l’un était habité par des Grecs phocéens de Massalia, l’autre par des Hispaniques. Le quartier grec qui s’étendait vers la mer était entouré d’une enceinte de moins de quatre cents pas, le quartier hispanique plus éloignée du rivage était entouré d’un mur de trois mille pas. Plus tard Emporion reçut des colons romains, installés par le divin César après la défaite des fils de Pompée. Les trois populations sont aujourd’hui confondues en une seule, les Hispaniques et les Grecs étant devenus citoyens romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 9.1-4). Emporion est la colonie grecque méditerranéenne la plus occidentale. Au-delà se trouve l’embouchure du fleuve "Ibère" (étymologie inconnue) qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Ebre", que les Grecs ont utilisé pour désigner les tribus celtes/gauloises vivant alentour, les "Ibères", et le pays, l’"Ibérie" (le terme est resté pour désigner la péninsule "ibérique" comprenant les actuels Portugnal et Espagne : "C’est ce fleuve [Ibère/Ebre] que les Grecs ont utilisé pour désigner l’“Ibérie”, correspondant à toute l’Hispanie", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 4.4), monopolisé et verrouillé par les Phéniciens de Carthage qui de leur côté désignent le même pays par l’étymon consonantique "yspny" (les linguistes sont partagés sur l’étymologie de "yspny", peut-être formé sur "spn" signifiant "lapin" en sémitique, précédé du préfixe "y-" renvoyant à la nature péninsulaire du lieu, à l’instar d’"ybsm/Ibiza" et de toutes les autres îles et péninsules phéniciennes que nous avons commentées au début du présent alinéa), latinisé plus tard par les Romains en "Hispanie", et francisé encore plus tard (via Charlemagne) en "Espagne/Espana".


L’absence de débouchés coloniaux a nécessairement poussé les Grecs massaliotes, coincés entre les Celtes/Gaulois au nord, les Carthaginois à l’ouest et au sud, les Etrusques puis les Romains à l’est, à chercher d’autres voies. Pour comprendre les projets qu’ils ont dû élaborer dès l’ère classique, nous devons d’abord rappeler comment les Grecs en général jusqu’à l’ère classique - comme Hérodote, par exemple - se représentent le monde. Pour ceux-ci, le monde se résume à une mer centrale, la mer Méditerranée, entourée par un tore constitué de l’Europe, l’Asie et l’Afrique, lui-même entouré d’un unique Océan avec un "O" majuscule. Selon les Grecs, ce tore est percé aux quatre points cardinaux par des fleuves ou par des détroits qui permettent de passer de la mer Méditerranée intérieure vers l’Océan extérieur et vice-versa : au sud on croit pouvoir accéder à l’Océan par le fleuve Nil, à l’est par les fleuves Phase (aujourd’hui le Rion) et Tanaïs (aujourd’hui le Don), au nord par les fleuves Borysthène (aujourd’hui le Dniepr), Hypanis (aujourd’hui le Bug méridional), Tyras (aujourd’hui le fleuve Dniestr) et Istros (aujourd’hui le Danube), à l’ouest par les Colonnes d’Héraclès (aujourd’hui le détroit de Gibraltar). Les Grecs jusqu’à l’ère classique sous-évaluent la profondeur des trois continents constituant le tore. Ceci explique pourquoi Alexandre le Grand à la fin de cette ère classique veut absolument continuer sa marche vers le nord à la poursuite des nomades de Sogdiane, puis vers l’est après sa victoire contre Poros : comme tous ses contemporains, il croit que l’Océan n’est pas très loin derrière le fleuve Iaxarte (aujourd’hui le Syr-Daria) près duquel se réfugient les Sogdiens, et pas très loin derrière le fleuve Indus sur la rive gauche duquel vivent les sujets de Poros, il ne pressent pas l’immensité de l’Asie du sud-est jusqu’à l’actuel Viêtnam, l’immensité de la Chine, l’immensité de la Sibérie, il croit que la mer Caspienne est un golfe encaissé de l’Océan au nord comme la mer Rouge et le golfe Arabo-persique sont des golfes encaissés de l’Océan au sud. On peut même dire que c’est justement l’incapacité d’Alexandre le Grand à trouver une limite à ses conquêtes, qui conduit les savants grecs de l’ère hellénistique à remettre en question cette vision étroite du monde. On devine que les Massaliotes ont réfléchi très tôt à une expansion vers l’Océan au nord-ouest, afin de contrôler la route de l’étain dont ils subodorent l’origine sur la côte extérieure du tore, éventuellement de contrôler la route de l’ambre dont ils subodorent l’origine un peu plus loin en longeant la côte du tore vers le nord, et peut-être même de boucler toute la côte extérieure du tore au nord en découvrant l’embouchure du fleuve ou le détroit qui leur permettrait de regagner la mer Méditerranée via le Pont-Euxin/mer Noire. Nous avons vu que l’installation des Phocéens à Massalia a été possible grâce au mariage entre le chef des colons phocéens et la fille d’un des chefs celtes/gaulois locaux. Assurément ce mariage mixte n’a pas été le seul durant les ères archaïque et classique : la convoitise des Celtes/Gaulois privés de l’accès à la mer par les Phocéens autant que la nécessité des Phocéens massaliotes d’acquérir des biens celtes/gaulois pour survivre, implique des alliances, des amitiés, des métissages. Beaucoup de Celtes/Gaulois de la côte méditerranéenne devaient connaître la langue grecque dès le début du Vème siècle av. J.-C. Beaucoup de Massaliotes à la même époque devaient pareillement connaître la langue celte, et en conséquence connaître l’intérieur des terres celtes/gauloises beaucoup mieux que leurs cousins grecs de Méditerranée orientale. Les fouilles archéologiques régulières conduites à Tolosa (aujourd’hui Toulouse en France) et à Burdigala (aujourd’hui Bordeaux en France) sur le fleuve Garonne révèlent des amphores massaliotes en quantité importante et sans interruption jusqu’à l’intervention des légions romaines, qui prouvent l’étroitesse et la permanence des échanges entre la population celte/gauloise locale et les Grecs de Massalia. Peut-être même que ces deux cités de Tolosa/Toulouse et Burdigala/Bordeaux, qui ne semblent pas antérieures à l’ère classique, doivent leur naissance ou du moins leur essor au commerce de l’étain avec Massalia. On sait notamment que les habitants de Burdigala/Bordeaux sont des Celtes/Gaulois de la tribu des Bituriges originaires du confluent de la rivière Cher et du fleuve Loire sur lequel se trouve la cité à laquelle ils ont donné leur nom, "Bourges" ("Avaricum" en latin), intermédiaires incontournables dans le commerce de l’étain en provenance de l’île de Bretagne, venus s’installer à l’embouchure du fleuve Garonne on-ne-sait-quand on-ne-sait-pourquoi ("Le fleuve Garounas [nom antique de la Garonne] grossi de trois affluents se jette dans l’Océan entre les Bituriges Oiskon ["O…skwn", par opposition à leurs cousins "Kouboi/Koàboi" demeurés à Bourges, l’étymologie de ces deux qualificatifs est inconnue] et les Santons, deux peuples gaulois. Les Bituriges Oiskon sont étrangers au territoire des Aquitains, ils ne participent donc pas à leurs assemblées. Leur comptoir de Burdigala se trouve au fond de l’estuaire du Garounas", Strabon, Géographie, IV, 2.1 ; Claude Ptolémée désigne les Bituriges installés à Burdigala/Bordeaux comme "Ouibiskoi/OÙib…skoii" [étymologie également inconnue] au livre II paragraphe 7 aliéna 8 de sa Géographie ; dans une longue liste de noms de Celtes/Gaulois aquitains, Pline l’Ancien mentionne incidemment en latin les mêmes Bituriges "libres surnommés “Vivisques/Vivisci”", au livre IV paragraphe 33 alinéa 1 de son Histoire naturelle) : les Bituriges ont-ils jugés que la voie océanique pour le transport d’étain vers les colonies massaliotes est plus directe et moins risquée que la voie terrestre passant par Bourges toujours à la merci des pilleurs ? Le célèbre explorateur massaliote Pythéas, qui vit au milieu du IVème siècle av. J.-C., à la fin de l’ère classique, est probablement l’un de ces Grecs bilingues en contact avec les Celtes/Gaulois de la côte méditerranéenne. Polybe cité par Strabon déclare que Pythéas est un "idiotès/„dièthj" et un "pénès/pšnhj", c’est-à-dire un homme "peu instruit, peu intelligent, ordinaire" ("idiotès/„dièthj" donnera "idiot" en français, avec le même sens négatif) et "pauvre, sans fortune, indigent" ("Polybe juge non crédible qu’un individu aussi ordinaire et indigent [Pythéas] ait pu parcourir par mer ou par terre des si grandes distances", Strabon, Géographie, II, 4.2) : ce propos n’est-il qu’une calomnie de Polybe, ou est-il fondé ? S’il est fondé, doit-on en déduire que Pythéas est peu instruit et pauvre parce qu’il est issu du bas peuple, fils de bâtard ou bâtard lui-même, ayant du sang celte/gaulois dans les veines ? L’Histoire montre souvent que les gens peu instruits et pauvres sont beaucoup plus débrouillards que les intellectuels et les nantis, et par conséquent davantage capables d’entreprendre des longs voyages par des moyens improvisés. Si Pythéas est un bâtard il compte naturellement sur ses propres capacités davantage que sur d’hypothétiques soutiens publics, et s’il a des ascendances celtes/gaulois il est naturellement attiré par le monde celte/gaulois, et il connaît la langue celte. Les livres de vulgarisation actuels essayant de reconstituer son périple vers le nord à partir des citations conservées de son livre perdu Sur l’Océan et des indications éparses d’auteurs postérieurs, le montrent tel un Christophe Colomb ou un Vasco de Gama organisant à dessein et en grande pompe un navire et un équipage pour une aventure vers le grand large, ils affirment que Pythéas atteint les côtes atlantiques en contournant la péninsule ibérique. Mais tous les indices concordent vers une expédition solitaire terrestre par Tolosa/Toulouse et vers Burdigala/Bordeaux davantage que vers une expédition collective par la mer. Si Pythéas sait parler celte et s’il est en relations régulières avec les Celtes/Gaulois, comme beaucoup de ses compatriotes massaliotes, il n’a nullement besoin d’un navire et d’un équipage pour atteindre l’océan Atlantique en effectuant une grande boucle de trois mille deux cents kilomètres autour de la péninsule ibérique, en risquant sa vie à naviguer dans des eaux sévèrement contrôlées par les Carthaginois qui voient les Massaliotes d’abord comme des concurrents : il lui suffit d’accompagner ses relations celtes/gauloises en remontant la vallée du fleuve Aude depuis la colonie massaliote d’Agatha/Agde jusqu’à Carcasso/Carcassonne, puis de là de cheminer jusqu’à Tolosa/Toulouse, puis de là de se laisser glisser par le cours du fleuve Garonne jusqu’à Burdigala/Bordeaux, soit seulement cinq cents kilomètres, dont les trois quarts sont franchissables par des voies fluviales si favorables à la circulation des hommes et des marchandises que les lointains Bituriges sont venus s’installer sur leurs rives pour accroître leurs profits et que, des siècles plus tard, Louis XIV unifiera ces voies pour créer le canal du Midi, un des piliers de sa politique colbertiste. Aux ères hellénistique et impériale, Diodore de Sicile, Pline l’Ancien et Strabon citent Sur l’Océan de Pythéas et divers autres auteurs pour décrire en détails la façade atlantique de la France actuelle et l’île de Bretagne jusqu’à l’archipel des Orcades, prouvant qu’à leur époque ces terres sont parfaitement connues - et que Jules César ne s’est pas engagé à l’aveugle dans la conquête de ces territoires, n’en déplaise aux latinistes : il n’a fait que voir de ses yeux et accaparé des terres que d’autres ont vues et explorées, défrichées, rapportées avant lui. Pythéas cité par Strabon (qui n’y croit pas !) évoque une large courbure ("kÚrtwma") du continent européen en direction de l’Océan, qui se termine un cap "Kabaion/K£baion" (étymologie inconnue) et un chapelet d’îles : cette saille continentale qui a donné son nom à la pointe, le "Finistère", francisation de "Finis terrae" en latin soit littéralement "Là où la terre finit", correspond à la péninsule armoricaine bornée par le cap du Raz, au large de laquelle se succèdent les îles de la mer Iroise. Pythéas dit que cette péninsule est dominée par la tribu celte/gauloise des "Ostimiens/Wstim…wn". Les linguistes décomposent facilement ce nom en un radical "ux" signifiant "haut" en celte, suivi du suffixe superlatif celte "-ama", soit littéralement "les Très-hauts", qui peut renvoyer à une situation géographique (dans le sens : "Ceux qui habitent tout en haut de telle colline", ou : "Ceux qui habitent tout au nord de tel territoire") ou à une situation sociale (dans le sens : "les Premiers, les Dominants"), ils remarquent que cette appellation est très usitée dans le monde celte/gaulois puisqu’on la retrouve dans l’actuelle ville d’"El Burgo de Osma" dans la province de Castille (corruption du latin "Uxama Argaela", à cent cinquante kilomètres au nord-est de Madrid en Espagne), dans l’actuelle ville d’"Osimo" dans la province des Marches (juste à côté d’Ancône en Italie, en bordure de la mer Adriatique), dans l’actuelle "Issime" dans la province du Val d’Aoste (à une cinquantaine de kilomètres au nord de Turin en Italie, et à une vingtaine de kilomètres au sud de la frontière suisse), dans l’actuelle "Axams" dans la province du Tyrol (à une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Innsbruck en Autriche). On suppose que ces Ostimiens présents dans la péninsule armoricaine à l’époque de Pythéas au IVème siècle av. J.-C. se sont déplacés vers l’est (en une fois ? ou peu à peu au cours des siècles ?) pour se fixer en actuelle province de Normandie autour de la ville à laquelle ils ont donné leur nom, "Exmes" (via le latin "Oxma", à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Caen en France), futur fief de Robert Ier de Normandie père de Guillaume le Conquérant. Ils ont donné aussi leur nom à l’île d’"Ouxisamè/OÙxis£mh", la plus avancée dans l’Océan, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Ouessant", mentionnée par Pythéas ("[Eratosthène] ajoute aussi la courbure du continent européen au-delà des Colonnes d’Héraclès [aujourd’hui le détroit de Gibraltar] en face de l’Ibérie en direction du couchant, qui mesurerait trois mille stades, avec les caps prolongeant cette côte, parmi lesquels le cap Kabaion du pays des Ostimiens, et avec les îles voisines, dont Ouxisamè la plus éloignée de toutes, à trois jours de navigation depuis la terre selon Pythéas : la somme de toutes ces côtes, ajoutées aux caps du pays des Ostimiens, ajoutés à toutes les îles jusqu’à Ouxisamè, fausse la longueur finale puisque tous ces territoires sont situés plus au nord, ils dépendent de la Celtique et non pas de l’Ibérie, à supposer qu’ils existent et ne soient pas des pures inventions de Pythéas", Strabon, Géographie, I, 4.5). Ces Celtes/Gaulois continentaux sont en contact avec leurs cousins insulaires de l’extrémité sud-ouest de l’île de "Bretagne/Prettanik»" (étymologie inconnue), l’actuelle péninsule de Cornouailles bornée par le cap de "Land’s End", équivalent britannique du "Finistère" puisqu’il signifie pareillement "Là où la terre finit" en anglais. Cette région est appelée "Bélérion/Belšrion" (étymologie inconnue) par Pythéas cité par Diodore de Sicile. Le même auteur signale l’existence d’un port appelé "Ictis/Iktij" en grec ou "Mictis" en latin (chez Pline l’Ancien citant l’historien Timée, lui-même citant Sur l’Océan de Pythéas) accessible à marée basse mais entouré par la mer à marée haute, servant au commerce de l’étain extrait des mines proches, transporté sur des bateaux "en osier recouverts de peaux" ("Deux sortes [de plomb] existent, le noir et le blanc. Le blanc, très précieux, que les Grecs appellaient “cassiteros” ["kass…teroj"] et prétendaient extrait des îles atlantiques et transporté sur des bateaux en osier recouverts de peaux, est produit aujourd’hui en Lusitanie et en Galice [provinces romaines au nord-ouest de la péninsule ibérique, sur la côte atlantique]. C’est un sable à la surface du sol, de couleur noire, qu’on reconnaît à son poids. Il est mêlé à des petits graviers, surtout dans les torrents asséchés. Les mineurs lavent ce sable et brûlent le dépôt dans des fours", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV.47 ; "L’historien Timée dit qu’en six jours de navigation on atteint l’île Mictis sous la Bretagne, où les Bretons transportent leurs productions de plomb blanc par des bateaux en osier recouverts de peaux", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IV, 30.3). Les livres de vulgarisation assurent depuis le XIXème siècle que ce site d’Ictis/Mictis correspond à l’actuelle île de Wight, à tort : aucune mine d’étain n’a été découverte jusqu’à présent à proximité immédiate de l’île de Wight, qui se situe à cinq kilomètres de la côte et est entourée par la mer en permanence, on ne comprend pourquoi les Bretons risqueraient de perdre leur précieuse marchandise en la transportant sur cette île éloignée alors qu’ils peuvent la vendre directement sur leurs ports de la côte, au final on découvre que l’argument unique de ces livres de vulgarisation consiste dans la confusion phonétique injustifiée entre l’île de "Wight" que Pline l’Ancien désigne incidemment au livre IV paragraphe 30 alinéa 2 de son Histoire naturelle ("Vectis" en latin) et l’île "Mictis" qu’il désigne dans son alinéa suivant. Les archéologues modernes rejettent cette identification à l’île de Wight, et voient plutôt dans le port antique d’Ictis/Mictis l’îlot de Saint Michael’s Mount effectivement accessible depuis la côte à marée basse et entouré par la mer à marée haute (dans le golfe de Penzance, au large de Marazion en Grande-Bretagne ; un antique atelier de fonte d’étain découvert à Marazion prouve la réalité du commerce de l’étain en cet endroit), ou le promontoire de Mount Batten qui était aussi un îlot entouré par la mer dans l’Antiquité, avant que les alluvions du fleuve Tamar le relient à la terre (aujourd’hui au sud de Plymouth en Grande-Bretagne), où la présence humaine constante est attestée depuis au moins l’ère archaïque, en aval des mines d’étain du Dartmoor. Diodore de Sicile à la fin de l’ère hellénistique note que l’étain est acheminé depuis Ictis jusqu’à Massalia à l’embouchure du Rhône en trente jours, par une voie maritime et terrestre qu’il ne détaille pas ("Le grand nombre de marchands qui abordent le promontoire de Bélérion rend les Bretons locaux plus civilisés que les autres peuples de Bretagne. Ils tirent l’étain d’une mine soigneusement entretenue, très pierreuse mais traversée de stries, qu’ils purifient aussitôt en le fondant. Réduit à la forme de dés à jouer, l’étain est ensuite transporté sur une île appelée “Ictis” accessible depuis la côte bretonne à marée basse (cette particularité se remarque pour toutes les îles entre l’Europe et la Bretagne : à marée haute elles sont entièrement entourées d’eau, mais quand l’Océan se retire une langue de terre se découvre et les relie à la côte, elles sont alors des presqu’îles). Ensuite les marchands étrangers ayant acheté l’étain dans l’île d’Ictis l’emportent en Gaule, ils le chargent sur des chevaux, et l’acheminent jusqu’à l’embouchure du Rhône, le voyage depuis la Bretagne dure trente jours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.22). Au début de l’ère impériale, Strabon citant Posidonios, philosophe stoïcien au tournant des IIème et Ier siècles av. J.-C., est plus précis : il révèle l’existence de trois routes de l’étain, la première passant par la vallée de la Seine puis la vallée du Rhône, la deuxième passant par la côte armoricaine puis la vallée de la Loire puis la vallée du Rhône, la troisième passant par la côte armoricaine puis la côte aquitaine puis la vallée de la Garonne ("Tolossa est située dans la partie la plus étroite de l’isthme séparant l’Océan et la mer de Narbonne, large de trois mille stades selon Posidonios. On doit encore remarquer l’égalité parfaite, dont j’ai déjà parlé, entre les différents fleuves [de la Gaule] reliant les deux mers, intérieure et extérieure, qui constituent la principale richesse de ce pays puisqu’ils facilitent entre les divers peuples qui l’habitent les échanges de denrées et autres nécessités vitales, et établissent entre eux des intérêts communs […]. On se demande même si leurs tracés ne relèvent pas d’une action divine, selon un dessein précis. Le cours du Rhône peut être remonté très haut par des bateaux lourdement chargés, qui ont ensuite accès à beaucoup de régions annexes via ses affluents également navigables, ainsi les marchandises empruntent l’Arar [nom antique de la Saône], puis le Dubis affluent de l’Arar [nom antique du Doubs], elles sont ensuite transportées par terre jusqu’au fleuve Sequana [nom antique de la Seine], elles en descendent le cours jusqu’au pays des Lexoviens [tribu celte/gauloise ayant donné leur nom au pays "Lieuvin" dans l’actuelle province de Normandie en France, et à la ville de "Lisieux" en son centre] et des Calètes [tribu celte/gauloise ayant donné leur nom au pays de "Caux", correspondant approximativement au département de Seine-Maritime dans l’actuelle province de Normandie en France] au bord de l’Océan, d’où elles gagnent la Bretagne en moins d’une journée. Certaines marchandises, notamment celle des Arvernes [tribu celte/gauloise ayant donné son nom à l’"Auvergne", province au centre de la France] destinées au fleuve Liger [nom antique de la Loire], ne peuvent pas remonter le Rhône dont le courant est trop fort, on préfère les transporter par terre sur des chariots en profitant du rapprochement entre le Rhône et l’autre fleuve en plusieurs endroits et de la route plate et relativement courte entre eux, de huit cent stades, plus facile en tous cas que la remontée du Rhône, on suit ensuite le cours aisé du fleuve Liger, qui descend des monts Cemmènes [ancien nom du massif des "Cévennes"] vers l’Océan. Si on part de Narbonne, on peut remonter le cours de l’Atax [nom antique de l’Aude] sur une petite distance, on effectue par terre un trajet un peu plus long jusqu’au fleuve Garounas [nom antique de la Garonne], sur sept ou huit cents stades, puis en suivant le Garounas de la même façon que le Liger on atteint l’Océan", Strabon, Géographie, IV, 1.14). Or nous venons de rappeler que les Celtes/Gaulois Bituriges, orginaires de la région située entre la vallée de la Loire et la vallée du Cher, se sont fixés à une date indéterminée à l’embouchure de la Garonne, peut-être parce qu’ils estimaient la voie de l’étain passant par la Garonne plus sûre et plus lucrative que celles passant par la Loire et par la Seine. Doit-on en déduire que la voie océanique de l’étain est plus ancienne et plus usitée que celle terrestres et fluviales de la Loire et de la Seine ? C’est très possible, car à proximité de la tribu des Ostimiens en Armorique Strabon signale l’existence d’une autre tribu celte/gauloise, les "Vénètes" (qui ont donné leur nom à l’actuelle ville de "Vannes" en France : "Après les Vénètes on trouve les Osismiens, ou “Ostimiens” selon Pythéas, qui habitent une péninsule avançant très loin dans l’Océan, néanmoins pas aussi loin que le prétendent Pythéas et ceux qui le croient", Strabon, Géographie, IV, 4.1). Ces Vénètes sont restés dans l’Histoire grâce au témoignage de Jules César, qui a loué leurs grandes compétences maritimes et leur nombreuse flotte assurant un commerce cadencé entre l’Armorique et la péninsule de Cornouailles avant leur défaite face à l’envahisseur romain ("Le peuple des Vénètes est le plus puissant de toute cette côte maritime [armoricaine]. Ils possèdent effectivement beaucoup de navires qui leur permettent de gagner la Bretagne, ils surpassent les autres peuples dans l’art de naviguer, et comme ils contrôlent le peu de ports existant près de cette orageuse et vaste mer ils prélèvent des droits sur presque tous les bateaux qui croisent dans les parages", Jules César, Guerre des Gaules, III, 8.1). Cette noria de navires vénètes assurant notamment le transport de l’étain entre la Bretagne et la côte océanique continentale à l’époque de Jules César (qui explique pourquoi les Bretons de Cornouailles, connaissant parfaitement cette côte armoricaine continentale, viendront s’y installer quand leur territoire de Cornouailles sera approprié par les Germains à la fin de l’ère impériale ; on devine que cette installation des Bretons sur cette province péninsulaire qui prendra leur nom, la "Bretagne", se fera au détriment des Ostimiens, repoussés vers l’est jusqu’à l’actuelle Exems en Normandie), n’est certainement pas apparue du jour au lendemain, ses premiers arpenteurs datent assurément de longtemps avant l’époque de Jules César. Si l’on combine toutes ces données sans nous perdre dans des scénarios abracadabrantesques, on peut imaginer que Pythéas, ayant voyagé d’Agatha/Agde vers Burdigala/Bordeaux avec ses guides celtes/gaulois, a simplement suivi la route océanique de l’étain qui existait déjà en son temps, au IVème siècle av. J.-C., en demandant à des quelconques marchands celtes/gaulois accostés à Burdigala/Bordeaux de l’emmener vers l’Armorique, puis en demandant à des quelconques marchands celtes/gaulois en Armorique (des Ostimiens ? des Vénètes ?) de l’emmener pareillement vers l’île d’Ictis en Bretagne. Si cette hypothèse est bonne, Pythéas a voyagé non pas comme Christophe Colomb et Vasco de Gama avec un équipage mais seul, à la manière de nos modernes routards qui voguent de port en port, de pays en pays, de continent en continent, comme passagers sur des cargos de haute mer (parfois sans connaître la langue des marins qui les emmènent, l’aisance relationnelle et deux ou trois mots de globish leur suffisent : Pythéas a pu voyager pareillement avec sa seule tchatche et une connaissance sommaire de la langue celte). Rien n’interdit de penser que, ayant réussi à gagner l’île d’Ouxisamè/Ouessant puis la Bretagne en demandant simplement à des marins celtes/gaulois croisés dans le port de Burdigala/Bordeaux puis dans un quelconque port de la péninsule armoricaine : "Est-ce que je peux venir avec vous ?", Pythéas a continué son voyage vers le nord par la même méthode. Il n’a certainement pas accosté en Irlande, car les connaissances sur cette île sont quasi nulles aux ères ultérieures : Diodore dit méprisamment que l’île d’"Ierné/Išrnh", hellénisation d’"Eire" (qui est resté jusqu’à aujourd’hui : l’"Irlande" est un anglicisme pour désigner littéralement "la terre/land des Eirin", tribu celte/gauloise habitant sur l’île) est peuplée de gens féroces et cannibales (Bibliothèque historique V.32), Strabon dit aussi méprisamment que ses habitants sont sauvages et misérables (Géographie, II, 5.8) et même nécrophages (Géographie, IV, 5.4). Mais Pythéas a certainement atteint l’archipel d’Orcanie, aujourd’hui l’archipel des Orcades, au large de la côte nord-est écossaise. Les nombreux brochs fouillés dans cette région, tours à la fonction discutée (celliers ? postes de guet fortifiées ?) d’environ dix mètres de haut sur dix mètres de diamètre constituées d’un double mur de plusieurs mètres d’épaisseur (le terme "broch" est une corruption du vieil-allemand "burgh" ou du norrois "burg" désignant un site fortifié, qu’on retrouve dans "bourg" en français avec le même sens), dont l’édification par les populations locales remontent au plus tard au début de l’ère hellénistique, à Bu of Cairston près de Stromness sur l’île de Mainland, à Gurness sur la même île, à Midhowe sur l’île de Rousay en vis-à-vis du broch de Gurness, qui répondent à ceux construits sur le sol de l’actuelle Ecosse, prouvent l’ancienneté de l’implantation humaine dans l’archipel et sa relation avec les habitants de la grande île de Bretagne voisine. Le régime alimentaire des Orcaniens/Orcadiens antiques révélé par l’exhumation, à proximité des brochs, d’orge et de blé, de baies et de fruits d’églantier, de rogatons de moutons, de cochons, de cerfs, d’oiseaux divers, d’œufs, de fruits de mer, de carrelets sous-entendant une pêche côtière, de morues sous-entendant une pêche de haute mer, acte leur autosuffisance et rend possible l’accueil de voyageurs de passage comme Pythéas. En prolongeant notre hypothèse, le routard Pythéas a pu encore trouver des pêcheurs orcaniens/orcadiens pour l’emmener vers l’archipel des Shetland à quelques dizaines de kilomètres au nord-est de l’Orcanie/Orcadie, dont l’ancienneté de l’implantation humaine est pareillement prouvée par les brochs de Jarlshof et d’Old Scatness situés respectivement au sud et à l’ouest de l’actuel aéroport de Sumburgh dans l’extrême sud de l’île de Mainland, ceux de Culswick et de West Burrafirth dans l’ouest de la même île, celui de l’îlot de Mousa au large de Sandwick au sud-est de la même île, et surtout par celui de Clickmin au sud du lac homonyme, dans la banlieue ouest de Lerwick l’actuelle capitale des Shetland. Sur ce site de Clickmin, qui est occupé sans interruption depuis la fin de l’ère archaïque jusqu’à la fin de l’ère impériale, les archéologues ont découvert beaucoup d’os de baleines, qui impliquent que les antiques habitants du lieu étaient des marins de haute mer. Détail important pour notre étude, ils ont également découvert beaucoup de piquets et de racloirs utilisés pour le travail des peaux. Comme l’archipel est très pauvre en arbres, on suppose que les bateaux des anciens Celtes/Gaulois d’Orcanie/Orcadie étaient non pas en bois mais en peaux, à l’instar de ceux de leurs lointains cousins de l’île d’Ictis ("en osier recouverts de peaux" selon les extraits précités de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien se référant à Sur l’Océan de Pythéas), à l’instar aussi des oumiaks séculaires des Inuits, embarcations en os de baleine recouverts de peaux pouvant supporter une charge de deux tonnes ou une vingtaine de personnes, dont la solidité et la flexibilité sont parfaitement adaptées à la navigation sur les océans (rappelons que les baleiniers de l’Alaska ont utilisé des oumiaks jusqu’au XIXème siècle !), et en même temps si légers que deux hommes suffisent pour les porter. Le célèbre trésor de Broighter découvert à la fin du XIXème siècle à Limavady en Irlande du Nord, aujourd’hui conservé Musée national irlandais à Dublin en Irlande, comporte plusieurs objets en or datant du Ier siècle, dont une reproduction miniature de bateau très semblable aux oumiaks postérieurs, constitué d’une coque solidifiée par des traverses servant de bancs à deux rangées de neuf rameurs. L’explorateur irlandais Tim Severin en 1976 s’est inspiré de cette miniature pour réaliser un currach (bateau traditionnel irlandais à l’armature de bois, cousin de l’oumiak des Inuits à l’armature en os de baleine) recouvert de peaux de bœufs cousues avec des lanières en cuir et étanchéifiées avec de la graisse, afin de reproduire à l’identique le voyage maritime du moine saint Brendan depuis l’Irlande jusqu’en Islande au VIème siècle : la tentative réussie de Tim Severin a prouvé que la traversée du nord de l’océan Atlantique entre l’Irlande et l’Islande avec ce type d’embarcation était réalisable dès la basse Antiquité. Elle l’était sans doute aussi avec les bateaux similaires de Clickmin à l’ère classique. Pythéas s’est-il rendu à Clickmin ? Y a-t-il trouvé d’autres marins pour l’emmener encore plus loin vers le nord ? Deux points sont sûrs. Primo, les marins de Clickmin connaissaient les actuelles mers du Nord et de Norvège et le nord de l’océan Atlantique puisqu’ils y pêchaient la baleine. Secundo, comme tous les marins de l’Antiquité, en l’absence de cartes maritimes et de réseaux satellites qui n’existaient pas encore, les marins de Clickmin se repéraient à la direction et à l’ampleur des vagues, à la couleur de l’eau, aux débris flottant à la surface, à la formation des nuages, aux odeurs portées par le vent, et aux vols des oiseaux migrateurs, or les cygnes chanteurs migrent annuellement vers l’Islande via l’actuel archipel des Feroé au nord-ouest des Shetland, donc les marins de Clickmin savaient que quelque par au nord-ouest existait une terre suffisamment importante pour accueillir des colonies d’oiseaux : la terre de "Thulé" des textes grecs ("QoÚlh", étymologie inconnue), aujourd’hui l’île d’Islande, où aucune trace d’installation celte/gauloise n’a été retrouvée jusqu’à présent. Au-delà de ces deux certitudes, les avis sont très partagés. D’un côté, les livres de vulgarisation actuels sur Pythéas affirment avec beaucoup d’enthousiasme et sans argumenter qu’il est allé très loin vers le nord-ouest, jusqu’à Thulé/Islande, jusqu’au Groenland, jusqu’au Canada. De l’autre côté, les sceptiques comme Polybe et Strabon disent abruptement que Pythéas est un mythomane qui n’est jamais allé plus loin que l’île de Bretagne. La vérité historique est probablement entre les deux. Selon un passage de Sur l’Océan cité par Polybe, Pythéas "a vu de ses propres yeux" une zone maritime semblable à un "poumon" ("pleÚmon qalatt…w" : terme employé pour désigner les packs arctiques à la fois consistants et mous, comme des méduses) où "le sol et l’eau se confondent en interdisant à l’homme d’y poser le pied ou d’y naviguer", mais il n’a pas vu le reste, seulement rapporté par ses hôtes bretons ("Dans sa description de l’Europe, Polybe déclare ignorer les anciens et examiner attentivement ce qu’ont écrit leurs critiques, plus précisément Dicéarque [philosophe au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C., élève d’Aristote], Eratosthène le dernier en date des auteurs d’ouvrages géographiques [conservateur du Musée d’Alexandrie au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C.], et Pythéas qui, dit-il, “a trompé beaucoup de lecteurs en prétendant avoir parcouru tous les endroits accessibles de la Bretagne, dont le périmètre selon lui serait de quarante mille stades, et en décrivant Thulé et ses environs où d’après ses propos on ne trouverait plus ni terre, ni mer, ni air, mais un composé de ces trois éléments semblable à un poumon marin, dans lequel la terre, la mer, toute chose seraient en suspens et confondus entre eux, interdisant à l’homme d’y poser le pied ou d’y naviguer. Pythéas assure avoir vu de ses propres yeux cette substance, et ne parler du reste que par ouï-dire”. […] “Le Messénien [Evhémère, auteur de L’inscription sacrée au IIIème siècle av. J.-C., œuvre géographico-philosophique visant à justifier l’athéisme à travers le voyage soi-disant effectué par Evhémère vers l’île de Panchaia, île fictive probablement inspirée par l’actuelle île de Socotra au large du Yémen, dans laquelle Evhémère affirme avoir découvert une longue inscription sur une stèle relatant la transformation des rois de jadis en dieux au fil du temps par la mémoire collective] n’est-il pas plus crédible que le Massaliote ?”, demande Polybe. “Celui-là ne se vante que d’une unique découverte, la soi-disant île de Panchaia, tandis que celui-ci assure avoir atteint les limites du monde et exploré toute l’Europe septentrionale, allégation invraisemblable même si elle sortait de la bouche d’Hermès [messager des dieux, patron des voyageurs]. Et malgré cela, Erathostène, qui par ailleurs qualifie Evhémère de “bergaien” [synonyme d’"affabulateur, mythomane, imposteur", en référence Antiphanès originaire de la cité de Berga en Thrace, auteur d’un recueil intitulé "Apista/Apista", dérivé de "p…stij/garantie, crédit, digne de foi" précédé d’un "a" privatif, d’où littéralement "Histoires incroyables, non crédibles"], accepte le récit de Pythéas qu’avant lui Dicéarque a rejeté !", Strabon, Géographie, II, 4.1-2 ; l’astronome Géminos de Rhodes au Ier siècle av. J.-C. se réfère au même passage de Pythéas : "Cette région [du nord de l’océan Atlantique] est probablement celle atteinte par Pythéas de Massalia, qui déclare dans son Sur l’Océan : “Les barbares nous montrèrent l’endroit où le soleil se couche. Dans cette région la nuit est très courte, elle ne dure que deux ou trois heures, à peine le soleil s’est-il couché qu’il s’y lève de nouveau”", Géminos, Introduction aux phénomènes VI.9), autrement dit Pythéas a vu de ses propres yeux la banquise arctique, qui dans l’Antiquité descendait beaucoup plus au sud qu’aujourd’hui car le climat planétaire était plus froid, mais il n’a jamais débarqué sur l’île de Thulé/Islande, même s’il a pu éventuellement en longer le littoral lors de son voyage vers la banquise (au livre IV paragraphe 30 alinéa 3 de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien dit qu’"un jour de navigation est nécessaire depuis Thulé pour atteindre la mer glacée que certains appellent “Cronienne”", ce qui confirme la proximité de la banquise arctique antique par rapport à Thulé/Islande). Ce voyage vers Thulé/Islande par Pythéas est sans précédent, et il ne sera suivi d’aucune réplique, ce qui explique l’ignorance quasi totale des auteurs grecs et latins sur la nature de ce territoire que Strabon, comme sûrement Pythéas lui-même, et peut-être comme les Orcaniens/Orcadiens qui l’ont conduit, hésite à définir comme une île ou comme un nouveau continent… ou comme une invention de Pythéas. Le même Strabon traite Pythéas de fou parce que celui-ci place Massalia à proximité de la lattitude de Byzance, et l’île de Bretagne à proximité de la lattitude du fleuve Borysthène ("Pythéas recule la limite extrême de la terre habitée jusqu’à un pays appelé “Thulé” encore plus septentrional que les régions du nord de la Bretagne, où le tropique d’été se confondrait avec le cercle arctique. Mais lors de mes recherches je n’ai trouvé aucun autre voyageur ayant mentionné cette soi-disant île de Thulé, ni reculé les limites de la terre habitée jusqu’à un endroit où le tropique d’été se confondrait avec le cercle arctique. J’en conclus que la limite septentrionale de la terre habitée se situe plus bas, les explorations récentes n’ont d’ailleurs signalé aucune terre au delà de l’île d’Ierné [c’est-à-dire l’île d’Irlande] située à peu de distance au nord de la Bretagne, dont les habitants sont sauvages et misérables à cause du froid, qui semble correspondre à cette limite. Hipparque [astronome et géographe du IIème siècle av. J.-C.] croit Pythéas qui affirme que la lattitude de Byzance est proche de celle de Massalia : il dit avoir observé à Byzance la même mesure d’ombre que Pythéas a rapportée à Massalia. La lattitude du Borysthène étant distante de trois mille huit cents stades de celle de Byzance, soit la distance équivalente entre Massalia et la Bretagne, on déduit que la lattitude du Borysthène devrait correspondre à celle de la Bretagne, mais sur ce point comme sur beaucoup d’autres Pythéas à très certainement menti", Strabon, Géographie, II, 5.8), et parce qu’il affirme que la vie existe au cercle arctique, correspondant au parallèle 66° nord juste au-dessus de l’Islande, où le soleil se lève et se couche tous les six mois ("Sur l’île de Thulé, nos renseignements sont encore moins sûrs, à cause de l’extrême éloignement de ce pays que certains présentent comme la plus septentrionale de toutes les terres connues. Sur ce sujet, on ne doit pas douter que tout ce que raconte Pythéas n’est que pure invention : en regard de ses déclarations mensongères sur les régions aujourd’hui familières que j’ai évoquées précédemment, il a certainement surenchéri dans l’affabulation quand il parle de cette terre lointaine, même s’il a su rendre ses tartarinades vraisemblables en les habillant avec des observations [texte manque]. Les peuples vivant à proximité de cette région glacée ne connaissent aucune de nos plantes cultivées et très peu de nos animaux domestiques, ils se nourrissent seulement de miel et de légumes, de fruits et de racines sauvages dont ils tirent leur boisson ordinaire, et en raison des nuages permanents qui cachent le soleil et tombent en pluies ils ne peuvent pas battre leur blé à l’extérieur comme nous, ils sont contraints pour ce faire de le transporter sous des grands bâtiments couverts", Strabon, Géographie, IV, 5.5). Mais Strabon se trompe, Pythéas n’est pas fou et ses informations sont exactes : Massalia/Marseille est effectivement sur le parallèle 43°, seulement deux degrés au-dessus du parallèle 41° où on trouve Byzance/Istanbul, Plymouth se trouve sur le parallèle 50° or le fleuve Borysthène/Dniepr traverse effectivement ce parallèle 50° avant d’aller se jeter dans le Pont-Euxin/mer Noire devant Olbia située sur le parallèle 46°, et les jours et les nuits en Islande alias l’antique Thulé durent effectivement six mois. Toutes ces données factuelles, méconnues, discutées ou méprisées par les auteurs antiques qui n’avaient pas comme nous les moyens de les vérifier, rendent très crédibles la collecte de renseignements de Pythéas auprès des Orcaniens/Orcadiens et son voyage vers le grand nord, de même que l’indication de six jours de navigation depuis le nord de l’île de Bretagne (aujourd’hui l’Ecosse) jusqu’à Thulé/Islande, car cette indication correspond effectivement au temps nécessaire pour relier ces deux points en oumiak (Timée cité par Pline l’Ancien renvoie au même passage de Sur l’Océan de Pythéas : "La clarté des nuits d’été [en Bretagne] amène raisonnablement à croire que la région polaire à partir du solstice d’été, le soleil s’approchant alors très près et décrivant un cercle très étroit, connaît un jour continu durant six mois, et que par conséquent la nuit y dure six mois à partir du solstice d’hiver. Pythéas de Massalia a écrit que ce phénomène s’observe dans l’île de Thulé, située à six jours de navigation au nord de la Bretagne", Pline l’Ancien, Histoire naturelle II.77 ; "La dernière île connue est celle de Thulé, dont j’ai dit plus haut qu’elle ne connaît plus la nuit à partir du solstice d’été car le soleil traverse alors le Cancer, et ne connaît plus le jour à partir du solstice d’hiver", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IV, 30.3). L’historien romain Tacite rapporte élogieusement la vie de son beau-père Julius Agricola dans un petit livre parvenu jusqu’à nous, De la vie et de la mort de Julius Agricola, général ayant organisé une expédition militaire vers le nord de l’île de Bretagne à la fin du Ier siècle : la fierté infantile de Tacite à déclarer que la flotte de son beau-père "a confirmé que la Bretagne est une île" alors que Pythéas a déjà confirmé cela quatre siècles plus tôt, que son beau-père "a soumis des îles appelées “Orcades” jusqu’alors inconnues" alors que deux siècles plus tôt Diodore de Sicile citant Sur l’Océan de Pythéas s’en servait déjà pour délimiter le nord de l’île de Bretagne (au livre V paragraphe 21 de sa Bibliothèque historique), que l’équipage de son beau-père "a vu Thulé" mais sans préciser leur itinéraire et sans donner de détails précis comme Pythéas, ce qui laisse fortement penser que Tacite confond Thulé/Islande avec les actuelles îles Féroé plus proches ou même avec un vulgaire caillou au large de l’achipel des Orcades pour gonfler la gloire de son beau-père, prouve que les connaissances rapportées d’Orcanie/Orcadie par le Grec Pythéas à l’ère classique, contestées ou ignorées à l’ère hellénistique par la majorité de ses compatriotes grecs (à l’exception notable d’Eratosthène, l’un des premiers directeurs du Musée d’Alexandrie), sont bien perdues à l’ère impériale romaine ("La Bretagne est la plus grande île connue des Romains. Elle s’étend à l’est vers la Germanie, et à l’ouest vers l’Hispanie. Au sud elle est visible depuis la Gaule. On ne voit en revanche aucune terre en face de sa côte nord, battue par une mer immense aux horizons ouverts. Parmi les grands auteurs, le classique Tite-Live et le moderne Fabius Rusticus ont comparé la Bretagne à un plat allongé ou à une double hache. Mais cette forme ne correspond qu’à la partie de l’île en-deçà de la Calédonie. Au-delà de cette côte qu’on croyait être l’extrémité de l’île, on a découvert un territoire immense aux contours irréguliers, qui pointe en rétrécissant pour former un angle. En suivant ce rivage sur une mer encore inexplorée, la flotte romaine a confirmé que la Bretagne est une île, et en a soumis d’autres appellées “Orcades” jusqu’alors inconnues. L’équipage a vu Thulé mais, l’hiver approchant, a reçu l’ordre de ne pas pousser plus loin son périple. On dit que même les vents ne réussissent pas à ébranler cette mer dormante, et que les rames la fendent difficilement. Je pense que l’absence de terres et de montagnes empêche l’apparition de tempêtes régulières, et que par ailleurs la masse de ces eaux profondes et illimitées ralentit leurs mouvements", Tacite, De la vie et de la mort de Julius Agricola X.1-6 ; au IVème siècle, sous la plume du poète romain Avienus, les côtes nord-atlantiques redeviennent une source de fantasmes à la géographie approximative, confondant la Galice avec la péninsule armoricaine, la péninsule de Cornouailles et l’Irlande, au large desquelles vivent des monstres marins : "A l’endroit où l’Océan quitte ses profondeurs pour se déverser dans notre mer Méditerranée, se trouve la mer Atlantique. Là est la cité de Gadir autrefois appelée “Tartessos” [aujourd’hui Cadix en Espagne]. Là sont les Colonnes de l’infatigable Hercule, Abila et Calpe : Calpe sur la rive gauche [aujourd’hui le rocher de Gibraltar], Abila sur la côte libyenne [aujourd’hui le djebel Musa], qui demeurent inébranlables contre les vents mugissants. Là se dresse la pointe que les anciens appelaient “oestrymnide” [latinisation des "Ostimiens" de Pythéas], promontoire massif élevé vers le chaud Notus [vent du sud]. En contrebas les habitants voient le large golfe oestrymnide avec ses îles aux vastes plaines et aux riches mines d’étain et de plomb, peuplées d’hommes fiers, dont l’habileté a favorisé la fortune, ayant la passion innée du commerce. Leurs barques connaissent la mer et la troublent au large. Ils sillonnent l’Océan profond fécond en monstres. Ils ne savent pas travailler le pin ou l’érable, ils n’aiment pas courber le sapin, ils façonnent leurs bateaux, chose miraculeuse ! en cousant des peaux. Ils parcourent ainsi sur le cuir le grand Océan pour gagner en deux jours l’île appelée jadis “Sacrée” qui se dresse au milieu des flots, habitée par les Hierniens [les Irlandais], près de l’île des Albions [autre nom des Bretons]", Avienus, Ora maritima 82-111 ; sur ce sujet, notons que les deux monnaies romaines datant du IIIème siècle découvertes en 1905 et en 1933 près de la ferme de Bragdavellir au fond du fjord d’Hamar, dans le comté de Sudur-Mulasysla en province d’Austurland sur la côte sud-est de l’Islande, aujourd’hui conservées au Musée national de Reykjavik, ne prouvent nullement que les Romains ont atteint l’Islande, car ces monnaies ont pu être amenées là beaucoup plus tard, au Moyen Age, à l’époque de la colonisation normande). Pythéas s’est ensuite dirigé vers l’est. Les avis sont encore partagés. Les livres de vulgarisation actuels prétendent sans argumenter que Pythéas est allé jusqu’en mer Baltique, qu’il a débarqué en Pologne, aux pays baltes, en Russie. A l’inverse, les auteurs anciens disent que Pythéas n’a pas été plus loin qu’une île appelée "Basileia/Bas…leia" en grec et "Abalus" en latin ("Selon Xénophon de Lampsaque [auteur au tournant des IIème et Ier siècles av. J.-C., dont aucune œuvre n’a survécu], trois jours de navigation sont nécessaires pour relier la côte scythe à une grande île nommée “Baltia”, que Pythéas appelle “Basileia”", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IV, 27.5 ; "Pythéas rapporte que les Guitons [hellénisation latinisée des "Goths", qui s’installeront en Europe occidentale à la fin de l’ère impériale], peuple germanique, se répartissent sur six mille stades dans l’estuaire Metuonidis en bordure de l’Océan [corruption de "metuendus/redoutable, inquiétant, source de crainte" en latin, qualifiant l’actuelle mer des Wadden dont les côtes irrégulières rendent la navigation dangereuse ?]. A une journée de navigation est l’île d’Abalus, les vagues y déposent le succin [nom latin de l’ambre] au printemps, tel un déchet de la mer gelée, dont les habitants se servent comme combustible ou qu’ils vendent aux Teutons leurs voisins. Timée dit la même chose, mais il nomme l’île “Basileia”", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVII, 11.5-6 ; "De l’autre côté des pays des Scythes et des Celtes se trouve une île appelée “Basileia”, où l’électron [nom grec de l’ambre] est rejeté par la mer. Sur cette matière, les anciens ont avancé des propos fabuleux dont l’expérience a révélé le non fondement. La majorité des poètes et des autres auteurs disaient en effet que le jeune Phaéton fils d’Hélios demanda un jour à son père de lui prêter son char, sa demande fut acceptée, il monta sur le char, mais les chevaux sentirent rapidement qu’un enfant tenait leurs rênes et n’aurait pas la force de les retenir, ils en profitèrent pour quitter leur route habituelle, ils errèrent dans le ciel, l’embrasèrent en donnant naissance à la Voie lactée, brûlèrent aussi une grande partie de la terre, jusqu’au moment où Zeus en colère les contraignit à revenir dans la route d’Hélios et foudroya Phaéton, ce dernier tomba à l’embouchure du Pô appelé alors “Eridan”, ses sœurs pleurèrent sa mort avec tant d’amertume qu’elles se métamorphosèrent en peupliers, ils affirmaient que depuis la mort de Phaéton ces arbres produisent annuellement des larmes épaisses, sortes de gommes de belle apparence qui constituent l’électron, et se renouvellent chaque fois un jeune homme meurt dans le pays. Mais le temps a montré que cette fable est fausse. La vérité est que l’électron se recueille sur les rivages de l’île précitée par les habitants, qui le transportent sur le continent voisin, d’où il est envoyé ensuite vers nos régions", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.23). On soupçonne que "Basileia" est une simple corruption de "basileus/basileÚj", c’est-à-dire "roi" en grec, "Basileia" n’est donc pas le nom originel de cette île mais un qualificatif désignant simplement une "île royale" en grec. Les linguistes avancent l’hypothèse qu’"Abalus" en latin pourrait dériver d’"abal/pomme" en celte (qu’on retrouve dans "apfel" en vieil-allemand, et dans "apple" en anglais). Les fouilles archéologiques menées dans le troisième quart du XXème siècle sur le site de Grontoft au nord-est de l’actuelle Ringkobing au Danemark, sur la côte ouest de la péninsule du Jutland, occupé approximativement entre -500 et -200, donc à l’époque de Pythéas, ont révélé une douzaine de bâtiments divisés en deux parties - d’un côté un habitat, de l’autre côté un cellier ou une étable -, régulièrement déplacés au cours des siècles (ces douze bâtiments forment en fait une succession horizontale et verticale de plus de deux cents murs édifiés et démolis tour à tour !) par une cinquantaine d’habitants dont l’agriculture (orge et blé dans les champs alentour) et l’élevage locaux (cinq bâtiments sont assez grands pour contenir huit vaches, deux autres bâtiments peuvent accueillir aussi deux vaches) assuraient l’autosuffisance. Les fouilles archéologiques réalisées dans le même troisième quart du XXème siècle sur le site de Boomborg-Hatzum près de Jemgun à l’embouchure du fleuve Ems, à une dizaine de kilomètres au sud-est d’Emden en Allemagne, ont exhumé quant à elles six fermes avec communs et greniers autour d’une cour centrale, abandonnées vers -200 à la suite d’une inondation. Sur ces deux sites, on ne remarque aucune hiérarchie sociale. Doit-on en conclure que leur isolement les préserve de tout envahisseur extérieur, et les dispense de chef pour les guider en cas de danger ? Dans ce cas, si les autochtones n’ont aucun contact entre eux d’une région à l’autre, on imagine mal comment l’étranger Pythéas aurait pu y débarquer. Au large de ces sites difficilement accessibles, inclus dans l’actuelle mer "des Wadden", littéralement la mer "des Estrans" en néerlandais, mer côtière aux limites mouvantes en raison des marées et des limons déposés au fil des siècles par les fleuves Weser et Elbe en son centre, s’étendant depuis les Pays-Bas jusqu’à la baie d’Esperance à l’ouest d’Esbjerg au Danemark, on remarque l’archipel des Heligoland, constitué d’une grande île d’un kilomètre de long, Heligoland, et d’une petite île, Düne, préservées des assauts de la mer du Nord par leurs hautes falaises rouges de soixante mètres de hauteur, où la présence humaine est bien attestée longtemps avant l’époque de Pythéas car elles sont très riches en cuivre et leurs étroits rivages regorgent d’ambre. Cet archipel des Heligoland correspond-il à l’île de Basileia/Abalus visitée par Pythéas ? Les exploitants antiques des Heligoland, marins connaissant les dangers de la mer des Wadden voisine, étaient-ils en contact avec les habitants continentaux, par exemple ceux de Grontoft ou ceux de Boomborg-Hatzum, auxquels ils achetaient l’ambre pendant la saison froide, qu’ils revendaient ensuite aux Celtes/Gaulois du sud-est de l’Angleterre actuelle ou à leurs cousins continentaux juste en face ? Ces marchands d’ambre ont-ils embarqué le routard Pythéas quand celui-ci est arrivé précisément dans le sud-est de l’Angleterre actuelle après avoir quitté l’Orcanie/Orcadie et longé les côtes orientales de l’île de Bretagne, s’est-il embarqué avec eux vers les Heligoland, les a-t-il accompagnés jusque sur un point quelconque de l’actuel rivage allemand ou danois ? Pline l’Ancien, citant toujours l’historien Timée, qui lui-même cite Sur l’Océan de Pythéas, évoque une île "éloignée du continent d’un jour de navigation" où "l’ambre est rejeté par les flots" : cette île correspond bien à la grande Heligoland dont les plages sont effectivement couvertes d’ambre, située à une cinquantaine de kilomètres de la côte allemande au sud et à une cinquantaine de kilomètres de la côte danoise à l’est. Pline l’Ancien ajoute que l’actuelle mer des Wadden est appellée "Amalchium" par les autochtones "scythes" (en réalité les Celtes/Gaulois, les Scythes vivent beaucoup plus loin vers l’est !) signifiant "mer Gelée", et "Morimarusam" par les autochtones "cimbres" (latinisation de "Kimmšrioi" en grec, désignant toutes les populations sans distinction situées loin au nord par rapport à la Grèce) signifiant "mer Morte", il distingue ainsi avec justesse deux populations : les Celtes/Gaulois vivant au sud de la mer du Nord (plus spécifiquement les "Germains" en latin, ainsi appelé par les Romains parce qu’ils sont les "cousins/germani" non civilisés des Celtes/Gaulois latinisés qui habitent sur la rive gauche du fleuve Rhin), et les Scandinaves vivant à l’est et au nord de la mer du Nord. Pline l’Ancien dit que la mer des Wadden alias "Amalchium/Morimarusam" se termine par le cap "Rusbeas", probablement un dérivé du latin "rubens/rouge", où commence la mer dite "Cronienne" ("Au large de la Scythie dite “baunonienne” ["Baunonia" en latin, peut-être apparenté à "bohne/haricot" en allemand] se trouve une île à une journée de navigation selon Timée, où l’ambre est rejeté par les flots au printemps. Les renseignements sur l’Océan plus au nord sont incertains. A partir du fleuve Parapaniso [non identifié], la mer qui longe le rivage des Scythes est appelée "Amalchium", c’est-à-dire “Gelée” dans la langue de ce peuple, selon Hécatée [d’Abdère, historien du début de l’ère hellénistique, auteur notamment d’un livre fameux sur les rapports entre les juifs et l’Egypte, résumé par Diodore de Sicile et Photios]. Philémon [lexicographe du IIème siècle av. J.-C., dont l’œuvre n’a pas survécu] dit que la même mer est appelée “Morimarusam” par les Cimbres, c’est-à-dire la mer “Morte”. Au-delà se trouve la mer Cronienne", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IV, 27.3-5), or selon un autre passage de Pline l’Ancien (au livre IV paragraphe 30 alinéa 3 précité de son Histoire naturelle) cette mer "Cronienne" correspond au "poumon marin" de Polybe citant Pythéas, situé à une journée de navigation de Thulé/Islande, on en déduit que le cap "Rusbeas/Rouge" équivaut à la pointe sud-ouest de la péninsule scandinave qui dépend aujourd’hui de la Norvège, en vis-à-vis du Jutland (soit le cap "des Hommes roux" ? ou le cap "aux Falaises rouges" ?) : on voit sur la carte qu’au sud-ouest de cette péninsule se trouve l’actuelle ville norvégienne de Bergen, juste en face de l’archipel des Shetland, d’où Pythéas est peut-être parti pour longer Thulé. Un autre passage de Sur l’Océan cité par Polybe et Strabon intrigue : Pythéas affirme avoir "bouclé la côte extérieure de l’Europe" en reliant "Gadeira à Tanaïs" ("[Pythéas] à son retour [à Massalia] prétendit avoir voyagé tout le long des côtes de l’Océan depuis Gadeira jusqu’à Tanaïs", Strabon, Géographie, II, 4.1). Si Pythéas a gagné Burdigala/Bordeaux par voie de terre en longeant les Pyrénées, comme nous le pensons, et non pas en contournant la péninsule ibérique par voie de mer, il n’est assurément pas passé par Gadeira, bien identifié par les textes anciens à l’actuelle ville de Cadix en Espagne. Souvenons-nous par ailleurs que Pythéas, comme son contemporain Alexandre le Grand, comme tous les Grecs de son temps, n’a aucune idée de l’immensité du continent eurasiatique, il croit que le Pont-Euxin/mer Noire est relié à un Océan extérieur englobant un tore constitué d’une Europe minuscule, une Asie minuscule, une Afrique minuscule, qu’un passage existe entre les côtes sud de la mer du Nord et l’extrémité nord du lac Méotide/mer d’Azov dans lequel se jette le fleuve Tanaïs/Don, à l’embouchure duquel se trouve la colonie grecque homonyme dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent. Si Pythéas a séjourné un temps aux Heligoland, comme nous le pensons aussi, il a forcément vu les embouchures des fleuves Weser et Elbe juste en face, et son imagination s’est emballée : il a cru que le Weser et l’Elbe communiquaient avec le Tanaïs/Don, qu’en remontant leurs cours on pouvait atteindre le lac Méotide/mer d’Azov, et qu’ainsi toute la partie européenne extérieure du tore était bouclée, d’où sa prétention à avoir relié "Gadeira/Cadix à Tanaïs/Rostov-sur-le-Don" consignée dans son compte-rendu Sur l’Océan. En résumé, Pythéas à son retour à Massalia/Marseille a gonflé ses exploits : il n’a pas été à Gadeira/Cadix et il n’a pas été à Tanaïs/Rostov-sur-le-Don, il a seulement gagné la côte océanique monopolisé jusqu’alors par les Carthaginois - notamment ceux de Gadeira/Cadix - en empruntant une voie terrestre qu’ils ignoraient, et il a poussé sa curiosité jusqu’à la mer vaseuse des Wadden en spéculant sur un lien éventuel de cette dernière avec le fleuve Tanaïs/Don à l’embouchure pareillement vaseux. Mais cette immodestie finale n’enlève rien à la grandeur réelle de son périple, à l’audace qu’il a témoignée en s’incrustant dans des populations jusqu’alors totalement inconnues, à la masse de connaissances qu’il en rapporte… et à l’injuste mais compréhensible incrédulité qu’il subit de la part de ses contemporains et de leurs successeurs des siècles suivants, qui le traitent comme un affabulateur. L’enthousiasme infantile de Pline l’Ancien à rapporter les soi-disant "découvertes" récentes de ses compatriotes romains rappelle celui de Tacite pour les fausses conquêtes du général Jugurtha en Orcanie/Orcadie : en disant que les Romains ont étendu leur savoir jusqu’aux îles de Frise-Orientale, précisément jusqu’à l’île de Borkum à l’embouchure du fleuve Ems, Pline l’Ancien révèle que les Romains n’ont en fait jamais dépassé les limites atteintes jadis par le Grec Pythéas ("Le promontoire des Cimbres s’avance loin dans la mer et forme une péninsule appelée “Cartis” [la péninsule du Jutland]. A proximité vingt-trois îles ont été découvertes par les victoires des Romains, dont les plus célèbres sont celle de Burchana [Borkum], surnommée “Faberia” à cause de la plante qui y pousse spontanément ["la Fève" en latin], et celle appelée “Glaesaria” par nos soldats à cause du succin [dérivé de "glaesum", autre nom de l’ambre en latin] et “Austerauia” par les barbares [les linguistes supposent qu’"Austerauia" est une latinisation d’"Ostroog" en celte, littéralement l’"île de l’est", à l’instar des autres îles de Frise-Orientale aux noms similaires : "Langeoog", "Spiekeroog", "Wangerooge"…]", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IV, 27.7 ; au paragraphe 30 ainéa 2 du même livre de la même œuvre, Pline l’Ancien dit incidemment que cette île de "Glaesaria" en latin est appelée "Electrida/Hlektrˆda" en grec parce qu’elle produit de l’"ambre/½lektron" : est-ce un autre qualificatif pour désigner l’île de Basileia/Abalus alias Heligoland ?). L’itinéraire du retour passe par les côtes actuelles allemandes, néerlandaises, belges et française, par la péninsule bretonne de "Kantion/K£ntion", alias la péninsule de la tribu celte/gauloise des "Centi" en latin, qui donneront leur nom à l’actuelle province anglaise du "Kent", il boucle ainsi tout le tour de l’île de Bretagne entamé avec son passage sur l’île d’Ictis/Mictis dans la péninsule de Bélérion/Cornouailles ("La Bretagne est triangulaire comme la Sicile, mais ses côtés sont inégaux. Son promontoire appellé “Kantion” est le plus proche du continent, à seulement cent stades, avec lequel il forme un détroit. Le promontoire appelé “Bélérion” est éloigné de quatre jours de navigation du continent. Le dernier appelé “Orcan” s’avance dans la mer. Le plus petit côté de la Bretagne est parallèle au continent européen et mesure sept mille cinq cents stades, le deuxième, quinze mille stades depuis le détroit jusqu’à sa pointe au nord, et le dernier, vingt mille stades", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.21 ; "[La Bretagne] a une circonférence de quatre millions huit cent soixante-quinze mille pas selon Pythéas et Isidore [de Charax, explorateur et géographe du début de l’ère impériale, dont l’œuvre n’a pas survécu]. Elle est connue seulement depuis trente ans par les armées romaines, du moins jusqu’aux premières forêts de Calédonie. Agrippa [auteur non identifié] pense que cette île a huit cent mille pas de long et trois cent mille pas de large, et que l’Hibernie [c’est-à-dire l’Irlande] a la même largeur et deux cents mille pas de moins en longueur. Cette dernière île, située au-delà de la Bretagne, n’est séparée de la côte des Silures que par un petit espace de trente mille pas.Parmi les autres îles, on estime qu’aucune n’a plus de cent vingt-cinq mille pas de circonférence, dont les quarante Orcades séparées les unes des autres par des faibles distances", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IV, 30.2-3), où il repasse peut-être pour rejoindre la côte armoricaine. Il réalise ses dernières observations sur le phénomène des marées, inconnu en mer Méditerranée ("Les marées de l’Océan recouvrent par leurs eaux de plus grands espaces que celles des autres mers, soit parce que le mouvement a davantage d’énergie dans le tout que dans la partie, soit parce que l’immense étendue ouverte de l’Océan n’a aucun obstacle à opposer à l’influence de l’astre contrairement aux mers fermées, ce qui explique pourquoi les lacs et les rivières n’ont pas de marées. Pythéas de Massalia rapporte qu’au-delà de la Bretagne les marées s’élèvent de quatre-vingts coudées", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 99.5-6), qui est constaté à la même époque à l’autre bout du monde, en bordure de l’océan Indien, par les soldats d’Alexandre le Grand. Pythéas retrouve Burdigala/Bordeaux, Tolosa/Toulouse, Carcasso/Carcassonne, Agatha/Agde, et enfin Massalia/Marseille. Et comme le périple des Nasamons vers l’Afrique noire subsaharienne, son périple vers l’Atlantique nord et la Scandinavie n’aura aucun lendemain (dès l’ère hellénistique, Scipion l’Africain de passage à Massalia peine à trouver quelqu’un qui puisse le renseigner sur la Bretagne, parce que les Massaliotes ont perdu les données collectées par Pythéas… ou au contraire parce qu’ils veulent garder ces données pour eux-mêmes et ne pas les communiquer à leurs concurrents romains, au risque que ces données finissent mangés par les souris dans les coffres-forts de Massalia après la mainmise des Romains sur l’arrière-pays celte/gaulois méditerranéen : "On voyait naguère sur les bords du fleuve [Loire] un autre comptoir appelé “Korbilon” ["Korbilîn", peut-être une hellénisation de "Coëron" à l’embouchure de la Loire, dans la banlieue ouest de Nantes en France], que Polybe mentionne quand il rappelle toutes les fables débitées par Pythéas sur la Bretagne : “Scipion convoqua les Massaliotes pour les interroger sur la Bretagne”, dit-il, “mais aucun d’eux ne put le renseigner de manière satisfaisante sur ce pays, ni les marchands de Narbo [Narbonne] ni ceux de Korbilon qui étaient pourtant deux importantes cités, ce qui prouve l’étendue des mensonges de Pythéas”", Strabon, Géographie, IV, 2.1) parce qu’il dépasse les présupposés de son temps, et parce qu’il demeure une entreprise isolée vers des espaces désolés, sans rapport avec l’éclat intellectuel et le poids politique apportés par Alexandre le Grand et la Ligue de Corinthe dans leur périple collectif vers les riches espaces de la vallée du Nil, du plateau iranien, des routes de la soie chinoise et indienne.


  

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