© Christian Carat Autoédition
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Les juifs face aux Grecs vainqueurs
contre
Le Siracide est un recueil composite écrit par un juif qui se nomme lui-même au verset 27 chapitre 50, Jésus ben Sirac ("Jésus fils de Sirac, petit-fils d’Elazar de Jérusalem, a consigné dans ce livre son intelligence et sa compétence"). L’original hébraïque de ce recueil est perdu, seuls quelques passages ont été retrouvés parmi les manuscrits de la mer Morte découverts à partir de 1947. La version complète dont nous disposons n’est que la traduction en grec de cet original hébraïque, réalisée par le petit-fils anonyme de Jésus ben Sirac, qui dans une courte préface donne des renseignements précieux sur les tenants et les aboutissants de l’œuvre. Ce petit-fils commence par rappeler que Jésus ben Sirac a été un expert de la Torah (ou "NÒmoj/Loi" en grec), c’est-à-dire un "sophiste/sofist»j" au sens de "détenteur d’un savoir/sof…a particulier", terme qu’on traduit habituellement en français par le mot ambigu "sage" ("Mon grand-père Jésus [ben Sirac] s’est livré à une lecture approfondie de la Loi, des prophètes et des autres écrits de nos ancêtres, il est devenu un expert dans ce domaine. Cela l’a amené à rédiger à son tour un livre d’instruction ["paide…a"] et de sagesse ["sof…a"]", Siracide, Préface 7-12). Il révèle ensuite avoir effectué un voyage en Egypte la trente-huitième année de règne d’un Ptolémée surnommé "Evergète", et y avoir découvert un tel relâchement des règles élémentaires du judaïsme qu’il s’est senti obligé d’y traduire le livre de son grand-père pour remettre ses frères juifs dans le droit chemin ("J’ai séjourné en Egypte la trente-huitième année de règne de [Ptolémée VIII] Evergète. Y ayant trouvé un enseignement très faible, j’ai jugé indispensable de traduire soigneusement ce livre", Siracide, Préface 27-30). Ces deux informations permettent d’établir plusieurs conclusions. D’abord, deux rois lagides ont adopté ce surnom d’"Evergète" : Ptolémée III dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C., et Ptolémée VIII au IIème siècle av. J.-C. Mais primo Ptolémée III n’a régné que vingt-cinq ans alors que Ptolémée VIII a corégné avec son frère Ptolémée VI à partir de -170, puis régné seul à partir de -144 jusqu’à sa mort en -116, et secundo le chapitre 50 du Siracide est consacré à Simon II fils d’Onias II, Grand Prêtre du Temple de Jérusalem mort au tout début du IIème siècle av. J.-C, soit une génération après le règne de Ptolémée III. Le roi "Evergète" en question est donc Ptolémée VIII, et le voyage du petit-fils de Jésus ben Sirac date précisément en -132 (si on compte de manière inclusive) ou en -131 (si on compte de manière exclusive). Ensuite, on peut affirmer que ce dernier n’est pas un juif d’Egypte, et qu’il n’a aucun contact particulier en Egypte, puisqu’il ignore tout de l’état du judaïsme en Egypte avant son séjour de -132/-131. On suppose que Jésus ben Sirac n’a pas davantage de lien avec ce pays. Certes, ce dernier dans un passage de son livre assure "avoir beaucoup voyagé" ("Voyager apprend beaucoup, et les apprentissages permettent de s’exprimer avec intelligence. Qui n’a jamais subi d’épreuves ignore beaucoup de choses, mais qui a voyagé s’est enrichi de compétences. Au cours de mes voyages, j’ai vu et compris beaucoup plus de choses que je n’en dis. Je me suis souvent trouvé en danger de mort, mais je m’en suis tiré grâce à mon expérience", Siracide 34.9-13), mais sa notion de "voyage" reste à définir : pour notre part, nous pensons que Jésus ben Sirac est un Jérusalémite, et que ses soi-disant "voyages" ne sont en fait que des "déplacements" locaux autour de Jérusalem ou autour de la Judée. Le Siracide ne semble effectivement s’adresser qu’aux habitants du sud Levant (par exemple le verset 18 chapitre 22 fait allusion à une pratique bien attestée en Judée jusqu’à aujourd’hui, consistant à déposer des cailloux sur les murs clôturant les propriétés afin que, quand un animal prédateur y pénètre en déplaçant ces cailloux, les propriétaires soient aussitôt alertés : ce verset est incompréhensible pour un lectorat non judéen, comme les juifs d’Egypte auxquels veut s’adresser le petit-fils de Jésus ben Sirac), il ne contient aucune référence à l’Egypte, à la Syrie, ou à d’autres régions du Croissant Fertile ou d’ailleurs, seule Jérusalem est clairement désignée (quand l’auteur rappelle que les prémices doivent y être envoyés au verset 31 chapitre 7 et aux versets 6 à 12 chapitre 35, et quand il réclame son indépendance au verset 18 chapitre 36), et aucun dignitaire contemporain n’est mentionné sauf le Grand Prêtre Simon II fils d’Onias II dans le chapitre 50 déjà cité. Ensuite, l’année de traduction mentionnée par le petit-fils nous permet par soustraction de deviner approximativement l’époque de prédicat du grand-père : si on admet qu’une génération s’étend sur environ vingt-cinq ans, on peut déduire que le Siracide a été écrit vers -180, sous le règne d’Antiochos IV (intronisé en -175), ou de son frère et prédécesseur Séleucos IV (intronisé en -187), ou à l’extrême fin du règne d’Antiochos III (père de Séleucos IV et d’Antiochos IV, mort en Elymaïde en -187 comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent), autrement dit juste après la signature du diktat d’Apamée de -188 imposé par les Romains, ce qui n’est certainement pas un hasard. Enfin, la rédaction du Siracide à cette époque, vers -180, avant le début de la guerre d’indépendance menée par les Asmonéens que nous raconterons dans notre alinéa suivant, prouve indirectement que l’hellénisme est alors tout-puissant dans Jérusalem (puisque Jésus ben Sirac ressent le besoin d’écrire le Siracide justement pour rappeler aux Jérusalémites en quoi consiste le judaïsme !). Dans notre paragraphe précédent, nous avons vu que lors de sa conquête du Levant en -200 Antiochos III a trouvé les Jérusalémites divisés, les uns le soutenaient, les autres soutenaient les Lagides, en tous cas ceux-ci comme ceux-là devaient nécessairement parler grec pour exprimer leur soutien à l’une des deux dynasties, et se comporter conformément aux usages grecs pour prouver que ce soutien n’était pas seulement en paroles : dans son Siracide, Jésus ben Sirac renvoie dos-à-dos ces deux groupes de partisans, en leur disant en hébreu : "Ne soutenez ni les Séleucides ni les Lagides ! Soyez seulement des défenseurs de Yahvé, protégez sa terre jérusalémite de toute occupation et de toute influence des Grecs quels qu’ils soient !". Le Siracide renouvelle ainsi directement Ezékiel, qui au VIème siècle av. J.-C. militait pour que le territoire autour du Temple de Jérusalem soit exclusivement consacré à Yahvé et interdit à tout étranger ("J’en ai assez des actions abominables que vous avez commises, vous les Israélites. Au moment où vous m’offriez ma part de nourriture, la graisse et le sang des sacrifices, vous introduisiez dans mon Temple des étrangers incirconcis qui ne m’obéissent pas, ainsi vous souillez mon Temple. Par toutes vos actions abominables vous avez violé l’alliance qui vous lie à moi. Vous ne vous êtes pas occupés vous-mêmes de me servir dans mon Temple, vous avez chargé ces étrangers de le faire à votre place. Je le déclare, moi le Seigneur Dieu, aucun étranger incirconcis ne devra entrer dans mon Temple désormais, même s’il vit au milieu des Israélites", Ezékiel 44.6-9), et il apparaît comme le manifeste indépendantiste sur lequel les Asmonéens à partir de -167 légitimeront leurs actes. En dehors de ces déductions bien assurées, que doit-on penser de la démarche du petit-fils de Jésus ben Sirac en -132/-131 ? A cette date, la couronne séleucide revendiquée à la fois par Démétrios II et par son frère Antiochos VII, toujours surveillée de loin par Rome, est en train de perdre définitivement le contrôle de la Mésopotamie au bénéfice des Parthes, elle n’a plus aucun espoir de recouvrer la principauté d’Israël alors défendue par Jean-Hyrcan Ier : faut-il en conclure que le petit-fils rêve d’entrainer les juifs d’Egypte contre les Lagides à l’imitation de son grand-père qui, deux générations plus tôt, a réussi via les Asmonéens à entrainer les juifs de Judée contre les Séleucides jusqu’à l’indépendance ? Mystère. Nous pouvons seulement remarquer que si ce petit-fils traduit le Siracide en grec, et s’il rédige sa préface également en grec, c’est parce qu’il espère ainsi toucher un plus large public qu’en s’exprimant en hébreu, autrement dit cette version grecque du Siracide prouve indirectement que les juifs d’Egypte sont plus familiers avec la langue grecque qu’avec la langue hébraïque de leurs ancêtres - contrairement aux juifs de Jérusalem du temps de Jésus ben Sirac vers -180, qui ont lu le Siracide en hébreu. Le petit-fils dans sa préface dénigre la langue grecque, en soutenant qu’elle est incapable de restituer la beauté et la profondeur de la langue hébraïque ("Le lecteur est invité à lire ce livre avec bienveillance et application, et aussi indulgence pour les passages où je n’ai pas réussi malgré mes efforts à traduire certaines expressions. Une correspondance exacte est en effet impossible entre l’original hébraïque et la traduction qu’on en donne dans une autre langue. On retrouve la même difficulté pour les livres de la Loi et des prophètes et des autres écrits [allusion à la Septante/Bible ?] : leur traduction diffère sensiblement de l’original", Siracide, Préface 15-26), mais sa traduction prouve que lui-même est parfaitement bilingue, et que l’hébreu en particulier autant que le judaïsme en général sont bien déclinants en Egypte : s’il traduit le Siracide de son grand-père, ce n’est pas de gré, mais parce qu’il est conscient que mieux vaut accepter le compromis en recourant à la langue du dominant grec pour transmettre et préserver les enseignements de base du judaïsme, plutôt que vouloir absolument s’exprimer en hébreu et n’être plus compris par personne au risque que le judaïsme disparaisse tout simplement.
Vingt siècles d’exégèses pharisiano-chrétiennes ont voulu lire le Siracide comme une œuvre à vocation spirituelle, ou à vocation sociale, réalisée par un homme tourné exclusivement vers les hautes sphères de la pensée et détaché de toute considération trop bassement terrestre. Quand le Siracide dit : "Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers", ces exégèses ont délibérément retenu le sens figuré : "Ceux qui souffrent aujourd’hui seront consolés plus tard, ils seront loués par leurs descendants après leur mort, ou ils seront récompensés par une place au Paradis dans l’au-delà", en refusant de voir le sens propre : "Nous qui sommes dominés par les Grecs aujourd’hui, nous prendrons le pouvoir bientôt, et alors nous dominerons ces dominateurs grecs actuels". Mais la vérité est que le Siracide n’a pas un but spirituel ou social, c’est un livre qui recourt à la religion pour faire de la politique, en prônant la soumission de celle-ci à celle-là, un livre incompréhensible si on ne confronte pas son contenu au contexte dont il est issu.
Il est constitué de deux parties nettement distinctes. La première partie, qui s’étend du chapitre 1 au chapitre 42, est un assemblage de réflexions qui, dans la forme comme dans le fond, rappellent le livre des Proverbes et le livre de Job - cités très souvent - : on y trouve lois, prédications, poèmes définissant les intérêts du judaïsme et les dangers de s’en écarter. La seconde partie, qui s’étend du chapitre 43 à 50, est une sorte de mini Tanakh nationaliste, une Histoire épique d’Israël depuis les temps les plus reculés jusqu’à la prêtrise de Simon II, à travers telles personnalités choisies à dessein et magnifiées, contre telles autres personnalités passées sous silence. Ces deux genres, qui veulent soumettre l’auditeur par la menace plus ou moins feutrée d’un châtiment divin en cas de non-respect de la Torah - dans la première partie - et par le récit d’un passé glorifié accompli par des hommes prétendument respectueux de la Torah - dans la seconde partie -, s’inscrivent dans la continuité de la littérature juive traditionnelle, elles s’opposent, nous l’avons dit précédemment, au genre spécifiquement grec de la parabole utilisé par l’auteur de Tobit, qui laisse à l’auditeur la liberté d’accepter ou non le parallèle que l’auteur veut établir entre l’espace salle (le monde réel) et l’espace scène (le monde fictif raconté dans la parabole). Une longue prière de remerciements personnels de Jésus ben Sirac à Yahvé, pour le soutien que celui-ci lui a apporté dans sa prédication, au chapitre 51, sert de conclusion.
Comme les intervenants de Radio Londres entre 1940 et 1944 qui, pour annoncer tel parachutage d’armes ou pour déclencher telle opération de sabotage, recourront à des fragments poétiques dont le double sens ne sera compris que par leurs auditeurs résistant en France, Jésus ben Sirac utilise un double langage destiné à n’être compris que par ses compatriotes juifs résistant en Judée. Ainsi, quand il leur demande à plusieurs reprises d’"aider les pauvres" ("Ne laisse pas souffrir celui qui a faim, ni s’irriter celui qui est dans la misère. Ne le rends pas encore plus aigri, il a besoin de quelque chose, donne-le-lui sans le faire attendre. Ne repousse pas celui qui mendie par nécessité et ne refuse pas de voir le pauvre. Ne détourne pas les yeux de qui est dans le besoin, ne lui donne pas l’occasion de te maudire, car s’il le fait, poussé par amertume, Dieu son Créateur entendra sa prière", Siracide, 4.2-6 ; "Donne donc aux fidèles, mais ne viens pas en aide aux gens sans foi ni loi. Fais du bien aux petites gens, mais ne donne rien à ceux qui méprisent Dieu : ce serait leur fournir un bâton pour te battre, et tu serais doublement mal payé pour le bien que tu leur aurais fait. Le Très-Haut n’aime pas les gens sans foi ni loi, il leur rendra ce qu’ils ont mérité", Siracide 12.4-6 ; "Pour obéir au commandement de Dieu [allusion au Lévitique 25.35 : "Quand un de vos compatriotes tombé dans la misère ne pourra plus tenir ses engagements à votre égard, vous devrez lui venir en aide pour qu’il puisse continuer à vivre à vos côtés", et au Deutéronome 15.7 : "Si un de vos compatriotes tombe dans la pauvreté, dans une cité du pays que le Seigneur votre Dieu vous donnera, ne lui fermez pas votre cœur en lui refusant un prêt"], tu dois te soucier des pauvres. Puisqu’ils manquent du nécessaire, ne les renvoie pas les mains vides. Pour un frère ou un ami, consens à perdre de l’argent, ne le laisse pas caché sous une pierre se corrompre en pure perte. […] Fais-toi une réserve de bienfaits pour les pauvres : elle te préservera de tout malheur, et te défendra contre l’ennemi mieux qu’un solide bouclier ou une lourde lance", Siracide 29.9-13), ne nous trompons pas : Jésus ben Sirac n’est pas saint François d’Assise ni mère Thérésa, son appel à "aider les pauvres" n’est en réalité qu’un appel à la fraternité juive, à la solidarité combattante, au communautarisme anti-hellénique, car évidement les "pauvres" qu’il désigne ("pšnhj" en grec) ne sont pas les Grecs, qui soit tiennent le pouvoir soit sont protégés par ceux qui tiennent le pouvoir, mais bien ses compatriotes juifs, qui au mieux remplissent les basses œuvres des Grecs d’Alexandrie, de Ptolémaïs, d’Antioche et d’ailleurs, au pire sont relégués comme esclaves ou comme rebus du genre humain dans des cités de seconde zone ou dans les campagnes. Ceci est confirmé aux versets 8 à 10 chapitre 4, où le terme "pauvre/pšnhj" est employé comme un synonyme du terme "opprimé/¢dikoÚmenoj" (littéralement "qui subit une injustice", par opposition à "¢dikîn/qui commet une injustice", dérivés de "d…kh/justice" précédé d’un "a-" privatif : "Sois attentif aux demandes du pauvre, réponds-lui poliment et sans rudesse. Arrache l’opprimé à celui qui l’opprime. Quand tu dois juger, fais-le sans lâcheté. Sois comme un père auprès des orphelins, et soutiens leur mère comme un mari"). Quand Jésus ben Sirac impose à son lecteur de ne pas fréquenter les prostituées ("Ne te livre pas aux prostituées, tu y perdrais tout ce que tu possèdes. Ne jette pas des regards furtifs dans les rues de la ville et ne vas pas traîner dans des endroits déserts", Siracide 9.6-7 ; "S’adonner au vin et courir les femmes égarent mêmes les gens intelligents. Et celui qui fréquente les prostituées reste de moins en moins maître de lui-même. Sa témérité l’entraîne à la mort, et les vers hériteront de son corps pourri", Siracide 19.2-3 ; "L’homme qui trompe sa femme se dit : “Qui peut me voir ? La nuit s’étend autour de moi, les murs me cachent, je passe inaperçu. Pourquoi donc m’inquiéter ? Le Très-Haut ne fait pas attention à mon mauvais comportement”. Cet homme craint qu’on le voie, en oubliant que les yeux du Seigneur sont dix mille fois plus perçants que le soleil et qu’ils observent tout ce que font les humains, pénétrant jusqu’aux endroits les plus cachés. […] Le coupable sera pris au moment où il ne s’y attend pas, et recevra sa punition sur la place publique", Siracide 23.18-21), même conclusion : le terme "prostituée/pÒrnh" désigne l’occupant grec qui, pour l’octroi d’un plaisir physique ou intellectuel éphémère, racole, séduit, corrompt, salit, ruine quiconque l’approche de trop près. Même conclusion encore quand le prédicateur professe la sobriété ("Reste sobre pour les bonnes choses. Ne te jette pas sur la nourriture. Car manger beaucoup est source de maladie, et les excès font venir la nausée. Beaucoup sont morts de n’avoir pas été sobres. Celui qui se surveille prolonge sa vie", Siracide 37.29-31) : aux versets 28 à 30 chapitre 31, en disant que l’ivresse doit rester le propre de "l’homme sans bon sens" ("¥fronoj", dérivé de "frÒnij/réflexion, attention, prudence" précédé d’un "a-" privatif : "Quand il est bu quand il faut, et pas plus qu’il ne faut, le vin procure la bonne humeur et la joie des cœurs. Mais bu avec excès, il rend l’humeur méchante, il excite et fait tituber. L’ivresse aggrave la fureur de l’homme sans bon sens, jusqu’au scandale, elle entame sa force et appelle les coups"), Jésus ben Sirac prouve à nouveau qu’il s’adresse aux juifs, et non pas aux Grecs globalement dépravés par leurs orgies dionysiaques ou égarés par leurs spéculations philosophico-scientifiques, car évidemment le juif originel n’est pas un "homme sans bon sens".
Le Siracide affirme d’abord que les juifs n’ont aucune raison de s’entendre avec les Grecs, car tout n’est pas égal ici-bas. Un Grec ne vaut pas un juif. L’un et l’autre sont certes issus de la même côte d’Adam, mais celui-ci est un protégé de Yahvé, tandis que l’autre n’est qu’une âme errante "sans foi ni loi" ("¡martwlÒj", littéralement "qui n’a pas de but, qui se trompe de chemin, qui s’écarte de la vérité", d’où par extension "coupable, pécheur" : "Tous les hommes sont faits de poussière de terre, comme Adam que Dieu forma. Mais le Seigneur dans sa grande sagesse les a faits différents, et a choisi pour eux des sorts différents. Il a béni certains pour les placer haut ou les a consacrés pour l’approcher, tandis qu’il en a maudit d’autres pour les abaisser et les renverser de leur place. […] En face du mal, il y a le bien. En face de la mort, il y a la vie. De même en face des fidèles, il y a les gens sans foi ni loi. C’est ainsi que tu dois regarder tout ce que le Très-Haut a fait : tout va par paires, dans lesquelles un élément s’oppose à l’autre", Siracide 33.10-15). De même on doit distinguer la "sagesse/sof…a" au sens de "savoir qui sert seulement à épanouissement individuel, médiocre et égoïste", et la "sagesse/sof…a" au sens de "savoir qui sert à la défense du peuple d’Israël tout entier, grand et digne" ("Certains sont des sages, mais pour leur seul profit, et ce qu’ils tirent de leur sagesse n’est utile qu’à eux-mêmes. D’autres au contraire sont sages au profit de leur peuple, et l’on peut se fier à ce qu’ils tirent de leur sagesse. Celui qui est sage pour lui seul ne fait plaisir qu’à lui-même, et tous ceux qui le voient le déclarent heureux. Mais les jours d’un homme sont comptés, non pas ceux de l’existence d’Israël. Celui qui est sage pour son peuple recueillera la gloire et son nom restera immortel", Siracide 37.22-26). L’auteur entre ensuite dans le détail. La "sagesse/sof…a" au premier sens est celle des Grecs, qu’ils utilisent pour assurer leur domination. Malins, rusés, les Grecs simulent l’amitié, ils pénètrent dans les maisons des non-Grecs avec un grand sourire et les bras largement ouverts, et leur accordent une part de leurs repas en retour, mais c’est pour mieux les voler et les endetter, pour mieux les asservir en douceur ou par une brutale traîtrise ("Laisse les gens te saluer, mais n’accepte de conseils que d’un seul sur mille. Eprouve l’homme avant d’en faire ton ami, ne lui accorde pas ta confiance trop vite : les amis de circonstance ne sont plus là quand tu es en peine. Celui-ci se changera en ennemi, il te déshonorera en dévoilant vos différends. Celui-là qui vient manger à ta table, ne restera pas quand tu seras en difficulté. Dans les bons jours ils sont un autre toi-même et commandent à tes domestiques, mais en cas de malheur ils seront contre toi et tu ne les reverras plus", Siracide 6.6-12 ; "Les gens malins ont cent moyens de te tromper. Ne fais donc pas entrer n’importe qui chez toi. L’orgueilleux est comme une perdrix captive dont on se sert pour capturer d’autres perdrix : il guette l’instant où tu te laisseras prendre, il dresse son piège en changeant le bien en mal, et en salissant de boue les gestes les plus purs", Siracide 11.29-31 ; "Si tu héberges un étranger, il peut semer le trouble chez toi et dresser contre toi les gens de sa maison", Siracide 11.34 ; "Ne fais jamais confiance à ton ennemi, car sa méchanceté est un morceau de cuivre qui se couvre de vert-de-gris. Même s’il se fait humble et s’avance incliné, reste prudent et méfie-toi de lui. […] Ne le place pas auprès de toi, de peur qu’il te renverse et prenne ta place. N’en fais pas ton adjoint, sinon il cherchera à t’asseoir sur ton siège, et tu sauras trop tard, piqué par les regrets, que j’avais raison de t’avertir ainsi", Siracide 12.10-12 ; "Certains recourent à une habileté étudiée qui est totalement malhonnête. Ils utilisent à tort l’amitié pour obtenir un passe-droit, ils marchent courbés, la mine sombre, mais leur cœur est plein de ruse. Ils baissent la tête, ils font les sourds, mais aussitôt qu’on relâche l’attention ils prennent l’avantage sur toi", Siracide 19.25-27 ; "L’eau, le pain, le vêtement, sont des besoins vitaux fondamentaux, ainsi qu’une maison où l’on est à l’abri des regards indiscrets. Mieux vaut manger pauvrement sous un toit de planches, qu’aller faire bombance chez les autres. Que tu aies peu ou beaucoup, sois satisfait de ce que tu as. Ainsi on ne t’accusera pas d’être un intrus. […] Ne pas vivre chez soi signifie ne pas avoir droit de parole, ne pas être remercié quand on sert à manger et à boire, et supporter ces propos désagréables : “Etranger, viens ici dresser la table ! Donne-moi la nourriture que tu portes ! Dehors, étranger, car j’attends un invité de marque, j’attends la visite d’un frère, et j’ai besoin de ma maison !”", Siracide 29.21-27). En fait l’esprit des Grecs est gangréné par le désir irrépressible de possession ("Ne prête pas d’argent à plus puissant que toi, et, si tu le fais, considère que cet argent est perdu. N’apporte pas ta garantie pour une somme supérieure à tes moyens, et, si tu le fais, attends-toi à devoir payer", Siracide 8.12-13 ; "Le cadeau d’un homme malhonnête ne t’apportera rien, car il attend déjà ce que tu dois lui rendre. Il donne peu, et demain il te reprochera publiquement, à pleine voix, tel un vendeur au marché, de ne rien obtenir de toi en retour de ce qu’il t’aura prêté. Un tel homme est détestable, mais l’imbécile qui déclare : “Je n’ai pas d’amis, personne ne reconnaît mes bienfaits, je suis victime d’ingrats qui mangent mon pain” provoque le rire de tout le monde", Siracide 20.14-17 ), qui pipe la prétendue justice de leurs tribunaux ("N’aie pas de procès avec un juge : sa qualité de juge fausserait le procès", Siracide 8.14 ; "N’essaie pas de porter une charge trop lourde, évite de fréquenter quiconque plus fort ou plus riche que toi. Que gagnerait un pot de terre à fréquenter un pot de fer ? Le pot de terre se brise au premier choc. Quand le riche fait du tort à quelqu’un c’est lui qui proteste, quand le pauvre est victime d’une injustice il doit s’excuser. Si tu es utile au riche il t’utilisera, quand tu n’auras plus rien il t’abandonnera", Siracide 13.2-4) autant que les décrets des plus hautes autorités royales ("N’aie pas de procès avec un riche, tu risques de ne pas peser lourd devant lui : l’or corrompt beaucoup de gens, il a même séduit le cœur de certains rois", Siracide 8.2), et cette gangrène morale est incurable, par conséquent on ne doit pas avoir la moindre compassion pour eux ni essayer de les convertir dans l’espoir de les guérir ("Vouloir éduquer un imbécile est comme appliquer une rustine à un pot cassé ou réveiller quelqu’un qui dort profondément. S’adresser à un imbécile est comme parler à un dormeur, qui finit toujours par demander : “Pourquoi me réveilles-tu ?”. On peut pleurer sur un mort, qui est définitivement privé de lumière, mais on peut pleurer aussi sur un imbécile, qui est définitivement privé d’intelligence", Siracide 22.9-11). Jésus ben Sirac finit par condamner presque ouvertement les piliers sur lesquelles la Grèce a fondé sa puissance depuis des siècles. Quand il attaque la "mauvaise langue" ou "d…glwssoj", terme utilisé non pas positivement dans le sens de "qui maîtrise deux langues, interprète", mais négativement dans le sens de "qui use d’un double langage, fourbe, trompeur" ("Maudits soient les calomniateurs qui tiennent des discours contradictoires, car ils ont brouillés beaucoup de gens qui vivaient en paix ! Leur mauvaise langue a ruiné un grand nombre de bonnes réputations et contraint leurs victimes à fuir leur patrie, elle a ruiné des cités fortifiées et bouleversé des familles haut placées, elle a provoqué le renvoi d’honnêtes femmes et les a dépouillées du produit de leur peine. Qui écoute la mauvaise langue perd sa sérénité et ne peut plus vivre en paix. Un coup de fouet provoque une blessure, mais un coup porté avec la mauvaise langue casse les os. Les armes tuent, mais pas autant que la mauvaise langue", Siracide 28.13-18 ; "La mort causée par la mauvaise langue est une mort affreuse, et mieux vaut être mort que vivre en son pouvoir. Mais elle ne peut rien contre les fidèles, qui ne se brûlent pas aux flammes qu’elle crache. Ceux qui succombent à la mauvaise langue, sont ceux qui ont abandonné le Seigneur : elle trouve en eux de quoi alimenter son feu éternel, elle tombe sur eux comme un lion et les taille en pièces comme une panthère. Tu fermes ton champ par une haie d’épines, tu caches ton argent et ton or : mets donc autant de soin à peser tes paroles, ferme au verrou la porte de ta bouche", Siracide 28.21-25), c’est effectivement le dialogue démocratique qu’il vise, le débat parlementaire au terme duquel les intervenants, après avoir défendu leurs opinions/glîssa respectives, adoptent un compromis citoyen selon des règles qu’ils ont préalablement établies : pour lui, une telle pratique est incompatible avec le judaïsme, ou plus exactement elle est inutile, puisque toutes les réponses à tous les problèmes du vivre-ensemble se trouvent dans la parole de Yahvé transmise par le Tanakh - pour Jésus ben Sirac, la "mauvaise langue" démocratique des agoras et des ekklesias ne génère que rixes et bains de sang ("Ne réponds pas avant d’avoir bien entendu. Ne coupe pas la parole à celui qui parle. N’entre pas dans une querelle où tu n’as rien à faire. N’interviens pas dans un débat de gens sans foi ni loi", Siracide 11.8-9 ; "Mes enfants, apprenez à être maîtres de vos paroles. Celui qui applique cet enseignement ne risque rien. Comme le calomniateur et le prétentieux, l’homme sans foi ni loi se laisse prendre au piège de ses propres paroles", Siracide 23.7-8 ; "N’entre chez les sots que si c’est nécessaire, et prends ton temps chez les gens intelligents. Les imbéciles tiennent des discours irritants et leur rire est un luxe coupable, ils méprisent les serments, ils font dresser les cheveux sur la tête : quand ils ouvrent les lèvres, on doit boucher les oreilles. Les disputes provoquées par les prétentieux finissent par faire couler le sang, leurs injures écorchent les oreilles", Siracide 27.12-15 ; "Reste à l’écart des querelles, cela t’évitera de commettre des fautes. Les querelles sont effectivement provoquées par des gens violents et mauvais, qui jettent le trouble entre les amis, qui divisent ceux qui vivaient en paix. Or plus on met du bois sur le feu, plus les flammes sont vives. Plus la querelle se prolonge, plus elle s’envenime. Plus un homme est fort, plus sa violence est grande. Plus il est riche, plus sa colère est grave. Un désaccord peut soudain allumer ce feu, et quand la colère éclate le sang coule", Siracide 28.8-11). Quand il dénonce ses compatriotes qui posent trop de questions métaphysiques ("Réfléchis seulement aux devoirs qui t’incombent. Ne scrute pas les mystères, ne te lance pas dans ce travail trop difficile pour toi : le peu que tu connais du monde dépasse déjà ce que l’homme est capable de comprendre. Trop de gens ont été égarés par des pensées abstraites, et leurs folles hypothèses leur ont tordu l’esprit", Siracide 3.21-24), c’est la science grecque qu’il vise, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, l’Histoire, l’économie, apparues en Grèce à l’époque archaïque pour remplacer les dieux et les héros agonisant pitoyablement sur la scène tragique : ce manque de foi ou, pour utiliser le terme grec, cet "agnosticisme" ("¢gnws…a", littéralement "qui refuse les prêches, les avis péremptoires", dérivé de "gnîsij/science infuse, jugement arrêté, connaissance sentencieuse" précédé d’un "a-" privatif, par opposition à "sof…a/science pratique, jugement argumenté, connaissance expérimentale") est aussi incompatible avec le judaïsme, qui veut que la richesse et la pauvreté, les événements historiques, les maladies, l’ordre des sphères, soient des signes de l’existence et de la toute-puissance de Yahvé ("Ne prétends pas que tu n’as aucun maître, car le Seigneur t’en punirait certainement. Ne dis pas : “J’ai commis une faute, et je n’en ai subi aucune punition !”, car n’oublie pas que le Seigneur sait prendre son temps", Siracide 5.3-4 ; "Ne dis pas : “J’ai tout ce que je veux, quel malheur peut donc me toucher ?”. […] Il est facile pour le Seigneur d’attendre le dernier jour d’un homme pour le traiter enfin comme il l’a mérité : un mauvais moment fera oublier les plaisirs de toute sa vie, ses derniers jours révéleront ce que valaient ses actes. Avant sa mort, ne déclare personne heureux, car on ne connaît quelqu’un qu’au moment de sa fin", Siracide 11.24-28). Quand il attaque les "prétentieux qui se prennent pour des dieux" ("Ne sois pas prétentieux, sinon tu tomberas, tu attireras sur toi le déshonneur et le Seigneur démasquera ce que tu caches, il t’humiliera publiquement et t’être approché de lui sans respect et le cœur plein d’hypocrisie", Siracide 1.30 ; "Plus tu occupes un haut rang, plus tu dois rester humble, alors tu trouveras la faveur du Seigneur", Siracide 3.18 ; "Ne rejoins pas la bande des gens sans foi ni loi. La colère de Dieu n’est pas loin, souviens toi. Renonce à tout orgueil, car ce qui attend l’homme c’est d’être dévoré par les vers", Siracide 7.16-17 ; "N’envie pas le succès des gens sans foi ni loi : tu sais la triste fin qui les attend. Ne les approuve pas quand ils réussissent : souviens-toi qu’ici-bas justice sera faite", Siracide 9.11-12 ; "On accorde des honneurs à des gens haut placés, aux dirigeants, aux détenteurs du pouvoir. Pourtant aucun d’eux n’est plus grand que ceux qui respectent l’autorité du Seigneur", Siracide 10.24 ; "Ne te laisse pas entraîner par tes désirs et méfie-toi de tes envies. Si tu cèdes à tous tes désirs, tu feras ton malheur et tes ennemis s’en réjouiront. Ne mets pas ta joie à mener grande vie, de peur de devoir en payer le prix. Ne t’appauvris pas en faisant des festins que tu financerais par des emprunts, alors que tu n’as pas un sou en poche", Siracide 18.30-33), c’est l’égalitarisme grec qu’il vise, l’œcuménisme hellénistique dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent, qui professe que chacun reste maître de son destin dans la "cité mondiale/kosmÒpolij", et qu’un vulgaire roturier peut légitimement devenir général, législateur, juge : une telle conception est encore incompatible avec le judaïsme, qui déclare que chacun est prédestiné par Yahvé, et que le "peuple élu" israélite, "peuple de l’Alliance", est naturellement au-dessus de tous les autres. Et quand il attaque les juifs qui, à l’imitation des Grecs, ne respectent ni leur père ni leur mère, enfreignant ainsi l’un des dix commandements mosaïques ("Le Seigneur a donné au père autorité sur ses enfants, il a fixé les droits de la mère sur ses fils. On compense bien des fautes en honorant son père, on amasse un trésor en honorant sa mère. Si quelqu’un honore son père, ses propres enfants lui donneront de la joie : quand il priera, il recevra une réponse. Qui fait honneur à son père aura longue vie", Siracide 3.2-6 ; "Viens en aide à ton père quand il vieillit, ne lui cause pas de peine durant la vie. Si son esprit faiblit, sois indulgent. Ne le traite pas avec mépris, toi qui a encore toutes tes forces", Siracide 3.12-13 ; "De tout ton cœur, honore ton père, et n’oublie pas les souffrances que ta mère a endurées pour toi. Rappelle-toi que tu leur dois la vie. Que pourrais-tu leur rendre en échange de ce qu’ils ont fait pour toi ?", Siracide 7.27-28), c’est l’essence même de la Grèce qu’il vise, l’individualisme organique apparu à l’ère mycénienne qui veut que, quand les désirs d’un homme empiète sur la vie d’autrui, alors autrui a le droit de se défendre contre cet homme, et même de le tuer s’il s’obstine, même si c’est son père, tel Chronos emprisonné par son fils Zeus en Crète, tel Laïos poignardé par son fils Œdipe en Béotie : cette affirmation du "Je" personnel refusant de s’effacer devant le "Nous" familial - qui pour un non-Grec équivaut forcément au chaos : on se souvient que ce non-respect aveugle des fils à l’égard de leur pères est en partie responsable de la mort de Ptolémée Ier, assassiné par son fils Ptolémée II selon le paragraphe 3 livre XXI précité des Vies des grands capitaines de Cornélius Népos, et plus récemment d’Antiochos II, assassiné par son fils Séleucos II comme on l’a vu dans le paragraphe précédent - va totalement à l’encontre du judaïsme qui fait de Yahvé le Père respectable auquel toute l’humanité - juifs et non juifs - doit se soumettre, autant que du projet autonomiste que Jésus ben Sirac défend.
Pour échapper au néant, le juif doit cesser de singer les Grecs ("Les enfants des gens sans foi ni loi deviennent détestables, et passent leur vie chez les gens sans religion. Leur héritage se perdra, et leurs propres enfants resteront marqués par le déshonneur. Un père sans religion subira les reproches de ses enfants, parce qu’il attire le déshonneur sur eux. Malheur à vous, gens sans religion qui méprisez la Loi du Très-Haut ! Vous ne naissez que pour une vie maudite, et en mourant vous subirez le sort des maudits. Tout ce qui est néant repart au néant : ainsi est-il des gens sans religion, ils vont de la malédiction à la ruine", Siracide 41.5-10). Il doit afficher ouvertement sa religion ("N’aie pas honte de ce que tu es. Change la honte qui te pousse à mal agir, contre une autre qui te vaudra gloire et faveur. N’aie pas de parti pris contre toi-même. Ne te laisse pas abattre par la honte, n’hésite pas à parler quand cela est nécessaire […]. Ne te laisse pas piétiner par un imbécile, ni impressionner par celui qui a le pouvoir. Combats jusqu’à la mort pour la vérité, le Seigneur Dieu combattra avec toi. Ne sois pas hardi pour parler, paresseux et négligent pour agir. Ne sois pas un lion parmi ta famille, et une poule mouillé parmi des valets", Siracide 4.20-30 ; "Tiens-toi à ton devoir, consacres-y tes forces, que ce travail t’occupe jusqu’à ta vieillesse. Ne te laisse pas impressionner par les succès des gens sans foi ni loi. Fais confiance au Seigneur et sois persévérant dans la tâche que tu dois remplir", Siracide 11.20-21), sans le moindre accommodement ("Ne vanne pas ton blé à n’importe quel vent et ne t’engage pas dans n’importe quelle voie, comme l’homme sans foi ni loi qui tient un double langage. Sois ferme dans ta conviction et conséquent dans ce que tu dis", Siracide 5.9-10 ; "N’ayez pas honte d’être soumis à la Loi et au commandement du Très-Haut", Siracide 42.2), sans redouter les brimades et les moqueries ("Mon enfant, si tu prétends servir le Seigneur, prépare-toi à être mis à l’épreuve. Arme-toi de courage et de résolution, ne te tourmente pas quand la détresse est là. Attache-toi au Seigneur et ne t’en écarte plus […]. Accepte tout ce qui peut t’arriver, sois patient face à l’humiliation. N’oublie pas que l’or est éprouvé au feu : de même ceux qui plaisent à Dieux doivent passer au creuset de l’humiliation", Siracide 2.1-5 ; "Dans certains cas le malheur est bon, dans certains cas gagner signifie perdre. Tel cadeau que tu fais ne t’apportera rien, alors que telle offrande te rapportera le double. La gloire peut te conduire à l’abaissement, et l’humiliation te rendre ta fierté", Siracide 20.9-11). Comme les desseins du Très-Haut sont impénétrables, et que la récompense peut tarder à venir, le juif doit apprendre la patience, la réserve, le silence, voire la dissimulation ("L’homme en colère est sur une pente fatale. L’homme patient, en se contenant aussi longtemps que nécessaire, retrouve finalement la joie", Siracide 1.22-23 ; "Sois toujours prêt à écouter, mais ne te presse pas de donner ta réponse. Si tu as une opinion, réponds à qui te parle, mais tu n’en as pas, mets un doigt sur tes lèvres", Siracide 5.11-12 ; "Ne provoque pas les gens sans foi ni loi, tu allumerais un feu auquel tu pourrais te brûler. Ne tiens pas tête à l’insolent, de peur qu’il ne t’amène à dire des sottises", Siracide 8.10-11 ; "Il existe deux sortes de gens qui se taisent : ceux qui n’ont rien à dire, et ceux qui savent quand parler. Le sage attend la bonne occasion, tandis que le vantard, qui n’a aucun bon sens, la laisse passer : il parle trop et devient vite odieux, il s’impose et se fait vite détester", Siracide 20.6-8 ; "L’imbécile rit haut et fort, alors que le sage ne se permet qu’un sourire. […] L’imbécile entre dans une maison sans aucune retenue, alors que le sage s’avance discrètement", Siracide 21.20-22 ; "Les bavards répètent ce que les autres disent, tandis que les sages pèsent leurs paroles. L’imbécile parle d’abord et pense ensuite, tandis que le sage pense d’abord et parle ensuite", Siracide 21.25-26 ; "Quand tu es assis à une grande table, ne reste pas bouche bée devant elle en t’exclamant : “Ah, que de bonnes choses !”. Souviens que l’œil plein d’envie cause du mal, et cela l’amène souvent à pleurer. N’avance pas la main vers le morceau que quelqu’un d’autre a repéré, sinon tu heurteras la sienne dans le plat. Devine toujours ce qui peut plaire à ton voisin, et réfléchis d’abord au geste que tu fais", Siracide 31.12-15 ; "[Lors d’un banquet], si tu es le plus vieux, tu as le privilège de prendre la parole : parle seulement de ce que tu sais et ne perturbe pas la musique. Ne fais pas un discours quand tout le monde écoute la musique et les chants : ce n’est pas le moment d’étaler ta science. […] Si tu es le plus jeune, ne prends la parole que si c’est nécessaire et si on te le demande deux ou trois fois. Et quand tu parles, sois concis, exprime beaucoup de choses en peu de mots, montre que tu sais des choses mais que tu sais aussi te taire", Siracide 32.3-8 ; Jésus ben Sirac insère même dans son livre une prière pour aider ses compatriotes à garder lèvres closes : "Qu’un gardien veille sur ma bouche et ferme à clé la porte de mes lèvres. Alors je ne risquerai pas de me condamner par mes paroles, de me perdre par ce que je dirai. Seigneur, Père et Maître de ma vie, ne m’abandonne pas au pouvoir de mes lèvres et ne les laisse pas m’entraîner vers la chute", Siracide 22.27-23.1). Les seuls êtres que le juif doit considérer, ce sont les victimes d’"injures/loidor…a", c’est-à-dire ses propres frères juifs, car les gens qu’on injurie aujourd’hui sont toujours les révoltés victorieux de demain ("Ne te moque pas de celui qui est mal habillé, et ne ris pas de celui qui est dans la peine. Car le Seigneur agit de façon surprenante, personne ne peut prévoir ce qu’il fera : beaucoup de souverains se sont retrouvés par terre et c’est un inconnu qui a pris leur couronne, beaucoup de dirigeants ont perdu leur rang et des gens honorés sont devenus esclaves", Siracide 11.4-6 ; "Ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, la vie et la mort, la pauvreté et la richesse, c’est le Seigneur qui dispose de tout cela. […] Certains deviennent riches à force d’épargner et d’économiser, mais voici ce qui les attend. Quand ils se diront : “Je peux me reposer pour enfin jouir de ce que je possède”, le moment viendra, sans qu’ils s’en doutent, où ils devront mourir en laissant tout aux autres", Siracide 11.14-19 ; "Il est facile pour le Seigneur d’enrichir tout à coup celui qui est pauvre", Siracide 11.21 ; "Quand tu as largement de quoi manger, pense à la famine qui peut survenir. Quand tu as tout en abondance, n’oublie pas que tu pourrais être pauvre et démuni. Du matin au soir, tout peut changer, le Seigneur sait agir vite", Siracide 18.25-26 ; "L’insolence et l’orgueil conduisent à la ruine. Ainsi les prétentieux disparaîtront avec leurs biens et leurs familles. Quand les pauvres prient Dieu, il entend leur prière, et il ne tarde pas à leur rendre justice", Siracide 21.4-5 ; "Si ton voisin est pauvre, gagne sa confiance, ainsi tout ira mieux pour lui et tu en tireras bénéfice. Sois-lui fidèle dans son malheur, ainsi tu en profiteras quand il héritera. En voyant la vapeur ou la fumée, on devine qu’il y a un feu. De même, quand on entend des injures, le sang est près de couler", Siracide 22.23-24 ; "Qui jette une pierre en l’air, la recevra sur la tête. Qui frappe en traître, se fera frapper en traître. Qui piège autrui en creusant une fosse ou en tendant un filet, y sera pris lui-même. Le mal que tu fais te retombera dessus sans même que tu saches d’où cela t’arrivera. Le prétentieux méprise ou insulte autrui : la punition l’attend, comme un lion embusqué", Siracide 27.25-28 ; "Les biens accumulés par ceux qui font le mal seront comme un fleuve qui s’assèche. Ils passeront comme un grand coup de tonnerre qui retentit pendant l’averse. Les opprimés se réjouiront de leur désastre. Ainsi ceux qui violent la Loi finiront par disparaître. Les descendants de ces êtres sans religion ne produiront que peu de branches. Pour prendre racine, ces gens impurs n’auront que de la roche nue. Le roseau qui pousse au bord de l’eau est arraché avant les autres herbes, mais la bonté est comme un paradis béni : jamais l’aide apporté aux pauvres ne sera oubliée", Siracide 40.13-17).
Pour soutenir son lecteur dans la résistance contre l’hellénisme, Jésus ben Sirac avance plusieurs armes. D’abord, le Tanakh, qui doit être la seule et unique source d’inspiration : au diable les tragédies de Sophocle et consorts, au diable les traités contradictoires de Platon et d’Aristote, au diable les discours de Démosthène, les exercices d’Isocrate, les encyclopédies érudites des conservateurs d’Athènes, de Pergame, d’Ephèse, d’Alexandrie, le Tanakh se suffit à lui-même, sa consultation fervente apporte le bonheur et une longue vie ("Reconnaître l’autorité du Seigneur satisfait pleinement le cœur, donne grande joie et longue vie. Pour celui qui respecte le Seigneur, tout ira bien jusqu’au bout, il restera béni jusqu’à son dernier jour", Siracide 1.12-13 ; "[L’autorité du Seigneur] fait fleurir bien-être et bonne santé", Siracide 1.18), la richesse matérielle ("[L’autorité du Seigneur] offre aux hommes ses fruits en abondance. Leur maison tout entière se remplit de ce qu’ils désirent, et leurs greniers sont pleins de ce qu’elle procure", Siracide 1.16-17), la perspicacité ("La sagesse répand à flots l’art de bien comprendre les choses, elle élève la valeur de ceux qui l’ont saisie", Siracide 1.19), l’éloquence ("Quand [celui qui maîtrise la Loi] parle en public, elle lui dicte son discours. Il trouve ainsi une joie débordante, et son nom devient célèbre pour toujours", Siracide 15.5-6), la force ("Une solide charpente pour la maison résiste même à un tremblement de terre. Ainsi l’homme attaché de tout son cœur à un projet intelligent ne se laissera jamais ébranler. Une décision appuyée sur une pensée intelligente tient comme un bon crépi qui protège un mur nu. Les petits cailloux placés sur le mur ne restent pas quand le vent souffle fort : tel est l’homme agité par des idées sottes, dès qu’il a peur il est renversé", Siracide 22.16-18 ; "Quand on est riche et fort, on a le cœur confiant, mais on a bien plus de raisons d’être confiant quand on reconnaît l’autorité du Seigneur. Dans ce cas on ne manque de rien, et on n’a pas besoin de chercher du secours. Quand on respecte l’autorité du Seigneur, on est comme en un paradis béni, mieux protégé que par une quelconque gloire", Siracide 40.26-27), l’invincibilité ("Respecter l’autorité du Seigneur, c’est s’assurer de vivre longtemps. […] Le Seigneur garde l’œil fixé sur ceux qui l’aiment. Puissant protecteur, soutien énergique, abri contre le vent brûlant, ombre sous le soleil de midi, il protège les siens des obstacles et les empêche de tomber. Il relève le moral, il fait briller les yeux de joie, il accorde santé, vie et bénédiction", Siracide 34.14-20). Ensuite, l’obéissance pieuse aux directives du Temple de Jérusalem, qui passe notamment par l’envoi des prémices ("De toute ta force, aime ton Créateur, et ne néglige pas ceux qui président le culte. Reconnais l’autorité du Seigneur et honore la personne du Prêtre, donne-lui sa part, comme Dieu l’a prescrit : les premiers produits du sol, le sacrifice de réparation, l’épaule des bêtes sacrifiées, le reste de l’offrande végétale et les meilleurs produits que l’on réserve à Dieu", Siracide 7.31 ; "Suivre la Loi a la même valeur que quantité d’offrandes, s’attacher à ses commandements vaut un sacrifice de communion, un bienfait accordé à quelqu’un est comme un don de fine farine, partager avec un pauvre n’est pas moins qu’un sacrifice pour louer Dieu. […] Mais pour autant, ne te présente pas les mains vides au Seigneur, car il nous ordonne tous ces sacrifices. L’offrande des fidèles est l’offrande parfaite. Sa bonne odeur parvient jusqu’au Très-Haut. Dieu reçoit le don du fidèle, et se souvient de ce qu’on brûle pour lui sur l’autel. Sois généreux quand tu honores le Seigneur. Apporte les premiers produits de tes champs, ne diminue pas la part qui lui revient. A chaque offrande, aie le sourire, dans la joie mets à part la dîme que tu offres. Rends au Dieu très haut selon ce qu’il t’a donné, sois généreux pour lui des biens dont tu disposes", Siracide 35.1-12) : cette directive intéressée de Jésus ben Sirac, qui est certainement un Jérusalémite proche de l’aristocratie sacerdotale du Temple comme nous l’avons dit au début de notre étude, tend à redonner à ce Temple une autorité qu’il a perdue, elle confirme à nouveau indirectement qu’au moment de la rédaction du Siracide les juifs éparpillés dans le monde hellénistique - dont ceux de Judée - sont bien plus attirés par la culture de l’occupant grec que par la perpétuation des rites de leurs ancêtres, bien plus occupés à conquérir des avantages dans la souplesse des lois grecques qu’à défendre les inconvénients que pose la rigidité sacerdotale de Jérusalem. Enfin, l’exaltation d’un passé de gloire qui, comme nous l’avons dit aussi précédemment, sous-entend que "bientôt les premiers (c’est-à-dire les Grecs actuellement au pouvoir) seront les derniers et les derniers (c’est-à-dire nous les juifs actuellement opprimés) seront les premiers" ("L’homme commence à être prétentieux dès qu’il s’écarte du Seigneur, dès qu’il ne pense plus à Celui qui l’a fait, dès qu’il refuse l’autorité de Dieu. Quand on persiste dans cette voie, on provoque une pluie d’événements affreux. Le Seigneur a infligé aux orgueilleux des peines exemplaires, et finalement les a conduits à la catastrophe. Le Seigneur a fait tomber les puissants de leur trône, à leur place il a fait siéger les humbles", Siracide 10.12-14). Jésus ben Sirac n’hésite pas à annoncer la chute inéluctable des royaumes grecs - peut-être inspiré par le récent désastre d’Antiochos III à la bataille de Magnésie, suivi par les multiples déclarations d’indépendance des provinces que ce roi avait patiemment réunies pendant quarante ans ("Le Seigneur a mis des pays sens dessus dessous et a détruit leurs fondements les plus profonds. Il les a détruits, rayés de la carte du monde au point que l’on ne garde aucun souvenir d’eux", Siracide 10.16-17 ; "Quiconque sert le Seigneur trouvera bon accueil auprès de lui, et sa demande parviendra jusqu’au ciel. […] Le Seigneur ne tardera pas à répondre, il ne patientera pas envers leurs bourreaux. Le moment viendra où il cassera les reins à ceux qui n’ont pitié de personne et prendra sa revanche sur les autres peuples. Le moment viendra où il éliminera cette foule de prétentieux et cassera leur injuste puissance. Il paiera aux humains le prix de leurs actions et de leurs intentions. Il jugera enfin la cause de son peuple, plein de pitié pour lui il lui rendra la joie", Siracide 35.20-25). Il se tourne même vers Yahvé pour lui demander directement de la hâter, et manifester ainsi sa toute-puissance ("Aie pitié de nous, Maître du monde entier, et fais-toi reconnaître comme Dieu par toutes les nations. Que ta main menace les peuples étrangers, et qu’ils voient que tu es bien le Maître. En punissant nos fautes, tu leur as montré quel Dieu tu es : de même, en les frappant, tu nous montreras ta grandeur. Qu’ils apprennent à te connaître, comme nous-mêmes avons appris qu’il n’existe pas d’autre Dieu que toi, Seigneur. Renouvelle tes actes pleins de sens, répète tes miracles, agis, fais honneur à ta main droite. Que ta colère éclate, et qu’elle se répande pour supprimer nos ennemis, pour écraser nos adversaires. Fais sonner l’heure de la fin, dont tu as fixé le moment, ainsi on parlera partout de tes hauts faits. Que le feu de ta colère dévore ceux qui auront pu t’échapper. Que les bourreaux de ton peuple trouvent la ruine sur leur chemin. Ecrase la tête des chefs ennemis qui disent : “Hors de nous, rien ne compte !”. Rassemble toutes les tribus issues de Jacob, permets-leur de récupérer le pays que tu leur as donné au début. […] Montre ta bonté pour la cité où se dresse ton sanctuaire, pour Jérusalem, le lieu où tu résides. Que Sion soit pleine de gens qui te célèbrent. Remplis ton Temple de ta présence glorieuse. Montre qu’Israël est ton peuple réé dès le commencement, et accomplis les promesses que les prophètes ont annoncées de ta part", Siracide 36.1-20). Après un long poème lyrique louant la créativité du Seigneur (au chapitre 43 : les bénédictions sont dédiées au ciel et au soleil [versets 1 à 5], à la lune [versets 6 à 8], aux étoiles [versets 9 et10], aux arcs-en-ciel [versets 11 et 12], aux nuages [versets 13 à 16], à la neige [versets 17 et 18], au givre [versets 18 à 20], au vent [versets 21 et 22], aux mers et aux îles [versets 23 et 24], aux animaux [verset 25]), il entame son énumération partisane. Le premier personnage qu’il nomme est Hénoch (verset 16 chapitre 44), qui grâce à sa soumission à Yahvé a échappé à la mort (selon le verset 24 chapitre 5 de la Genèse, Hénoch n’est pas décédé mais a été "enlevé" vers Yahvé : "[Hénoch] vécut en communion avec Yahvé, puis il disparut, Yahvé l’ayant enlevé auprès de lui"). Jésus ben Sirac mentionne ensuite Abraham pour rappeler primo qu’un vrai juif est toujours circoncis (verset 20 chapitre 44) contrairement aux Grecs, et secundo qu’un royaume israélite indépendant "de la mer Morte à la mer Méditerranée et de l’Euphrate jusqu’au bout du monde" (verset 21 chapitre 44) lui a été promis… en oubliant de dire à quelle occasion et dans quel texte (cette prétendue promesse d’indépendance sur un territoire géographiquement très précis, qui sera reprise par les Asmonéens, n’apparaît effectivement nulle part dans l’histoire d’Abraham consignée dans la Genèse : ce livre dit seulement de façon floue que "toutes les nations du monde seront bénies à travers Abraham" au verset 3 chapitre 12, et que "les descendants innombrables" d’Abraham obtiendront de Yahvé le pays "qui s’étend vers le nord et le sud, vers l’est et l’ouest" autour des chênes de Mamré près d’Hébron aux versets 14 à 18 chapitre 13). Puis vient Isaac, à qui Yahvé a soi-disant confirmé la possession de ce grand royaume (verset 22 chapitre 44) à une occasion ou dans un texte que Jésus ben Sirac ne précise pas davantage (et pour cause : on ne trouve nulle part une telle promesse dans le récit de la vie d’Isaac, seul le verset 4 chapitre 26 de la Genèse parle encore de façon floue de "descendants innombrables" d’Isaac et d’un territoire dont les limites géographiques ne sont pas clairement définies). Puis vient Jacob, soi-disant bénéficiaire d’une promesse identique (verset 23 chapitre 44) sur laquelle Jésus ben Sirac ne s’attarde pas itou (pour la même cause : on ne trouve nulle part cette nouvelle promesse dans le récit de la vie de Jacob, seuls les nébuleux versets 14 chapitre 28 et 12 chapitre 35 de la Genèse citent textuellement les versets 14 à 16 chapitre 13 précités relatifs à Isaac pareillement nébuleux, et le verset 29 chapitre 27 de la même Genèse annonce de manière sibylline que "les nations se prosterneront devant Jacob"). Moïse n’est évoqué que dans cinq courts versets (1 à 5 chapitre 45), où Jésus ben Sirac lui retire tout caractère pour en faire un outil quasi inconscient manipulé par Yahvé, alors que son frère Aaron est évoqué dans dix-sept longs versets (6 à 22 chapitre 45) : cette disproportion trahit la volonté de placer le religieux au-dessus du politique, autrement dit d’instaurer une théocratie dans laquelle les Grands Prêtres, ainsi que Jésus ben Sirac lui-même - qui se présente comme un maître en religion, un spécialiste de la Torah -, joueraient le premier rôle. Le nationaliste extrémiste Pinhas petit-fils d’Aaron est loué dans quatre versets de grande ampleur (23 à 26 chapitre 45) : c’est encore une proclamation politique claire à l’encontre des étrangers grecs qui corrompent la pureté juive, et à l’encontre des juifs qui se laissent corrompre par les étrangers grecs, en référence aux versets 6 à 18 chapitre 25 des Nombres où Pinhas donne le signal d’une épuration religieuse en tuant de sa propre main un Israélite accusé de s’être laissé corrompre par les Madianites, puis en organisant l’extermination méthodique des Madianites et de tous les Israélites soupçonnés pareillement de collaboration avec ces derniers (sur ce point encore, on peut établir un lien entre Jésus ben Sirac et les futurs Asmonéens, puisque dans les versets 23 à 26 chapitre 2 de Maccabées 1, nous verrons cela dans l’alinéa suivant, c’est justement par cette épuration systématique de Pinhas que l’Asmonéen Mattatias justifiera en -167 son meurtre d’un Israélite accusé de s’être laissé corrompre par les Grecs, premier acte de la guerre d’indépendance). Josué est présenté comme le modèle du chef militaire auquel on doit se conformer pour reconquérir la Terre promise (versets 1 à 6 chapitre 46). Le prédicateur Samuel est encensé comme fondateur de l’ancienne royauté israélite dans huit versets (13 à 20 chapitre 46), tandis que Saül le premier souverain de cet ancien royaume est totalement ignoré : c’est une nouvelle preuve de la volonté du prédicateur Jésus ben Sirac de placer le religieux au-dessus du politique. On ne retient David que comme un autre chef militaire et comme le prétendu auteur des Psaumes (versets 1 à 11 chapitre 47), en passant sous silence ses séjours et ses alliances répétées chez les Philistins étrangers. Le jugement porté sur Salomon est mitigé : on applaudit la renommée qu’il a apportée au royaume d’Israël, la construction du premier Temple dont il a été le maître d’œuvre (versets 12 à 14 chapitre 47), les Proverbes qu’on lui attribue (verset 17 chapitre 47) et que le Siracide cite très souvent, mais on condamne ses infidélités ponctuelles à Yahvé, ses adultères (versets 19 et 20 chapitre 47), son incapacité à anticiper la division du royaume d’Israël après sa mort (verset 21 chapitre 47). La soumission à Yahvé est à nouveau promue dans le souvenir du prophète Elie (versets 1 à 11 chapitre 48) qui comme Hénoch a échappé à la mort (selon le verset 11 chapitre 2 du Second livre des rois, Elie a été "enlevé" comme Hénoch : "Elie fut enlevé au ciel dans un tourbillon de vent"), et du prophète Elisée (versets 12 à 16 chapitre 48) dont la dépouille avait le pouvoir de ressusciter les morts ("Chaque année, des bandes de pillards moabites pénétraient sur le territoire d’Israël. Un jour, des gens en route pour enterrer un mort virent soudain arriver une de ces bandes : ils jetèrent aussitôt le mort dans la tombe d’Elisée et s’enfuirent. Dès que le corps du défunt eut touché les os d’Elisée, il revint à la vie et se releva", Second livre des rois 13.20-21). Jésus ben Sirac ne cache pas son admiration pour les rois Ezékias (versets 17 à 25 chapitre 48) et Josias (versets 1 à 3 chapitre 49), qui ont tenté de restaurer la pureté religieuse et l’aura internationale d’Israël. Il porte au sommet le prophète nationaliste Ezékiel (verset 8 et 9 chapitre 49), et efface son concurrent le prophète universaliste Isaïe II. Il rend hommage à Zorobabel, à Yéchoua ben Yossadac, à Néhémie (versets 11 à 13 chapitre 49) qui à l’époque perse, grâce à la bienveillance intéressée des Grands Rois, ont bâti le second Temple et restauré l’autorité des Grands Prêtres (racontés dans livres d’Esdras et de Néhémie). Enfin, nouvelle affirmation de son obsession de placer le religieux au-dessus du politique et de redonner à l’aristocratie sacerdotale de Jérusalem son autorité centralisée d’antan, il consacre la quasi intégralité du chapitre 50 au Grand Prêtre Simon II fils d’Onias II, ce qui en fait un égal et un continuateur de tous les illustres personnages du Tanakh mentionnés auparavant, comme l’initiateur d’une nouvelle ère de puissance pour Israël.
La postérité du Siracide sera paradoxale. L’arrogance dont témoigne Jésus ben Sirac pour remettre au pas ses compatriotes dispersés dans les royaumes grecs, sur le mode : "Ceux qui travaillent du matin au soir avec leurs mains, comme toi l’esclave qui laboure les terres des Lagides ("Le laboureur n’a qu’une fierté : manœuvrer l’aiguillon, faire avancer ses bœufs, passer sa vie au rythme de leurs travaux. Il n’a qu’un sujet de conversation : ses jeunes taureaux. Il n’a qu’un seul intérêt : tracer ses sillons. Et il passe sa veillée à nourrir ses vaches", Siracide 39.25-26) ou comme toi l’artisan courtisan au service des Séleucides ("Le graveur de cachets met toute sa patience à varier les figures. Tout appliqué à reproduire le modèle, il passe ses veillées à achever l’ouvrage. Le forgeron quant à lui, assis près de l’enclume, se concentre sur le fer à travailler. L’ardeur du feu le couvre de sueur, il doit lutter contre la chaleur de la forge. Le bruit du marteau casse ses oreilles, ses yeux ne quittent pas l’objet à reproduire. Tout appliqué à perfectionner son ouvrage, il passe ses veillées à le rendre parfait. De même le potier, assis à son travail, fait tourner son tour à l’aide des deux pieds. Toujours préoccupé de l’ouvrage à fournir, il met tout son effort à produire un grand nombre de pièces. De ses mains il façonne l’argile que ses pieds ont pétrie. Tout appliqué à parfaire l’émaillage, il passe ses veillées à nettoyer le four", Siracide 39.27-30), n’ont plus assez de temps pour travailler avec leur cerveau, ce sont donc des idiots, incapables de réfléchir, incapables de dire des choses intelligentes, qui n’ont aucun droit à jouer un rôle de premier plan ("[Le laboureur ou l’artisan] ne peuvent pas occuper le premier rang dans l’assemblée. Ils n’ont rien à faire sur le siège du juge, car ils ne savent rien de la Loi et du droit. Ils n’ont aucune lumière en matière d’éducation et de droit, et sont incapables de formuler une sage maxime. Car ils sont retenus par leur occupation matérielle, et ils ne prient que pour mieux exercer leur métier", Siracide 38.33-34). Au contraire, ceux qui n’exercent aucune activité manuelle et passent toutes leurs journées dans la lecture de la Torah, comme moi, ceux-là savent ce qui est bien et mal, ce qui est juste et injuste ("Pour devenir un sage, un maître de sagesse, il faut avoir beaucoup de loisir. Qui est peu occupé pourra devenir sage", Siracide 38.24), ils ont donc toute légitimité à occuper les plus hautes places et à commander aux travailleurs manuels ("Celui qui étudie la sagesse des anciens maîtres, qui réfléchit au message des prophètes, celui-là entretient le souvenir de ce qu’ont dit les hommes célèbres et s’introduit dans les subtilités des sages maximes. Il explore les secrets des proverbes, et retourne en tous sens les allusions des sages maximes. Pour cela, il mérite une place auprès des gens haut placés, il doit être distingué à côté des dirigeants", Siracide 39.1-4 ; "Tout le monde vante l’intelligence du sage, et on ne l’oublie jamais, son souvenir ne s’efface pas et son nom restera vivant jusqu’à la dernière génération humaine. On évoquera sa sagesse, et l’assemblée fera son éloge", Siracide 39.9-10). En conséquence, obéissez-moi", cette arrogance ne peut que déplaire aux juifs intégrés dans le tissu social grec. Les menaces qu’il profère dans sa conclusion contre les juifs trop proches des Grecs, sur le mode : "Repentez-vous vite, sinon Yahvé par mon intermédiaire et par l’intermédiaire d’hommes aussi vertueux que moi vous châtiera très bientôt" ("Réjouissez-vous de la bonté du Seigneur, n’ayez pas honte de le louer, remplissez votre tâche avant qu’il ne soit trop tard. Le Seigneur vous donnera la récompense en temps opportun", Siracide 51.29-30), ne peut que renforcer leur agacement. L’image que le prédicateur donne de lui-même, celle de sauveur d’un judaïsme qui pourrit dans l’indifférence générale, celle d’un fleuve qui irrigue un parc asséché ("Moi, je suis comme la citerne ou le canal qui prend de l’eau au fleuve, pour irriguer un parc. Je me suis dit : “Je vais arroser les plates-bandes”, et ma citerne s’est changée en torrent, et le torrent s’est changé en mer. Je veux apporter à mon enseignement l’éclat de l’aurore, pour qu’il brille loin. Je veux le répandre comme une prophétie et le laisser aux générations futures. Si je suis en peine, ce n’est pas pour moi, mais pour tous ceux qui cherchent la sagesse", Siracide 24.30-34), celle d’un glaneur qui rassemble les raisins oubliés sur les vignes par les vendangeurs ("Moi, je suis le dernier venu, qui tâche de ramasser sur les vignes les grappes oubliées par les vendangeurs. Grâce au Seigneur qui m’a béni, j’ai accompli ma tâche, et tel le vendangeur j’ai rempli mon pressoir. Si je suis en peine, ce n’est pas pour moi, mais pour tous ceux qui cherchent la sagesse", Siracide 33.16-18), ne peut qu’achever de les irriter : "Pour qui te prends-tu, Jésus ben Sirac ? Qu’est-ce que tu connais à la vigne ou au jardinage, toi qui te glorifies de ne rien faire de tes dix doigts ? Tu es incapable de te faire une omelette, et tu prétends nous donner des leçons de vie, à nous qui avons survécu depuis des siècles en Egypte, en Syrie ou ailleurs, au milieu de conquérants égyptiens, assyriens, babyloniens, perses, ou aujourd’hui grecs, qui nous regardent toujours de travers parce que nous continuons à fêter la Pâque et à refuser de travailler le jour du sabbat ?". A l’inverse, le Siracide trouvera rapidement un écho très favorable en Judée, plus particulièrement chez les nationalistes radicaux et le milieu sacerdotal jérusalémite - auquel appartient peut-être Jésus ben Sirac - : ce sont les mêmes discours, les mêmes images, les mêmes références que nous retrouverons dans la bouche des Asmonéens, comme nous le constaterons dans notre prochain alinéa. Mais par une ironie de l’Histoire, le Siracide connaîtra un sort final rigoureusement opposé à celui auquel son auteur le destinait. Avant même la fin de la guerre d’indépendance en -142, correspondant à la reconnaissance du royaume d’Israël par Démétrios II, les successeurs de l’Asmonéen Mattatias se révéleront beaucoup plus hellénisés que les apparences le laissaient croire : ces rois et ces Grands Prêtres prétendument juifs mais parlant plus souvent grec qu’hébreu, construisant des édifices à portiques calqués sur ceux de Grèce, plus intéressés par le commerce des cartes postales et des cacahuètes à l’entrée du Temple que par les rites à Yahvé à l’intérieur du Temple, vivant dans des maisons cossues en plein centre-ville avec banquets, danseuses, canapés angulaires et télévision grand écran, et portant tous des noms grecs (Aristobule, Alexandre, Antigone, Antipatros, Archélaos, Philippe, etc.), seront en fait, après la déposition du dernier roi séleucide Antiochos XIII par Pompée en -64 et après la mort de la dernière reine lagide Cléopâtre VII vaincue à Actium en -31, les derniers défenseurs de l’hellénisme contre l’impérialisme romain. De leur côté, les pharisiens, descendant des "bâtisseurs de murs autour de la Torah" mentionnés dans la Lettre d’Aristée, défendront beaucoup plus efficacement la singularité du judaïsme, malgré leur éloignement de Jérusalem et leur proximité quotidienne avec les mécréants grecs. Quand les autorités politiques et religieuses du royaume hellénique d’Israël seront écrasées par les légions romaines en 70, et le second Temple de Jérusalem rasé jusqu’à sa base transformée en mur de lamentations, le Siracide hébraïque originel disparaîtra avec eux - on n’en retrouvera que des bribes, par hasard, dans les grottes de Qumran à partir de 1947. Mais justement parce que l’œuvre recourt à un langage codé, tels les messages d’allure poétique à Radio Londres entre 1940 et 1944 cités plus haut, autorisant plusieurs niveaux de lecture, sa traduction grecque réalisée par le petit-fils de Jésus ben Sirac après -132/-131 lui survivra : négligeant sa couche nationaliste de fond, les exégètes pharisiens puis chrétiens d’après 70 ne retiendront que sa couche spirituelle de surface, pour en faire l’un des sujets de leurs traités théologiques que nous avons rejetés au début de la présente étude.