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© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte I : Origines

L'éruption

Les conséquences

Deuxième lettre

  

Le Cataclysme

L’érudit Thrasyllos de Mendès (cité par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.56-60) au Ier siècle dit que Platon a conçu ses dialogues comme des pièces de théâtre et les a organisés en tétralogies. La huitième de ces tétralogies comprend Clitophon, La République, Timée et Critias. Différents indices que nous n’aborderons pas ici suggèrent que le long dialogue entretenu au fil de ces quatre œuvres interdépendantes date du début de la deuxième guerre du Péloponnèse, vers -430, même si des incohérences internes - notamment dans La République - prouvent qu’elles ont été élaborées par Platon bien après -430, et réécrites, corrigées, développées, affinées jusqu’à sa mort au milieu du IVème siècle av. J.-C. La dernière pièce, Critias, s’interrompt brusquement au milieu d’une phrase, parce que Platon n’a pas eu le temps de rédiger la suite ou de la mettre en forme. Dans Clitophon, Socrate est agacé que Clitophon et Lysias le jugent inférieur au sophiste Thrasymaque. Dans La République, Socrate se rend auprès de Thrasymaque pour l’affronter. Le duel s’oriente sur le thème de la justice, Thrasymaque déclare que la justice est toujours celle du plus fort, Socrate se demande comment construire une cité qui contredirait l’affirmation de Thrasymaque, une cité réellement juste qui abolirait la loi du plus fort. Le quasi monologue de Socrate se prolonge tard dans l’après-midi. Les auditeurs se séparent, en commentant ses propos. En chemin, aux côtés d’Hermocratès et de Timée, Critias évoque un ancien royaume, l’Atlantide, qui lui semble proche de la cité idéale que vient de décrire Socrate. Le lendemain matin, qui correspond au début de Timée, les auditeurs se regroupent autour de Socrate (qui s’étonne de l’absence d’un des auditeurs : "“Le premier. Le deuxième. Le troisième. Mais le quatrième, mon cher Timée ? L’invité de mon banquet d’hier, qui m’a convié au banquet d’aujourd’hui, où est-il ?” “Il est malade, Socrate, car s’il avait pu il n’aurait pas manqué cette réunion”", Platon, Timée 17a). Hermocratès et Timée poussent Critias à répéter ce qu’il a raconté la veille en chemin ("Hier, après t’avoir quitté, quand nous sommes arrivés à nos chambres chez Critias [c’est Hermocratès qui parle], et même avant en chemin, nous avons repensé à ce projet [de cité idéale décrite dans La République]. C’est alors que Critias nous a raconté une histoire orale ancienne. Raconte-la donc pour Socrate, Critias", Platon, Timée 20c-d). Critias s’exécute. D’abord, il contextualise, pour signifier que ce qu’il raconte n’est pas une invention mais un rapport précis hérité de son grand-père homonyme Critias l’Ancien, qui lui-même l’a hérité de Solon ("Solon était apparenté à mon arrière-grand-père Dropidès [c’est Critias qui parle], qu’il affectionnait beaucoup comme le prouvent beaucoup de passages de son œuvre poétique. A mon grand-père Critias [l’Ancien] il rapporta le récit, que celui-ci me transmit à son tour de mémoire dans sa vieillesse, des grands et admirables exploits que notre cité accomplit dans le passé, oubliés par l’effet du temps ou à cause des catastrophes ayant frappé les hommes. L’un d’eux surpassait tous les autres", Platon, Timée 20e). Selon Plutarque (Vie de Solon 32), Solon est mort juste après le putsch de Pisistrate, or cet événement est bien daté en -561/-560 par la Chronique de Paros (artefact réalisé sous l’archontat de Diognète en -264/-263, indiquant au paragraphe A40 que "depuis que Pisistrate est devenu tyran d’Athènes, deux cent quatre-vingt-dix-sept ans se sont écoulés, Koméas était archonte d’Athènes"). Solon avait un frère, Dropidès, qui a eu un fils, Critias l’Ancien, qui lui-même a eu un fils, Callaischros, qui lui-même a eu deux fils, Glaucon et Critias qui nous occupe ici. Pour l’anecdote, Glaucon est le grand-père de Platon (autrement dit Platon est le petit-neveu de Critias : "Platon d’Athènes était fils d’Ariston. Sa mère Périktionè (ou “Potonè”) descendait de Solon par Dropidès, frère du législateur [Solon] et père de Critias [l’Ancien], qui lui-même eut pour fils Callaischros. De ce dernier naquirent Critias, l’un des Trente, et Glaucon. De Glaucon naquirent Charmide et Périktionè la mère de Platon", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.1 ; "Platon : fils d’Ariston fils d’Aristocléos, et de Périktionè (ou “Potonè”) qui descendait de Solon, celle-ci fut effectivement la sixième [descendante] du poète Dropidès frère de Solon", Suidas, Lexicographie, Platon P1707). Critias quant à lui s’illustrera tristement dans la dictature des Trente à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C, ce qui implique qu’il sera alors en pleine force de l’âge, qu’il est encore jeune quand il parle devant Socrate vers -430, et qu’il est né approximativement au milieu du Vème siècle av. J.-C. Par conséquent, étant donnée la distance temporelle entre l’époque de Solon mort peu après la prise du pouvoir par Pisistrate en -561/-560 et l’époque où Critias témoigne devant Socrate vers -430, on doute de l’identité du personnage ayant transmis le récit de l’Atlantide : Critias a certainement hérité de ce récit par son père Callaischros vieillissant, et non pas par son grand-père Critias l’Ancien comme il le prétend. Critias précise avoir entendu parler de l’Atlantide de façon accidentelle, quand il avait une dizaine d’années lors d’une fête des Apaturies : son grand-père Critias l’Ancien, ou plus sûrement son père Callaischros, y a été interpellé par un nommé "Amynandros" inconnu par ailleurs, auquel il a révélé incidemment que Solon a obtenu ses informations sur l’Atlantide lors de son voyage en Egypte, et a été empêché de les fixer par écrit lors de son retour à Athènes à cause des troubles qui y régnaient ("A cette époque Critias [l’Ancien] prétendait avoir près de quatre-vingt-dix ans, j’avais environ dix ans. C’était le jour de Kouerotis, pendant les Apaturies [fête familiale ayant lieu au mois de pyanepsion, soit mi-octobre à mi-novembre dans le calendrier chrétien ; le troisième jour de cette fête, ou jour de "Koureotis", les cheveux du nouveau-né sont coupés pour la première fois par son père, marquant symboliquement le passage du nouveau-né dans l’enfance et sa reconnaissance comme membre de la famille]. La fête se déroulait pour les enfants comme à chaque fois. Nos pères nous proposèrent pour le concours de rhapsodies. Des poèmes de plusieurs auteurs furent interprétés. Plusieurs d’entre nous chantèrent des nouveaux poèmes de Solon. Un membre de notre phratrie, par sincérité ou pour flatter Critias, déclara que Solon lui semblait l’homme ‟le plus sage et le plus libre”. Je me souviens que le vieillard [Critias l’Ancien] en ressentit beaucoup de plaisir et dit avec un sourire : ‟C’est certain, ô Amynandros, que si Solon n’avait pas considéré la poésie comme un passe-temps et s’y était consacré autant que les autres poètes, s’il avait donné forme au récit [sur l’Atlantide] qu’il a appris en Egypte, et si à son retour en Grèce il n’avait pas dû affronter les séditions et les autres maux en négligeant la poésie, ni Hésiode ni Homère ni aucun autre poète ne l’aurait égalé en célébrité”. ‟Quel récit, ô Critias ?”, demanda Amynandros", Platon, Timée 21a-d). Les troubles mentionnés dans Athènes correspondent aux divisions endurées par la cité peu avant la prise du pouvoir par Pisistrate en -561/-560. En effet Hérodote, qui écrit son Histoire vers le milieu du Vème siècle av. J.-C., avant l’exposé de Critias à Socrate vers -430, dit que Solon s’est absenté d’Athènes durant une dizaine d’années, pour se rendre en Egypte "auprès d’Amasis" ("L’Athénien Solon […], après avoir donné des lois aux Athéniens sur leur demande, s’était éloigné d’Athènes pour dix ans soi-disant pour voir le monde, en réalité pour ne pas abroger une des lois qu’il avait établies, tous les Athéniens s’étant engagés par serment à suivre les lois imposées par Solon. Pour cette raison et pour voir le monde, Solon quitta son pays et se rendit en Egypte auprès d’Amasis", Hérodote, Histoire I.29-30), or Amasis a été couronné pharaon à une date inconnue dans le deuxième quart du VIème siècle av. J.-C. C’est dans la cité de Saïs/Sa el-Hagar, siège du culte à la déesse égyptienne Neith, alias la déesse grecque Athéna comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent, que Solon a collecté les détails sur l’Atlantide. En guise d’introduction, les prêtres locaux lui ont expliqué que la civilisation occidentale incarnée alors par Athènes se caractérise par ses effondrements et ses renaissances successives, qui lui permettent de conserver une éternelle jeunesse puisqu’elle recrée à intervalles réguliers ce qu’elle a détruit ou perdu, et un éternel bon sens puisqu’elle redécouvre le monde de façon cyclique par des yeux vierges, mais, justement parce qu’elle oublie tout par intermittence, elle reproduit les mêmes erreurs d’ère en ère : contrairement aux autres civilisations, comme l’Egypte, qui vivent linéairement en conservant la mémoire du passé pendant plusieurs millénaires avant de s’effacer définitivement, l’Occident paraît sous une forme pendant plusieurs siècles, prospère, domine, dégénère, s’abêtit jusqu’à perdre l’écriture, sombre dans un vide historique de durée variable, avant de réapparaître sous une autre forme pour connaître un nouveau sommet et un nouveau déclin similaires ("En Egypte, dans le delta formé par la division du Nil en aval, se trouve le nome dit ‟saïtique” d’après sa cité la plus importante, Saïs, d’où est originaire le roi Amasis. Selon les habitants, la cité de Saïs a été fondée par une déesse nommée “Neith” en égyptien, équivalente selon eux à “Athéna” en grec. Ils ont une grande amitié pour les Athéniens, dont ils se considèrent les parents. Lors de son voyage dans cette cité, Solon jouit de beaucoup d’attentions. Un jour, tandis qu’il interrogeait les prêtres éminents, il découvrit que ni lui ni aucun Grec n’était réellement compétent sur le passé. Désireux de pousser ces prêtres à s’exprimer sur les événements anciens, il leur évoqua nos mythes les plus reculés, il parla de Phoronée qu’on croit être le premier homme, et de Deucalion et Pyrrha qui survécurent au déluge, il dressa les lignées de leurs descendants, en essayant de calculer à combien d’années remontaient les mythes en question. Un vieux prêtre l’interrompit alors : ‟Solon, Solon, vous les Grecs serez toujours des enfants, vous ne connaîtrez jamais vraiment la vieillesse”. Solon demanda : ‟Que veux-tu dire ?”. Le prêtre répondit : ‟Vous gardez l’esprit jeune parce que chez vous aucune opinion antique ne passe de bouche à oreille, et qu’aucun savoir ne blanchit par le temps. Je m’explique. […] Tout ce que vous avez vécu, ici ou ailleurs, que nous avons appris d’une manière ou d’une autre, tout ce que vous avez accompli de grand ou de remarquable, tout cela a été consigné, écrit et conservé dans nos temples depuis l’antiquité. Mais chez vous comme chez d’autres, dès que vous parvenez au stade de l’écriture, dès que vos cités se développent au-delà du nécessaire, à intervalles réguliers, le flot céleste fond sur vous comme une maladie, et n’épargne que les plus illettrés et les plus étrangers aux Muses, de sorte que vous repartez du début comme si vous redeveniez des enfants, vous perdez la mémoire de ce qui vous est arrivé dans le passé. Ainsi les généalogies que tu viens de nous dresser, Solon, ressemblent à des contes pour enfants. D’abord, elles parlent d’un seul déluge alors que plusieurs sont survenus auparavant. Ensuite, elles ignorent que la communauté humaine la plus haute ayant existé [les Sémites de l’ère minoenne] vivait dans ton pays, toi et ta cité [Athènes] en êtes les précieux héritiers. Vous en avez perdu le moindre souvenir parce que ceux qui survécurent moururent sans fixer leur voix par l’écriture pour les nouvelles générations”", Platon, Timée 21e-23c). Revenu un temps à Athènes pour combattre vainement l’ascension de Pisistrate, Solon s’est finalement exilé sur la lointaine île de Chypre, où il a projeté de mettre en vers ce que les prêtres égyptiens lui ont appris sur l’Atlantide, mais il a renoncé à ce projet trop ambitieux pour son âge avancé ("Solon entreprit de mettre en vers le récit de l’Atlantide qu’il tenait des sages de Saïs, qui intéressait les Athéniens. Mais il s’interrompit vite, non pas parce qu’il en fut détourné par d’autres occupations comme Platon l’a prétendu, mais parce qu’il était vieux et que l’ampleur de la tâche l’effraya. Il vivait alors dans un très grand loisir, comme il le dit lui-même dans ses vers : ‟Je vieillis en apprenant toujours”, et : ‟A Chypre je suis l’ami de Dionysos et des Muses, plaisirs divins accordés aux mortels”. Platon s’appropria ce sujet comme une belle terre abandonnée lui revenant légitimement [puisque Platon est apparenté à Solon par son grand-père Glaucon], en s’évertuant à l’achever et à l’embellir. Il y mit un vestibule superbe, l’entoura d’une magnifique enceinte et de vastes cours, y ajouta des beaux ornements, comparables à aucun autre mythe ou poème, mais, ayant commencé trop tard, la mort le surprit et il n’acheva pas. La partie manquante de son récit suscite une tristesse proportionnelle au plaisir que provoque la partie existante. De même que le temple de Zeus Olympien est le seul demeuré en travaux dans Athènes, l’Atlantide de Platon est la seule œuvre demeurée en chantier parmi toutes les autres belles et sages qu’il a enfantées", Plutarque, Vie de Solon 31-32). Ayant ainsi livré ses sources, Critias présente rapidement l’organisation, les prétentions hégémoniques et la chute de l’Atlantide, il est interrompu par Timée qui s’engage dans un long aparté. Dans la dernière pièce, Critias, Timée s’excuse pour la longueur de son aparté et demande à Critias de continuer son récit sur l’Atlantide.


Selon les prêtres égyptiens de Saïs, l’effondrement de l’Atlantide s’est produit neuf mille ans avant l’époque du voyage de Solon en Egypte dans le deuxième quart du VIème siècle av. J.-C. ("Je te réponds sans réticence, Solon [c’est l’un des prêtres de Saïs qui s’adresse à Solon], par égard pour toi et pour la déesse [Neith/Athéna] qui a élevé et instruit ta cité [Athènes en Grèce] et la nôtre [Saïs en Egypte]. De ces deux cités, la tienne est née mille ans avant la nôtre, quand Gaia [la Terre, en l’occurrence l’Attique] reçut la semence d’Héphaistos [allusion au roi athénien Erichthonios, bâtard dont probablement la mère était originaire d’Attique et le père était un aventurier sémitique hyksos en provenance d’Egypte, nous reviendrons sur ce sujet dans notre prochain paragraphe ; notons que cette soi-disant création de la cité d’Athènes par Erichthonios est incohérente avec l’Histoire et avec l’archéologie puisque les plus anciens vestiges d’Athènes remontent à l’ère minoenne, et qu’Erichthonios prend le pouvoir à Athènes douze ans après l’intronisation d’Amphitryon fils de Deucalion, selon pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 14, 6, autrement dit après le déluge de Deucalion au début de l’ère mycénienne, autrement dit après l’éruption de Santorin que le prêtre s’apprête à raconter] dont vous descendez. Notre cité a été organisée ["diakosmšw/disposer, régler, arranger", autrement dit Saïs existait bien avant Athènes, mais le prêtre ou Solon ou Platon veut flatter son auditeur athénien en signifiant qu’Athènes est structurée comme cité depuis plus longtemps que Saïs…] il y a huit mille ans, selon nos textes sacrés. Je vais donc t’exposer rapidement les exploits que, selon les tables, tes ancêtres ont accomplis il y a neuf mille ans, dont le plus beau. Je reviendrai sur le détail plus tard, quand nous aurons davantage de temps, en m’appuyant systématiquement sur les textes", Platon, Timée 23d-e ; "Neuf mille ans se sont écoulés depuis qu’une guerre éclata entre les gens qui vivaient au-delà des colonnes d’Héraclès et ceux qui vivaient en-deçà", Platon, Critias 108e). L’Atlantide était une île, "grande comme la Libye et l’Asie réunies", qui se situait jadis à l’ouest des Colonnes d’Héraclès, aujourd’hui le détroit de Gibraltar ("En résumé, ta cité [c’est le prêtre égyptien de Saïs qui s’adresse à l’Athénien Solon] est remarquable pour toutes les raisons consignées dans nos écrits, qui suscitent notre admiration. L’une d’elle surpasse les autres en grandeur et en valeur. Nos textes évoquent en effet une puissance étrangère qui jadis, depuis l’océan Atlantique, marcha insolemment contre l’Europe et l’Asie, que ta cité stoppa. En ce temps-là, on naviguait sur cette mer lointaine. Une île se trouvait devant le détroit appelé chez toi ‟Colonnes d’Héraclès”, grande comme que la Libye et l’Asie réunies, et à partir de cette île on pouvait gagner le continent opposé bordé par l’Océan. Car l’Océan est la vraie mer, en-deçà du détroit on devrait plutôt parler d’un port à l’entrée étroite, au-delà se trouve la mer authentique, bordée par le vrai continent", Platon, Timée 24e-25a). Cette île était ovale, trois mille stades de long sur deux mille stades de large, entourée d’une chaîne montagneuse, elle avait une plaine centrale ("La plaine qui entouraient la cité était elle-même entourée par des montagnes qui se prolongeaient jusqu’à la mer, elle était sans aspérité, et plus longue que large, soit trois mille stades de côte à côte contre deux mille stades au milieu en remontant de la mer", Platon, Critias 118a) très fertile par la qualité de sa terre et les rivières qui la traversaient ("La terre produisait deux récoltes annuelles, l’hiver grâce à l’eau de Zeus [l’eau de pluie], l’été grâce à celle des sources jaillissant du sol", Platon, Critias 118e). Une fille appelée "Clito" vivait sur une petite colline dans la plaine. Poséidon a débarqué un jour sur l’île et a couché avec Clito ("Du côté de la mer, au milieu de l’île, on dit que se trouvait la plus belle et la plus fertile de toutes les plaines. Au milieu de cette plaine se trouvait une colline de faible hauteur d’environ cinquante stades. Sur cette colline habitait un homme né de la terre appelé ‟Evénor”, sa femme s’appelait ‟Leucippe”, ils avaient une fille unique appelée ‟Clito”. La jeune fille était nubile quand sa mère et son père moururent. Poséidon la désira et s’unit à elle", Platon, Critias 113c-d), le couple a engendré plusieurs enfants, dont l’ainé "Atlas", qui a donné son nom à l’île "Atlantide", aux habitants "Atlantes" et aux côtes "Atlantiques" ("Poséidon donna des noms à tous ses fils. L’aîné, qui devint roi, reçut le nom qui fut donné aussi à toute l’île et à la mer “Atlantique” : ce premier roi fut appelé “Atlas”", Platon, Critias 114a). En plus de la richesse du sol leur permettant de produire plus que nécessaire, les Atlantes ont joui d’un matériau local qu’ils ont vendu à l’extérieur à l’état brut ou transformé, l’"orichalque/Ñre…calkoj" ou "cuivre/calkÒj de montagne/Ôroj". Leurs exportations leur ont rapporté une immense richesse : ils ont greffé des plantes exotiques qui se sont développées sur l’île, ils ont importé des animaux lointains, dont des éléphants ("[Les Atlantes] possédaient une abondance de richesses sans comparaison avec n’importe quelle famille royale passée ou ultérieure, ils disposaient non seulement de tout ce que leur cité et leur pays pouvaient fournir, mais encore de beaucoup de choses qu’ils importaient grâce à leur puissance. L’île leur fournissait la plupart des produits vitaux, d’abord tous les métaux durs ou malléables extraits des mines, dont celui qu’on ne connaît plus aujourd’hui que de nom, l’orichalque, mais qu’on trouvait alors dans le sol de nombreux endroits de l’île et qui était le métal le plus précieux après l’or, ensuite le bois que les forêts de l’île fournissaient largement aux menuisiers, la nourriture destinée aux animaux domestiques et aux bêtes sauvages, comme les éléphants qu’on croisait partout (cette nourriture comblait toutes les espèces vivant dans les lacs, dans les marais, dans les fleuves, sur les montagnes ou dans les plaines, parmi lesquels l’éléphant est le plus gros et le plus vorace), les plantes aromatiques que la terre engendrait, portait et alimentait sous forme de racines, de pousses, de bois ou de sucs distillés par des fleurs ou des fruits, auxquels on doit ajouter les graines séchées appelées “céréales” qu’on cultive pour en tirer des farines, et ce fruit venu d’un arbre dont on produit des boissons, des aliments et des onguents [l’olive ?], et cet autre fruit qui pousse sur les hautes branches qu’on conserve difficilement et qu’on mange par amusement et par plaisir [la grenade ?], et cet autre fruit que nous offrons comme un réconfort à un convive qui souffre d’avoir trop mangé [le citron ?], tous ces fruits vigoureux et superbes étaient produits en quantités inépuisables par l’île toujours ensoleillée", Platon, Critias 114d-115b). Poséidon a aidé ses enfants à bâtir une cité sur la colline de Clito, au milieu de la plaine, il a creusé des canaux autour de la cité pour en sécuriser l’accès ("[Poséidon] creusa les pentes de la colline où habitait [Clito], pour la transformer en une forteresse ceinte de deux anneaux de terre et de trois anneaux d’eau de plus en plus grands, qui, tel un tour de potier, étaient équidistants du centre, devenu une île inaccessible aux hommes ignorant encore les navires et la navigation", Platon, Critias 113d-e). Les rois successifs ont embelli cette cité en construisant des palais l’un après l’autre, pour laisser un souvenir de leur opulence ("Les palais royaux étaient ceux que le dieu [Poséidon] et les ancêtres avaient élevés. Chaque souverain recevait le palais de son prédécesseur, et l’embellissait en renchérissant sur les embellissements que ce prédécesseur avait apportés. Ainsi la beauté et les dimensions de ces palais stupéfiaient quiconque les voyait", Platon, Critias 115c-d). Au centre de la cité se trouvait un sanctuaire dédié au couple fondateur Poséidon-Clito ("Au milieu de l’acropole s’élevait le sanctuaire dédié à Clito et à Poséidon, dont l’accès était interdit, il était entouré d’une clôture d’or. C’est là que jadis Clito et Poséidon avaient conçu et enfanté la race des dix familles royales. C’est aussi là qu’on venait annuellement des dix parties du pays offrir les sacrifices saisonniers à chacun des dix ancêtres royaux", Platon, Critias 116c), incluant un temple à Poséidon renfermant une statue chryséléphantine ("Le temple de Poséidon mesurait un stade de long sur trois plèthres de large, sa hauteur était proportionnée à ces dimensions. Son aspect était barbare : tout l’extérieur était recouvert d’argent, sauf les arrêtes qui étaient plaquées d’or. A l’intérieur, le plafond bariolé mêlait l’ivoire et l’or, l’argent et l’orichalque. Tout le reste, murs, colonnes et pavement, était couvert d’orichalque. La statue du dieu s’y trouvait, debout sur son char attelé de six chevaux ailés, si haut que le sommet de la tête touchait le plafond, entouré de cent Néréides montées sur des dauphins", Platon, Critias 116d-e). L’île a été partagée en dix parties gouvernées chacune par un roi issu de Poséidon et Clito. Les rois apparentés se réunissaient régulièrement pour sacrifier un taureau en l’honneur de leur divin ancêtre Poséidon, selon un rituel très codifié, au terme duquel les dix participants buvaient solennellement le sang de l’animal dans une coupe commune pour sceller leur oligarchie ("L’autorité et les relations entre les rois étaient réglées selon les lois de Poséidon, inscrites par les premiers rois sur une stèle d’orichalque installée dans le sanctuaire de Poséidon au centre de l’île. C’est là que les rois se réunissaient régulièrement, tous les cinq ou six ans alternativement pour respecter le pair et l’impair, afin de délibérer sur les affaires communes, examiner les éventuelles infractions et rendre la justice. Quand ils rendaient la justice, ils commençaient par se donner mutuellement des gages de leur bonne foi de la façon suivante. On lâchait des taureaux dans l’enclos de Poséidon, tandis que les dix rois à l’écart priaient le dieu pour qu’ils l’aident à capturer celui qu’il désirait. Ensuite ils chassaient le taureau désigné sans arme métallique, seulement avec des lances et des cordes, avant de le conduire captif vers la stèle, où ils l’égorgeaient de façon que le sang coule sur la stèle, notamment sur le serment qui vouait aux pires malheurs le non-respect des lois qui y étaient inscrites. Puis, après ce sacrifice selon les lois, ils brûlaient tous les membres du taureau. Ils jetaient un caillot de sang dans des cratères remplis de vin, et, après avoir versé le sang restant au feu et nettoyé la stèle sur toute sa surface, ils puisaient avec une coupe d’or des libations qu’ils jetaient au feu, en promettant de rendre la justice selon les lois inscrites sur la stèle, de châtier celui d’entre eux qui ne les respecterait pas, de ne jamais les remettre en cause, de commander et obéir seulement d’après ces lois de leurs pères. Enfin, après s’être engagé ainsi pour lui-même et pour sa descendance, chaque roi buvait et remettait la coupe en ex-voto dans le sanctuaire du dieu", Platon, Critias 119c-120b). L’Atlantide est devenue une puissance commerciale hégémonique, dont l’influence s’est étendue peu à peu vers l’est en mer Méditerranée, jusqu’à l’Egypte au sud et à la Tyrrhénie au nord ("Cette île, l’Atlantide, s’était constituée en un vaste et merveilleux empire, ses rois étendaient leur pouvoir non seulement sur toute l’île mais encore sur plusieurs autres îles et sur certaines parties du continent. En-deçà du détroit, ils régnaient sur l’Afrique jusqu’à l’Egypte, et sur l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie", Platon, Timée 25a-b ; "Non seulement [les Atlantes] étaient les maîtres de plusieurs îles dans la mer, mais encore, comme on l’a dit précédemment, leur pouvoir s’étendait sur les régions en-deçà des colonnes d’Héraclès, jusqu’à l’Egypte et à la Tyrrhénie", Platon, Critias 114c), c’est-à-dire non pas l’Etrurie/Toscane en Italie comme le répètent toujours les livres de vulgarisation destinés au grand public, mais la future Lydie en Asie où vivent les ancêtres du prince Tyrrhenos, qui la quittera au début de l’ère des Ages obscurs pour aller fonder la Tyrrhénie/Etrurie en Italie à laquelle il laissera son nom (selon Hérodote, Histoire I.98). La suprématie des Atlantes s’est transformée en mégalomanie, ils ont cru être des dieux en survalorisant leur nature humaine, leur vertu a mué en vice, leur noblesse a mué en esprit de prédation ("Pendant de nombreuses générations, les rois respectèrent la nature du dieu [Poséidon], ses lois, et les principes divins auxquels ils étaient apparentés. Leurs raisonnements étaient fondés et élevés en tout, ils se comportaient avec mansuétude et modération autant à l’égard des vicissitudes de l’existence que les uns par rapport aux autres. Uniquement guidés par la vertu, ils méprisaient leur prospérité, ils considéraient leur or et leurs autres biens comme un fardeau léger. Ils ne se laissaient pas griser par la mollesse qu’entraîne la fortune, ils demeuraient maîtres d’eux-mêmes et ne tombaient pas dans des mauvaises conduites. Clairvoyants et sobres, ils considéraient que tous ces avantages s’accroissent par une amitié réciproque unie à la vertu, tandis que le zèle et l’estime qu’on leur porte provoque la perte de tous les biens et de la vertu. Voilà par quelle logique divine tous les avantages que nous avons détaillés précédemment s’accroissaient pour eux. Mais cet élément divin s’étiola en eux parce qu’elle se mélangeait à l’élément mortel, et finalement leur nature humaine domina : impuissants à supporter leur imposante prospérité, ils devinrent inconvenants. Les gens sensés devinrent laids en corrompant les biens les plus beaux et les plus nobles. Et ceux qui ignorent la nature du bonheur se livrèrent à l’injustice et à l’excès, et parurent beaux et heureux", Platon, Critias 120e-121b). La suite du récit n’est conservée qu’à l’état fragmentaire. L’exposé du prêtre dans Critias s’interrompt abruptement quand il dit que Zeus, agacé des prétentions des Atlantes, a décidé de les punir ("Zeus le dieu des dieux, qui règne selon les lois et peut tout voir, constata à quel point la haute race [des Atlantes] était devenue dépravée. Il décida de leur infliger un châtiment pour les contraindre à réfléchir et à revenir à la modération. Pour cela, il réunit tous les dieux dans le noble palais qui se trouve au centre de l’univers, d’où on voit l’avenir. Quand ils furent rassemblés, il dit [texte manque]", Platon, Critias 121b-c). Dans Timée, Critias dit rapidement que les Atlantes ont voulu envahir les peuples européens encore libres, ils ont gagné toutes les batailles, sauf la dernière contre Athènes, qui s’est couverte de gloire à l’occasion ("Cette puissance [l’Atlantide] rassembla toutes ses forces et se jeta d’un coup sur ton pays [Athènes], sur le nôtre [Saïs], et sur toutes les contrées à l’intérieur du détroit [c’est-à-dire la mer Méditerranée, à l’intérieur des Colonnes d’Héraclès/détroit de Gibraltar] qu’elle prétendait réduire en esclavage. C’est à cette occasion, ô Solon, que ta cité brilla par sa vertu et sa science militaire. D’abord à la tête de tous les Grecs, puis seule par nécessité, après la chute de tous les autres, exposée au péril suprême, elle vainquit les envahisseurs et, après avoir élevé un trophée, préserva de l’esclavage ceux qui n’y étaient pas soumis et libéra généreusement ceux qui l’étaient en-deçà des Colonnes d’Héraclès", Platon, Timée 25b-c). Timée et Critias parlent ensuite incidemment d’un cataclysme incluant un séisme et une inondation ayant touché l’Atlantide et Athènes : l’île Atlantide s’est effondrée en un jour et une nuit, ne laissant que des galettes de boue à la surface des eaux, tous les Atlantes ont péri, et beaucoup d’Athéniens avancés trop près sont morts emportés par des chutes de pierres ou par la montée des eaux boueuses. Ce cataclysme était "le troisième avant le déluge destructeur de Deucalion" ("Mais ensuite se produisirent des violents séismes et des inondations. En un seul jour et une seule nuit de malheur, toute votre armée [athénienne] disparut dans la terre, et l’île Atlantide s’enfonça pareillement dans la mer, devenue infranchissable et impénétrable à cause de la boue que l’île laissa à la surface en s’affaissant", Platon, Timée 25c-d ; "L’Acropole n’avait pas alors l’aspect qu’elle a aujourd’hui, car une seule nuit de pluie exceptionnelle a liquéfié la terre tout autour, au cours de laquelle se produisirent simultanément des tremblements de terre et un extraordinaire débordement des eaux, qui fut le troisième avant le déluge destructeur de Deucalion", Platon, Critias 111e-112a).


Jusqu’à une époque récente, le récit de l’Atlantide a été considéré par les hellénistes de la même façon que la guerre de Troie racontée par Homère, comme une pure invention fabriquée par son narrateur pour illustrer des notions abstraites. A l’opposé des hellénistes, les naïfs ont lu Platon de façon littérale et cherché dans l’Atlantique des traces de l’île mentionnée par Solon et les prêtres égyptiens de Saïs, sans penser que les éléments du récit en question ont fluctué au cours du temps et de ses transmissions successives, au gré des intérêts de ses transmetteurs. Dans un essai de référence en 2005, L’Atlantide, petite histoire d’un mythe platonicien, l’helléniste français Pierre Vidal-Naquet énumère les interprétations des lecteurs de Platon depuis l’Antiquité jusqu’au XXème siècle. Il rappelle qu’à l’ère impériale romaine les premiers chrétiens ont vite accaparé le récit de l’Atlantide dont la fin cataclysmique peut se lire parallèlement à celle du déluge de Noé. La découverte du continent américain après 1492 a ravivé le souvenir de l’Atlantide, située comme l’Amérique à l’ouest des Colonnes d’Héraclès/détroit de Gibraltar dans l’océan Atlantique selon Timée et Critias. Surtout, Pierre Vidal-Naquet explique que Timée et Critias s’insèrent dans une démonstration sur la cité idéale, et dans un contexte politique et narratif particulier. Platon a vécu à l’époque où le régime démocratique athénien était en pleine désintégration, les Athéniens étant devenus en majorité des assistés asservis volontairement à quelques ultra-riches, ne produisant plus rien et spoliant le travail de tous les peuples méditerranéens depuis l’Italie et la Sicile jusqu’à Chypre, depuis l’Egypte jusqu’au Pont-Euxin/mer Noire, auxquels ils prétendaient imposer leur loi. Athènes a fini par s’effondrer sur elle-même à la fin du Vème siècle av. J.-C., moins parce qu’elle a été battue militairement par Sparte que parce qu’elle était gangrénée par sa richesse spéculative déconnectée des réalités. En -404, quelques centaines d’Athéniens ont voulu renverser la tendance en mettant un terme à l’assistanat social et en nationalisant la fortune des ultra-riches, ils ont pris le pouvoir, renversé la démocratie pourrissante et instauré le régime dictatorial des Trente. Critias était l’un des meneurs de cette dictature, secondé étroitement par son jeune petit-neveu Platon (on ignore le rôle exact joué par le jeune Platon dans la dictature des Trente, mais on est certain qu’il était au côté de son grand-oncle Critias, comme il l’avoue lui-même dans sa Septième lettre 324c-d). Le remède s’est avéré pire que le mal : la dictature des Trente s’est transformée rapidement en oligarchie totalitaire, commettant injustices et massacres. Le régime des Trente a été aboli en -403 et la démocratie a été restaurée. Critias a trouvé la mort lors d’une bataille contre les démocrates, Platon s’est exilé pour éviter d’être condamné pour ses agissements aux côtés de Critias. L’exil de Platon a été très long, les Athéniens ne parvenant pas à se pardonner leurs propres égarements et lâchetés durant le régime totalitaire aboli et rejetant toutes les fautes sur les meneurs les plus médiatiques, et Platon persistant à vouloir jouer un rôle politique de premier plan (pendant un temps, il a tenté de devenir l’éminence grise du tyran Denys de Syracuse, sans succès). Finalement, les années passant, la démocratie athénienne étant ringardisée par le dynamisme charismatique du Thébain Epaminondas puis du Macédonien Philippe II, les rancœurs se sont engourdies, Platon a pu revenir à Athènes, et, son ambition politique ayant glissé par dépit vers une ambition philosophique, s’installer dans le jardin de l’Académie, où il a terminé ses jours à méditer sur le régime politique idéal, notamment dans sa tétralogie inachevée Clitophon-La République-Timée-Critias. Le récit de l’Atlantide par Platon est donc avant tout le récit d’un politicien raté qui veut illustrer sa conception du régime idéal, et, pour ce faire, agence des éléments en fonction de sa conception du régime idéal. Ainsi, les Atlantes dans Timée et Critias ressemblent beaucoup aux Athéniens de la fin du Vème siècle av. J.-C., à l’époque de la démocratie pourrissante, la prospérité les a rendus orgueilleux, et leur défaite finale est la conclusion logique de leur orgueil : ils contrôlent les mers ("Les habitants de l’Atlantide construisirent des temples, des demeures royales, des ports, des arsenaux", Platon, Critias 115c-d), ils obéissent à des démagogues impérialistes, leur cité rassemble toutes sortes de richesses matérielles obtenues par domination économique et militaire ("[Les Atlantes] possédaient une abondance de richesses sans comparaison avec n’importe quelle famille royale passée ou ultérieure, ils disposaient non seulement de tout ce que leur cité et leur pays pouvaient fournir, mais encore de beaucoup de choses qu’ils importaient grâce à leur puissance", Platon, Critias 114d). De même, les Athéniens dans Timée et Critias ressemblent beaucoup aux Spartiates de la fin du Vème siècle av. J.-C., qui ont gardé leur civisme et leur humilité, leur victoire finale est la juste récompense de leur vertu citoyenne : ils n’ont pas d’agora, pas de monnaie, pas d’architecture sophistiquée ("A l’extérieur de l’Acropole [à Athènes à l’époque des Atlantes], sur ses flancs, habitaient les artisans et les paysans qui cultivaient les champs environnants. La partie supérieure était occupée par les soldats, qui vivaient à l’écart autour du sanctuaire d’Athéna et d’Héphaistos dont le jardin était clôturé, leurs logements se trouvaient au nord, des salles y étaient aménagées où ils prenaient leurs repas en commun l’hiver. Plus généralement, toute leur existence civile et religieuse était collective, sans or et sans argent dont ils ignoraient l’usage : ni riches ni pauvres, ils jouissaient de demeures gracieuses où ils vieillissaient avec les enfants de leurs enfants auxquels ils inculquaient leurs valeurs. Au sud, ils entretenaient des jardins, des gymnases et d’autres salles pour les repas en commun, l’été ils abandonnaient les gymnases pour prendre leurs repas dans les jardins", Platon, Critias 112a-c), leur société est fondée sur le service à la patrie ("Aucun d’eux [les anciens soldats athéniens] ne possédait rien en propre, ils estimaient au contraire que tout devait être commun à tous, et ils ne demandaient à leurs concitoyens que le strict nécessaire à leur subsistance, préférant se consacrer pleinement aux tâches que nous avons énumérées hier quand nous avons parlé des gardiens à la base de la cité [allusion à la description des gardiens-philosophes garants de l’ordre social dans la cité idéale, dans La République]", Platon, Critias 110c-d), leur politique est fondée sur la stricte nécessité ("Dépourvus du nécessaire pendant plusieurs générations, [les premiers Athéniens] et leurs enfants étaient tournés vers ce qui leur manquaient, ils ne parlaient que de cela et ne s’intéressaient pas au passé. C’est le loisir qui génère les mythes et les réflexions sur le passé, chez certains citoyens désormais pourvus des éléments vitaux", Platon, Critias 109e-110a). L’effondrement narratif de l’empire atlante jadis ressemble à l’effondrement diégétique de l’empire athénien naguère, dû à l’écroulement interne du régime politique de l’agresseur davantage qu’à la supériorité militaire de l’adversaire agressé. Pour renforcer sa thèse, Platon suggère un autre parallèle : les Atlantes dans Timée et Critias ressemblent aussi aux Perses du début du Vème siècle av. J.-C., finalement vaincus par Athènes. La plaine autour de la capitale atlante, renfermant plantes rares et animaux exotiques dont des éléphants, rappelle les "paradis" ("par£deisoj", hellénisation du vieux-perse "pairadaida", désignant un parc luxueux avec plantes rares et animaux divers) aménagés dans les grandes cités de l’Empire perse pour l’agrément des satrapes, et à Persépolis et Pasargades pour l’agrément du Grand Roi. Les palais successifs bâtis dans la capitale par les rois atlantes rappellent les palais successifs bâtis par les Grands Rois perses à Suse, renfermant les trésors accumulés au cour de leur règne, comme témoin de leur bonne administration ("Il existe d’autres particularités, que relate Polyclète, qui mériteraient d’être rangées parmi les coutumes nationales de la Perse. A Suse par exemple, dans la citadelle, chaque roi se construit un bâtiment séparé avec trésor et magasins de dépôt, destiné à recevoir les tributs levés pendant son règne, et devant rester comme un monument de son administration. […] En général l’or et l’argent sont convertis en pièces d’orfèvrerie, et l’on n’en monnaye que la moindre partie. On juge que ces métaux précieux, artistement travaillés, ont meilleure grâce d’être offerts en cadeau ou de figurer dans les trésors et dans les dépôts royaux, qu’il est d’ailleurs inutile d’avoir en monnaies d’or et d’argent davantage que le strict nécessaire et qu’il est plus pertinent d’en frapper des nouvelles au fur et à mesure des dépenses", Strabon, Géographie, XV, 3.21). La dégénérescence des Atlantes dans le luxe et la prétention à avilir autrui se retrouve dans la dégénérescence luxueuse et prétentieuse des Perses, notamment de Xerxès Ier finalement vaincu par les Athéniens à Salamine en -480 ("Darius Ier n’était pas fils de roi, il n’avait pas reçu une éducation molle et efféminée. Dès qu’il fut maître de l’empire, avec le consentement des six autres [allusion au putsch de -522], il le divisa en sept parties, dont des traces restent encore aujourd’hui. Il créa des lois administratives auxquelles il s’astreint, introduisant une sorte d’égalité. Il fixa par une loi les aménagements que Cyrus II avait promis aux Perses, il planifia et facilita le commerce, et s’attacha les cœurs des Perses par ses présents et ses bienfaits. En retour ceux-ci l’assistèrent de plein gré dans toutes les guerres qu’il entreprit, il s’appropria ainsi autant de pays que Cyrus II en avait laissés à sa mort. Après Darius Ier vint Xerxès Ier, élevé comme Cambyse dans la mollesse et en roi. O Darius, on peut te reprocher avec raison d’avoir négligé la faute de Cyrus II, d’avoir donné à ton fils la même la même éducation que Cyrus II avait donnée au sien ! Voilà pourquoi Xerxès Ier, élevé comme Cambyse, a connu un sort équivalent [allusion à la défaite de Xerxès Ier à Salamine en -480, et à l’échec de Cambyse à envahir Carthage, l’oasis de Siwah et l’Ethiopie vers -526]. Depuis cette époque, la Perse n’a eu presque aucun vrai Grand Roi, excepté par le titre. Je prétends que ce n’est pas l’effet du hasard, mais de la vie molle et voluptueuse que mènent d’ordinaire les enfants des rois et des riches. Jamais enfant ni adulte ni vieillard issu d’une telle école n’est devenu vertueux. C’est à cela que le législateur, et nous-mêmes en ce moment, devons être attentifs", Platon, Les lois 695c-696a). Pourtant, on peut adresser à Pierre Vidal-Naquet le même reproche qu’à toute sa génération soixante-huitarde : il déstructure son sujet en sous-entendant que tous les propos des générations précédentes sur le sujet sont sans substance, il amasse tous les arguments sous-entendant que l’Atlantide est exclusivement une fable élaborée par Platon pour illustrer ses thèses politiques, reprise après lui par ses admirateurs et ses contradicteurs pour l’approuver ou pour la contredire, et développée par des fadas qui croient que la Terre est plate et que l’Antarctique est peuplée par des sauriens en provenance de Titania. Oui, le récit de l’Atlantide a été adapté par Platon dans le sens de ses thèses politiques. Et oui, on trouve dans ce récit des détails qui prouvent que Platon s’est inspiré de faits ou d’événements de son temps. Par exemple, la statue chryséléphantine de Poséidon "dont la tête touche presque le plafond" (selon Platon, Critias 116e précité) dans le temple au centre de la capitale atlante n’est qu’une reproduction de la statue chryséléphantine de Zeus dans le temple bien réel d’Olympie, "dont la tête touche presque le plafond" selon Strabon ("On y voit [à Olympie] la statue de Zeus en or martelé offerte jadis par Cypsélos tyran de Corinthe, on y voit aussi l’autre statue de Zeus due au ciseau de l’Athénien Phidias fils de Charmide, en ivoire, si haute que l’artiste semble avoir voulu excéder les dimensions du temple qui la renferme, en effet le dieu représenté assis touche presque le plafond avec sa tête, et on ne peut s’empêcher de penser que s’il se levait il soulèverait le toit de l’édifice", Strabon, Géographie, VIII, 3.30), que Platon a certainement vue de ses yeux lors d’un séjour à Olympie pendant sa période d’exil. La convocation des dieux par Zeus pour punir l’orgueil des Atlantes, par laquelle se termine abruptement Critias, n’est qu’un pastiche de la convocation de Notos, d’Iris et de Poséidon par Zeus pour préparer le déluge de Deucalion (selon Ovide, Métamorphoses I.262-278, inspiré par des textes grecs aujourd’hui disparus), qui lui-même est un pastiche du déluge sémitique d’Atrahasis/Uta-napishti et de Noé naguère, eux-mêmes pastiches du déluge sumérien de Ziusudra jadis (nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent). Les fouilles archéologiques récentes sur le site de l’antique Helikè en Achaïe (38°13'19"N 22°07'54"E), dans la plaine entre le golfe de Crissa/Corinthe et les collines que les chrétiens creuseront pour s’y réfugier, cité prospère grâce notamment à ses teintures (des grandes cuves de teinture y ont été exhumées), montrent qu’elle a été totalement dévastée par un tsunami dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C. : on peut penser que Platon a vu aussi de ses propres yeux les conséquences de ce désastre contemporain lors d’un séjour en Achaïe pendant son exil, et qu’il s’en est inspiré pour écrire la fin de l’Atlantide. On peut imaginer encore que Platon a brodé sur ses lectures d’Hérodote, qui rappelle que le roi minoen crétois Minos dominait de nombreux territoires et remportait beaucoup de victoires militaires (Hérodote, Histoire I.171) et a été capable d’organiser une expédition maritime jusqu’en Sicile (Hérodote, Histoire VII.170), et de Thucydide, qui rappelle que Minos a été le premier roi à imposer ses lois grâce à une flotte, sur la Crète et sur les Cyclades (Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.4), pour donner du volume à son exposé sur l’Atlantide, et renforcer le parallèle entre la thalassocratie minoenne hier et la thalassocratie athénienne aujourd’hui (dans Les lois, Platon brode encore sur le vice des anciens marins minoens et sur la vertu des anciens terriens athéniens : "Minos se servit autrefois de sa puissance maritime pour contraindre les habitants de l’Attique à lui payer un tribut très onéreux. Les Athéniens à cette époque n’avaient pas des navires de guerre comme aujourd’hui, ils ne disposaient pas de bois de construction, ils n’avaient pas les moyens d’équiper une flotte. Ils ne purent pas repousser leurs ennemis en s’improvisant marins comme eux. Ils consentirent donc à perdre régulièrement sept garçons [donnés à Minos pour nourrir le Minotaure] pour se transformer de fantassins en marins, pour s’entraîner à effectuer des débarquements et des raids récurrents en territoire ennemi et à regagner promptement leurs embarcations, en se convainquant que ce n’est pas honteux de ne pas oser affronter l’ennemi par peur de la mort", Platon, Les lois 706a-c). Oui, Platon à travers l’Atlantide marine voulait critiquer les Athéniens de son temps, marins devenus aussi arrogants et fragiles que les Atlantes, tout en magnifiant les Athéniens en leur donnant une Histoire très ancienne et très glorieuse sur le mode : "Redevenez les vertueux terriens que vous fûtes !" (on se souvient que le cœur de la politique des Trente a été l’abolition de la politique marchande matérialiste tournée vers la mer et le retour à une politique productive idéaliste tournée vers la terre, comme le prouve l’un de leurs premiers actes symboliques : le retournement de la tribune de la Pnyx vers la pédie/plaine, antérieurement orientée vers la paralie/côte, selon Plutarque, Vie de Thémistocle 19 ; Platon, auxiliaire des Trente, était un fervent partisan de ce retour à la terre : "On dit que ces hommes [Thémistocle, Cimon et Périclès, qui ont œuvré à l’expansion maritime d’Athènes] ont grandi la cité, mais en réalité leur politique l’a enflée de pus, et on ne s’en rend pas compte. Sans jamais s’interroger sur la pertinence et la justice de leurs décisions, ils ont gorgé la cité de ports, d’arsenaux, de murs, de tributs et autres vanités du même genre. Et quand la crise arrive […], on accuse les hommes présents qui tentent de conseiller la cité, et on vante Thémistocle, Cimon, Périclès, qui sont les vrais responsables des maux !", Platon, Gorgias 518e-519a ; "La proximité de la mer est doux pour une cité, mais à la longue elle devient amère : elle y introduit le commerce, le goût du gain, des marchands de toutes sortes, elle diffuse chez les habitants la duplicité et la fraude, elle bannit la bonne foi et la cordialité des rapports entre eux et avec les étrangers. Nous avons une alternative contre cet inconvénient : la bonté de notre sol, qui produit toutes choses [c’est un Athénien anonyme qui parle, clone de Platon]. Et comme notre territoire [l’Attique] est inégal, il ne peut pas produire en permanence et en abondance, il empêche ainsi notre cité [Athènes] d’exporter des produits excédentaires qui la rempliraient d’or et d’argent, mal fatal à la générosité et la droiture, comme je l’ai dit précédemment", Platon, Les lois 705a-b). Mais non, son récit ne repose pas sur rien, son récit s’appuie sur un substrat historique. L’empire des Atlantes était en mer Méditerranée, autour de la Crète et des Cyclades, à l’ère minoenne : Platon l’a déplacé dans l’océan Atlantique (en réinventant au passage la généalogie d’Atlas, fils d’Ouranos selon Sanchoniathon/Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10, ou fils de Japet selon Hésiode, Théogonie 507-509, et selon pseudo-Apollodore, Bibliothèque, I, 2.3, devenu fils de Poséidon chez Platon, Critias 114a précité) simplement parce que l’océan Atlantique, contrairement à la mer Méditerranée, était encore un espace inexploré et mystérieux pour les Athéniens à l’époque où il a écrit Timée et Critias, et que cela lui a permis de surenchérir sur la superficie de l’île Atlantide ("grande comme la Libye et l’Asie réunies"), sur la puissance économique et militaire des Atlantes, sur la profusion et la diversité de leurs richesses, sur la grandeur de la victoire finale des Athéniens, sans craindre que son lecteur athénien lui reproche : "Platon, tu racontes n’importe quoi !". Et si Athènes dans Timée et Critias n’a ni marine ni agora ni architecture, ce n’est pas seulement parce que Platon voulait l’identifier à la cité de Sparte du Vème siècle av. J.-C., c’est aussi et surtout parce qu’Athènes à l’ère minoenne n’avait effectivement ni marine (selon Platon, Les lois 706a-c précité) ni agora ni architecture, Athènes n’était alors qu’un mélange de populations très diverses, sa cohésion sociale et ses réalisations étaient très embryonnaires, beaucoup moins développées que celle des Minoens en Crète et à Santorin. Outre que les Atlantes sacrifient rituellement des taureaux (selon Platon, Critias 119e-120a précité) comme les Minoens (pratique bien attestée par exemple sur le célèbre sarcophage d’Aghia Triada), qu’ils extraient et façonnent le métal, notamment le cuivre (plus exactement le "cuivre des montagnes/orichalque", selon Platon, Critias 114e ; Platon, Critias 116a dit incidemment que les pierres de l’Atlantide sont blanches, noires et rouges, ces couleurs renvoient au noir de la lave refroidie, au blanc des pierres ponces, au rouge du magma, par ailleurs les sources froides et chaudes sur l’île de l’Atlantide signalées par Platon, Critias 113e, coulent souvent côte-à-côte sur les lieux volcaniques, on en voit aujourd’hui encore dans l’archipel de Santorin), comme les Minoens "dactyles" installés sur les flancs du mont Ida en Crète que nous avons mentionnés dans notre paragraphe précédent, leurs dirigeants sont dix magistrats apparentés (ils descendent du couple fondateur Poséidon-Clito, selon Platon, Critias 113e-114d ; le lien familial entre les dix rois atlantes est rappelé indirectement lors des cérémonies annuelles dans le temple dédié à Poséidon et Clio [Platon, Critias 114c], et quand l’un des dix rois doit passer en jugement après avoir commis une mauvaise action [il ne peut pas être condamné si une majorité de ses confrères l’absout, selon Platon, Critias 120d]) comme les dix "kosmes/kÒsmoj" ("qui met en ordre, régule, organise") toujours à la tête de la Crète à l’époque de Platon et d’Aristote, et jusqu’à l’époque de Strabon au début de l’ère impériale romaine, héritiers des dirigeants crétois de l’ère minoenne ("Les magistrats appelés ‟kosmes” par les Crétois jouissent de la même autorité que les éphores [à Sparte], sauf que les éphores sont cinq tandis que les kosmes sont dix. La Gérousie en Crète est exactement similaire à celle de Sparte. A l’origine, les Crétois avaient aussi un gouvernement royal [comme à Sparte], qu’ils renversèrent plus tard, aujourd’hui le commandement des armées dépend des kosmes", Aristote, Politique 1272a ; "On élit dix archontes [en Crète], qui, sur les sujets importants, suivent les conseils de la Gérousie, assemblée d’anciens kosmes ayant prouvé leur probité", Strabon, Géographie, X, 4.22). Notons aussi les bizarreries du récit de Platon, qui s’efforce de distinguer Atlantes et Minoens sans y parvenir : Platon dit que les Atlantes envahissent les rives de la mer Méditerranée d’ouest en est, depuis l’océan Atlantique vers l’Europe et l’Asie, mais il ne nomme ni ne décrit aucun territoire entre deux, il désigne seulement Athènes et l’Egypte équidistants de la Crète minoenne (des linguistes rappellent la proximité phonique et graphique en grec entre "grand/me…zwn" et "entre/mšson", l’utilisation du premier terme en Timée 24e précité découle peut-être d’une coquille de la part de Platon ou d’un de ses copistes, dans cette hypothèse le texte correct dit que l’île d’Atlantide était "entre/mšson la Libye et l’Asie" [et non pas "grande/me…zwn comme la Libye et l’Asie"], ce qui correspond à la situation de Santorin dont les habitants commercent à la fois avec l’Egypte au sud et avec l’Anatolie au nord), par ailleurs Platon dit que les Atlantes sont vaincus par les Athéniens non pas dans l’océan Atlantique mais près d’Athènes puisque tous les autres peuples grecs ont été vaincus militairement par les Atlantes, ce qui signifie que les larges territoires entre l’océan Atlantique et l’Attique sont toujours aux mains des Atlantes, ou qu’ils se libèrent d’un coup on-ne-sait-comment sans laisser la moindre trace aux archéologues, hypothèses invraisemblables qui peuvent être facilement substituées à une autre hypothèse beaucoup plus crédible, celle qui suppose que le cœur de la thalassocratie atlante se situe non pas dans l’océan Atlantique mais en mer Egée, entre la Crète et Santorin, précisément la région d’où les Minoens partaient jadis coloniser les côtes européennes et asiatiques. Bref, rejeter l’Atlantide de Timée et Critias comme une fraude littéraire sous prétexte que son contenu ne colle pas exactement avec l’archéologie, équivaut à rejeter le Tanakh comme une fraude littéraire sous prétexte que la ziggourat de Babylone ne colle pas exactement avec la tour de Babel, ou à rejeter l’épopée d’Alexandre sous prétexte que Persépolis ne colle pas exactement avec les tours gothiques dont les enlumineurs médiévaux l’affublaient. Victor Hugo dans Hernani ne raconte pas l’époque de l’Empire de Charles Quint, mais l’époque de la monarchie de Charles X de 1830 à travers l’époque de l’Empire de Charles Quint, pour éviter la censure : de même Platon dans Timée et Critias ne raconte pas l’époque des Minoens/Atlantes, mais l’époque de la démocratie pourrissante d’Athènes de la fin du Vème siècle av. J.-C. à travers l’époque des Minoens/Atlantes, pour éviter la censure, cela ne doit pas conduire à penser que l’Empire de Charles Quint n’a jamais existé et que le contenu d’Hernani est systématiquement faux, ni que les Minoens/Atlantes n’ont jamais existé et que le contenu de Timée et Critias est aussi systématiquement faux. La malhonnêteté de Pierre Vidal-Naquet, comme tous les structuralistes de sa génération, idéologues derrière leur apparence de scientifiques, obsédés égalitaristes derrière leur masque d’historiens sérieux, souvent censeurs coupant court à tout débat contradictoire en jetant dans la même charrette les amoureux du bon vin et les vils ivrognes, est d’autant moins excusable que les auteurs antiques étaient beaucoup plus mesurés et critiques qu’il ne le suggère sur le sujet, bien conscients que l’Atlantide dans Timée et Critias est à la fois une spéculation de Platon et l’artefact d’un événement historique bien réel, comme le philosophe Posidonios à l’ère hellénistique, comme le géographe Strabon au début de l’ère impériale romaine ("J’approuve ce que [Posidonios] dit sur les soulèvements et les affaissements du sol, et plus généralement sur tous les changements provoqués par les séismes et autres phénomènes analogues que j’ai énumérés plus haut. Je l’approuve aussi quand, pour appuyer ses thèses, il mentionne l’Atlantide de Platon, en disant que ce qu’on raconte sur cette île n’est peut-être pas une pure fiction, les prêtres égyptiens interrogés par Solon ayant assuré qu’une île de ce nom exista jadis et qu’elle disparut alors qu’elle était aussi étendue qu’un continent", Strabon, Géographie, II, 3.6), et d’autant moins excusable qu’en 2005, à l’époque de la publication de son essai L’Atlantide, petite histoire d’un mythe platonicien, les indices géologiques, vulcanologiques, climatologiques, archéologiques et sociologiques d’une relation entre l’Atlantide et l’éruption de Santorin étaient déjà suffisamment nombreux et conséquents pour cesser de considérer l’Atlantide comme un mythe sans fondement historique.


En 1864, le vulgarisateur scientifique français Louis Figuier publie le livre II (La terre et les mers) de son monumental Tableau de la nature (qualifié d’"ouvrage illustré destiné à la jeunesse"). Dans le paragraphe 4 (Températures du globe) alinéa 8 (Les volcans), il y mentionne incidemment l’archipel de Santorin - qu’il appelle "Santaura" - en disant simplement que c’est un groupe de petites îles en constante évolution à cause de son volcan ("Iles de la Grèce : ces îles sont les seules en Europe qu’on puisse classer avec certitude dans les chaînes volcaniques. L’île de Santaura [Santorin] est la plus remarquable, parce que l’action volcanique n’y subit aucune interruption. En l’an 480 de notre ère, son cratère apparut et produisit l’île d’Hierara. En 1427 cette île s’accrut considérablement. Le Petit Kaméni se forme en 1573 au milieu du cratère, sa production fut accompagnée d’une grande éruption de vapeurs et de pierres ponces. De 1707 à 1709 apparut la Nouvelle Kaméni, qui dégage constamment des vapeurs sulfureuses. Le phénomène volcanique est permanent dans ce groupe, et peut-être une île nouvelle apparaîtra-t-elle bientôt", Louis Figuier, Tableau de la nature, II, 4.8, édition de 1864 ; cette description approximative prouve que Louis Figuier ne s’est pas rendu sur place avant de rédiger son article : "Hiera", et non pas "Hierara" comme il dit, est l’ancien nom de Palea Kaméni qu’il rebaptise "Petit Kaméni" et qui a émergé à l’ère hellénistique et non pas en 480 comme il le prétend, Nea Kaméni qu’il rebaptise "Nouvelle Kaméni" en franco-grec est apparue quant à elle au début de l’ère impériale romaine et s’est modelée et remodelée au fil des siècles jusqu’à aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin). Louis Figuier est également le fondateur de la revue L’année scientifique et industrielle. En 1867, dans le numéro 11 de cette revue, pages 213-236, il publie un article L’éruption volcanique de l’île de Santorin en 1866, où il rapporte très longuement les observations des marins téméraires qui se sont approchés du volcan réveillé l’année précédente au centre de l’archipel, il donne un bref historique de ce volcan depuis Pline l’Ancien, sans le relier au récit de l’Atlantide. Vers 1870, le minéralogiste Claude-Henri Gorceix et l’archéologue Henri Mamet, pionniers de l’Ecole française d’Athènes, découvrent le site d’Akrotiri, ancien port de la côte sud de Santorin, Gorceix établit l’ancienneté du site… mais ses recherches ne trouvent aucun écho car les musées de son temps ne possèdent aucun artefact comparatif aussi ancien. Louis Figuier a-t-il connaissance des investigations de Gorceix et Mamet ? On l’ignore. En tous cas, en 1872 il amplifie considérablement la quatrième édition de son Tableau de la nature : dans l’alinéa consacré à Santorin, il intègre son article de 1867 et une lecture parallèle de Timée de Platon, et conclut que l’île Atlantide est bien historique et que ses vestiges doivent être cherchés non pas dans l’océan Atlantique - l’Atlantide n’a aucun rapport avec la chaîne de l’Atlas au Maghreb et encore moins avec le continent américain, comme l’affirment d’autres auteurs des XVIIIème et XIXème siècles - mais en mer Méditerranée. Toutefois il n’identifie pas l’île Atlantide à l’île Santorin, il suppose que la première était un volcan actif ayant disparu sous les flots on-ne-sait-où en mer Egée, à l’instar des terres de la seconde qui émergent et s’immergent au gré des sursauts volcaniques au cours des siècles ("C’est précisément ce passage du Timée qui dit expressément que ‟l’Atlantide a disparu sous les eaux” qui nous porte à croire que cette île a bien réellement existé, et qu’elle a existé non pas au-delà des Colonnes d’Héraclès [le détroit de Gibraltar] comme le porte le texte du Timée mais, selon nous, dans l’archipel grec, dans cet archipel que fréquentaient les habitants de l’Egypte comme ceux de l’Ionie et de la Grèce. Une tradition aussi vivace que celle de Platon nous a conservée, et qui remonte à la plus haute Antiquité, suppose un fait matériel, un événement certain, ayant laissé des traces impérissables dans le souvenir des générations qui se sont succédées dans les mêmes lieux. Nous pensons que cet événement, qui aurait vivement frappé les esprits et se serait transmis d’âge en âge, c’est une éruption volcanique qui aurait subitement englouti sous les eaux une île de l’archipel grec. En d’autres termes, nous croyons que les bouleversements dont l’archipel grec a été le théâtre de nos jours [allusion à l’éruption de Santorin en 1866] et plusieurs siècles avant nous, s’étaient déjà produits dans des circonstances tout à fait analogues en des temps reculés, avant Homère, c’est-à-dire dans les temps antéhistoriques. Le récit de Platon s’expliquerait donc très naturellement par notre hypothèse, sans aller compliquer le sujet de cette lointaine Amérique que l’on a eu le tort d’introduire dans la question. Sans doute ce que nous émettons ici n’est qu’une conjecture. Mais cette conjecture s’appuie sur des considérations historiques et sur des données scientifiques assez sérieuses pour que nous osions la soumettre avec confiance à l’examen des érudits et au jugement des naturalistes", Louis Figuier, Tableau de la nature, II, 4.8, édition de 1872). Vers 1900, l’archéologue anglais Arthur John Evans commence à fouiller le site de Cnossos en Crète, et révèle l’ère minoenne antérieure à l’ère mycénienne. Il invente un système de datation relative permettant des correspondances entre les découvertes à Chypre, dans les îles égéennes, en Grèce continentale, et ses propres découvertes en Crète. Selon ce calendrier relatif, l’ère minoenne se situe approximativement entre -2000 et -1600, avec une période floue de quelques siècles avant et après. Dans un bref article anonyme intitulé Le monde perdu publié par le journal The Times du 12 février 1909, puis dans un article plus étoffé signé du nom de son auteur et intitulé Le Critias et la Crète minoenne publié en 1913 dans le numéro 33 du Journal des études helléniques, pages 189-206, l’archéologue anglais Kingdon Tregosse Frost établit un lien entre les fouilles d’Evans en Crète et l’Atlantide, il compare de façon pertinente la description de Platon et quelques particularités de la Crète minoenne (le culte du taureau, le travail du métal, le goût pour l’architecture monumentale), mais il pense que Platon a utilisé ces vestiges crétois pour inventer l’Atlantide, il ne relie pas l’Atlantide à l’Histoire, et il ne rapproche pas la fin dramatique de l’Atlantide aux éruptions de Santorin comme Louis Figuier. Dans son article La destruction volcanique de la Crète minoenne publié en 1939 dans le numéro 13 de la revue Antiquity de l’université de Cambridge en Angleterre, l’archéologue grec Spyridon Marinatos est le premier à intégrer l’Atlantide à l’Histoire, en mélangeant les conclusions de Figuier et de Frost : il suppose que les Minoens découverts par Evans, alias les Atlantes de Platon, ont été anéantis par une éruption cataclysmique du volcan de Santorin. Son article n’est remarqué par personne : nous sommes en 1939, c’est le début de la deuxième Guerre Mondiale, et le temps n’est pas aux hypothèses archéologiques… Angelos George Galanopoulos, directeur de Institut sismologique d’Athènes, dans son article Sur la localisation et la taille de l’Atlantide publié en 1960 dans le numéro 35 de la revue Actes de l’Académie d’Athènes/Praktik£ thj Akadhm…a Aqhnèn, puis dans le livre L’Atlantide, la vérité sous la légende coécrit avec le vulgarisateur archéologue anglais Edward Bacon en 1969, développe une thèse astucieuse : il rappelle qu’en hiéroglyphes égyptiens, le nombre 100 est signifié par une corde enroulée, et que le nombre 1000 est signifié par une fleur de lotus graphiquement proche, les prêtres de Saïs ou Solon ou Platon ont pu confondre "9000 ans" et "900 ans" en consultant les archives, dans ce cas la disparition de l’Atlantide ne date pas de "9000 ans" avant Solon au VIème siècle av. J.-C., comme indiqué dans Timée et Critias, mais de "900 ans", soit au XVème siècle av. J.-C. en comptant de façon inclusive, ou au XVIème siècle av. J.-C. en comptant de façon exclusive. Pour notre part, nous pensons que ni les prêtres de Saïs ni Solon ni Platon n’ont eu besoin d’une confusion de lecture pour gonfler les nombres et flatter leur auditoire, la thèse de Galanopoulos a néanmoins le mérite de replacer la fin des Atlantes dans une chronologie crédible et analysable par les archéologues et les historiens, pour la contester ou la renforcer. Remarquons dès maintenant que Platon (Critias 110a) nomme les rois athéniens ayant combattu contre les Atlantes : Cécrops, Erechthée, Erichthonios, or, nous verrons cela dans notre prochain paragraphe, ces noms correspondent à des rois ayant régné effectivement sur Athènes aux XVIème et XVème siècles av. J.-C., ce qui raccorde avec l’hypothèse de Galanopoulos. Remarquons également que Platon (Critias 119b) évalue la flotte des Atlantes à mille deux cents navires : si les prêtres de Saïs ou Solon ou Platon ont encore confondu cordes enroulées et fleurs de lotus, toujours selon l’hypothèse de Galanopoulos, ils ont lu "1200" au lieu de "120", autrement dit la flotte des Atlantes comptait cent vingt navires, et non pas mille deux cents, ce qui correspond aux capacités maximales de construction navale à l’ère minoenne selon les estimations déduites des vestiges portuaires des Minoens par les archéologues, et représente une puissance maritime gigantesque par rapport aux autres peuples contemporains (lors de la bataille de Salamine en -480, les Athéniens n’auront pas beaucoup plus de trières, cent vingt-sept selon Hérodote, Histoire VIII.1, or ils seront considérés comme la première puissance navale de la Grèce !). A partir de 1967, Spyridon Marinatos entame des fouilles systématiques à Akrotiri. Il met à jour une cité aux rues tortueuses similaires à celles minoennes de Gournia, de Palaikastro, de Mochlos dont nous avons parlé dans notre paragraphe précédent, le système d’égouts est aussi sophistiqué qu’à Cnossos (la maison Ouest à Akrotiri dispose de toilettes au premier étage, reliées à des canaux d’évacuation identiques à ceux de la salle dite "des bains de la reine" à Cnossos), les fresques recourent aux mêmes techniques, présentent le même style et abordent les mêmes thèmes que celles de Cnossos (des processions, des paysages avec des animaux en liberté, des femmes portant les mêmes robes), les céramiques les plus récentes datent du Minoen récent Ia selon le calendrier relatif d’Evans, soit le XVIème siècle av. J.-C. La cité tout entière, tournée vers la Crète au sud, en bordure de quelques collines à l’ouest, peut-être figurée sur la fresque de la pièce 5 de la maison Ouest où elle est entourée d’une rivière coulant depuis trois collines, est ensevelie sous six à sept mètres de cendres. Ces exhumations spectaculaires constituent pour Marinatos un début de confirmation de sa thèse de 1939 associant la fin cataclysmique des Minoens répartis entre la Crète et Santorin à la fin cataclysmique des Atlantes chez Platon. Malheureusement Marinatos ne cache pas sa sympathie pour le régime des colonels, sa mort accidentelle en 1974 sur le chantier d’Akrotiri ne provoque aucune émotion. Son successeur l’archéologue grec Christos Doumas choisit d’estomper le souvenir ambigu de Marinatos et ses hypothèses atlantides, et d’apaiser les discussions vers une analyse strictement factuelle de l’urbanisme et des mœurs des anciens habitants d’Akrotiri à partir des structures, du mobilier et des fresques mis à jour. Deux énigmes continuent d’alimenter les discutions entre spécialistes en l’an 2000. Primo, aucun corps n’a été retrouvé sur site : où sont donc passés les habitants d’Akrotiri ? Secundo, les artefacts les plus récents retrouvés sur place datent au plus tard de la seconde moitié du XVIème siècle av. J.-C., or ceux retrouvés par Evans en Crète datent au plus tard du milieu du XVème siècle av. J.-C., des Minoens ont donc survécu au cataclysme volcanique du Minoen récent Ia ayant ruiné Akrotiri : comment ont-ils survécu ? Sur la première énigme, on a longtemps pensé que les habitants ont été alerté par des signes annonciateurs de l’éruption et se sont échappés à temps. D’après les maisons fouillées jusqu’à aujourd’hui, on estime la population d’Akrotiri à au moins deux mille trois cents habitants. Ces derniers étaient bien conscients de vivre sur une terre dangereuse : ils utilisaient la chaleur du sous-sol volcanique pour chauffer leur eau et leurs demeures en hiver, et leurs murs comportaient des orifices par où les archéologues supposent qu’on introduisait des poutres en bois pour absorber l’énergie des séismes, autrement dit les habitants d’Akrotiri étaient familiers des phénomènes volcaniques et sismiques de leur île et ont adapté leur quotidien et leurs bâtisses en conséquence. Devant les maisons, Marinatos puis Doumas ont découvert des amas bien distincts, matériaux de construction d’un côté, gravas de l’autre côté, suggérant un premier séisme ayant détruit une partie des constructions, un tri entre les éléments réutilisables et les éléments irrécupérables, et un abandon des amas en l’état après un second séisme. Deux lits aussi ont été découverts dans la rue, on déduit qu’ils ne servaient pas au repos mais au transport des matériaux, ou au transport des morts et des blessés suite à un premier séisme, ou ils constituaient des biens de valeur stockés avec d’autres mobiliers en attente de transfert vers la Crète ou ailleurs, dans un contexte de départ précipité. La population a-t-elle déserté la ville en masse et les dépouilles des victimes attendent-elles d’être exhumées dans un quartier encore inexploré - les sondages indiquent que seulement un quart de l’antique Akrotiri a été fouillé, les trois quarts dorment toujours sous leurs mètres de cendres -, ou en un lieu plus proche de la mer où elles auraient été piégées, comme les habitants de Pompéi en 79 ont fui leur ville vers Herculanum où ils ont été piégés par les coulées de lave du Vésuve ? Les sursauts du volcan de la Soufrière sur l’île de Montserrat dans les Antilles anglaises en 1995-1997 ont réorienté les débats. A l’occasion de cet événement, qui a détruit toute la partie sud de l’île de Montserrat - dont la capitale Plymouth - lors de l’éruption finale en juin 1997, les observateurs ont vu que les coulées pyroclastiques ayant dévalé les terres à sept cent vingt kilomètres à l’heure étaient trop chaudes pour s’enfoncer dans l’océan sitôt la côte atteinte : elles ont glissé sur la surface de l’eau, sur le coussin de vapeur provoqué par la différence de température entre leur propre chaleur et l’océan plus froid. Autrement dit, si les habitants de Montserrat n’avaient pas prudemment évacué l’île avant ces coulées pyroclastiques, s’ils s’étaient enfuis précipitamment dans des barques improvisées, ils auraient dû ramer à plus de sept cent vingt kilomètres à l’heure pour ne pas être rattrapés par ces dernières et finir grillés sur place. Les habitants de l’antique Akrotiri n’ont peut-être pas été aussi prudents : peut-être que certains ont cru pouvoir reconstruire leurs maisons détruites après un premier séisme et rester habiter sur place, peut-être que d’autres ont cru avoir le temps d’amasser leurs biens pour les transférer vers la Crète, ceux-ci et ceux-là ont été surpris par la brusque éruption finale du Santorin, ils se sont enfuis précipitamment dans des barques improvisées, mais, ne pouvant pas ramer à sept cent vingt kilomètres à l’heure, ils ont été rattrapés par les coulées pyroclastiques et rôtis sur place, immédiatement transformés en cendres, leurs poussières sont tombées au fond la mer avec les morceaux de lave solidifiés peu à peu par la froideur relative de l’eau. Selon cette hypothèse, aucun archéologue ne retrouvera jamais les dépouilles des habitants d’Akrotiri, car elles ne sont pas à l’état solide dans un quartier encore inexploré d’Akrotiri ni dans un site alentour, mais au fond de la mer à l’état de poussières. La seconde énigme quant à elle, le hiatus entre l’éruption de Santorin au XVIème siècle av. J.-C. et la survie des Minoens au XVème siècle av. J.-C., dépend du scénario de l’éruption. Or sur ce sujet, disons-le franchement, les certitudes restent peu nombreuses et, sans remettre en cause le déroulé général, ne permettent pas de reconstituer le déroulé détaillé.


Les physiciens en l’an 2000 connaissent quatre états de la matière : plasma, gazeux, liquide, solide. Ces quatre états sont liés à la température environnante. Plus l’environnement est chaud, plus la matière est instable. Plus l’environnement est froid, plus la matière est figée et solide. La chaleur influe par ailleurs sur l’espace : un élément chaud tend vers l’extérieur, un élément froid se réduit sur lui-même. L’exemple le plus célèbre est celui de l’eau : dans un endroit chaud l’eau s’évapore dans toute la pièce (elle explose la marmite si on veut l’y contraindre), dans un endroit tempéré l’eau se liquéfie dans la casserole, dans un endroit froid l’eau devient un petit glaçon. La planète Terre obéit à la même loi. Elle se trouve dans un espace très froid, à peine réchauffé par la proximité du Soleil, soit quelques degrés au-dessus du zéro absolu (0K, c’est-à-dire -273° C). La surface de la planète est préservée un peu de ce froid par une mince couche atmosphérique d’une centaine de kilomètres d’épaisseur, elle est constituée d’une croute froide de quelques dizaines de kilomètres de profondeur appelée "lithosphère/liqÒsfaira" par les géologues (littéralement la "sphère/sfa‹ra de pierre/l…qoj"), sur laquelle nous vivons. Cette croute est une mosaïque de plaques dites "tectoniques/tektonikÒj" ("qui charpente, construit, structure/tšktwn"), solides en elles-mêmes car formées de roches froides très dures, mais mouvantes les unes par rapport aux autres car posées sur une couche inférieure appelée "asthénosphère/asqenÒspaira" par les géologues (littéralement la "sphère/sfa‹ra faible/¢sqhn»j") plus chaude donc plus instable. On ignore la profondeur de l’asthénosphère, et ce qui existe sous l’asthénosphère, on suppose que la matière y est encore plus chaude, de plus en plus liquide puis gazeuse à mesure qu’on s’approche du cœur de la planète. Nous n’aborderons pas ce domaine pour ne pas nous écarter de notre sujet. Restons dans l’asthénosphère, constituée de roches ductiles, autrement dit qui se déforment sous l’effet de la chaleur environnante, contrairement aux roches de la lithosphère qui conservent leur minéralité en raison du froid à la surface de la planète. La chaleur dans l’asthénosphère est parfois telle que les roches fondent et se transforment en une matière plus ou moins liquide, appelée "magma/m£gma" par les géologues ("pâte" en grec, dérivé du verbe "pétrir/m£ssw"). La chaleur du magma, comme n’importe quelle matière chaude, comme l’eau sous forme de vapeur, le pousse à sortir de son environnement, à aller vers l’extérieur. Le magma se faufile entre les roches ductiles de l’asthénosphère, puis il s’insinue dans les interstices de la lithosphère. Les jointures entre les plaques tectoniques, moins épaisses et plus friables que les plaques elles-mêmes, sont la principale cible du magma en ascension. Deux scénarios sont possibles. Premier scénario : le magma ne s’alimente pas suffisamment, dans ce cas il se refroidit au cours de son ascension, à mesure qu’il approche de la surface de la planète, il se fige, se solidifie, se minéralise, et renforce la croute lithosphérique. Second scénario : le magma s’alimente de nouvelles matières liquéfiées en provenance de l’asthénosphère, dans ce cas il ne se refroidit pas, et il peine à trouver des nouveaux interstices vers la surface, dans la lithosphère de plus en plus solide, il réussit à fondre des roches, créant un espace vide où il s’accumule, que les géologues appellent "chambre magmatique". A partir du second scénario, on entre dans le monde des vulcanologues, qui avancent trois nouveaux scénarios liés au mouvement des plaques tectoniques. Dans le cas de deux plaques qui s’éloignent l’une de l’autre, la jointure entre les deux plaques s’élargit, sa finesse fragilise la croute lithosphérique, le magma peut alors percer ici et là et s’écouler lentement à la surface, et se refroidir au fil du temps en comblant la jointure. Les vulcanologues emploient le mot "lave", du latin "labes/éboulis, souillure", pour désigner le magma à l’état intermédiaire qui s’écoule de ces failles, visqueux sans être liquide, épais sans être solide. Dans cette catégorie on peut mentionner par exemple, en Islande, dans la jointure des plaques eurasienne et nord-américaine qui s’écartent, le complexe des Lakagígar ou le complexe du Krafla, qui comportent des dizaines de failles par où s’écoulent régulièrement une lave pesante (aux vapeurs parfois fatales pour le climat planétaire, comme celles des Lakagígar en 1783-1784 sur lesquelles nous nous attarderons plus loin). Dans le cas de deux plaques qui avancent l’une vers l’autre, deux possibilités. Première possibilité : le magma s’infiltre dans les fissures de la jointure, il contribue ainsi à modeler celle-ci en poussant sous les bords de la plaque supérieure, en créant des petits dômes par lesquels, après les avoir percés, il jaillit de façon plus ou moins violente. Comme les plaques bougent en permanence, les dômes se déplacent en se refermant, le magma crée d’autres petits dômes voisins qu’il perce à leur tour, la jointure présente ainsi un chapelet de petits dômes dont les plus anciens inactifs s’affaissent et les plus jeunes actifs grandissent, comme par exemple, dans la jointure des plaques caraïbe et sud-américaine (la seconde glisse sous la première), le chapelet des Petites Antilles entre l’île anglaise d’Anguilla au nord et l’île de Grenade au sud. Seconde possibilité : le magma ne parvient pas à s’infiltrer dans les fissures de la jointure, il s’égare dans les parties solides de la plaque lithosphérique, loin de la jointure, il butte sur la croute minérale qui résiste, il crée un dôme monstrueux sous lequel la chambre magmatique se gonfle excessivement, qu’il finit par percer brusquement, alors le magma jaillit violemment par le trou, la chambre magmatique se vide rapidement, une grande partie du magma expulsé se solidifie presque instantanément au contact de l’air froid atmosphérique, sans avoir le temps de se réduire, il se transforme en pierres très légères ou "ponces" (dérivé du latin "spuma/mousse") car pleines de petites alvéoles correspondant aux anciennes bulles de gaz, qui retombent sur place, sur le dôme, la chambre magmatique quant à elle se refroidit aussi rapidement car elle est en contact avec l’air passant par le trou, le magma qui continue de monter depuis l’asthénosphère se refroidit en elle, obstrue les canaux qui y mènent. On devine la suite : le dôme est alourdi par toutes les matières retombées sur lui, or il ne repose sur rien puisque sous lui la chambre magmatique s’est vidée et n’est plus alimentée, en conséquence le dôme s’effondre dans la chambre magmatique vide avec toutes les matières solides, qui se tassent au fil du temps en renforçant la croute lithosphérique. Petits dômes et grands dômes sont appelés "volcans" par les vulcanologues, qui en tirent leur nom, par allusion à "Vulcain" le dieu romain du feu et des forgerons, équivalent d’Héphaistos chez les Grecs. En-dehors de ces quelques points essentiels, les vulcanologues ne sont pas d’accord entre eux sur les conditions d’apparition des volcans ni sur la durée de leur activité. Ils sont cependant unanimes pour ranger le volcan de Santorin dans la dernière catégorie. La jointure entre la plaque de la mer Egée et la plaque africaine (la seconde glisse sous la première) se situe au large de la côte sud de l’île de Crête, soit environ deux cents kilomètres au sud de Santorin. Le volcan de Santorin n’est pas situé dans une jointure et ne fait pas partie d’un chapelet volcanique comme les Petites Antilles, il est le résultat d’une accumulation de matières dans une chambre magmatique monstrueuse ayant poussé une portion de croute lithosphérique très solide, et quand cette croute a été percée au XVIème siècle av. J.-C. la violence de l’explosion volcanique a été proportionnelle à la pression monstrueuse de cette chambre et à la grande quantité des matières qui y étaient accumulées.


Le nom "Santorin" est une corruption de "Sainte Irène", chrétienne de Thessalonique condamnée à être brûlée vive lors du règne de Dioclétien au IVème siècle, on ignore quand et pourquoi ce nom a été utilisé pour désigner les terres autour du volcan, on sait seulement qu’il est employé dans ce but depuis la fin du Moyen Age. "Santorin" renvoie à un archipel de forme ronde, constitué aujourd’hui de cinq îles. L’émergence de ces îles est toujours sujette à controverses. La plus grande île, qui a une forme de croissant, la plus connue des touristes, est "Théra/Q»ra" à l’est. Elle doit son nom à la cité homonyme sur la côte orientale (36°21'49"N 25°28'41"E), fondée à l’ère des Ages Obscurs par le Thébain Théras descendant d’Œdipe, accompagné de colons minyens, mais on suppose que Théras s’y est installé après avoir appris qu’elle avait été habitée bien avant lui par ses anciens cousins sémitiques minoens, qui s’en servaient comme tête-de-pont pour dominer la mer Egée. Ensuite vient l’île de "Thérasia/Qhrasía" (étymologie inconnue) au nord-ouest, qui compte un seul village (Manolas) relié à un port (Korfos). Selon une incidence de Pline l’Ancien (Histoire naturelle, IV, 23.4), l’île de Thérasia était jadis l’extrémité nord-ouest de l’île de Théra, elle est devenue une île à l’ère hellénistique par "arrachement" ("avolsa", dérivé du verbe latin "avello/arracher, détacher, enlever") de la portion de terre qui la reliait à Théra à hauteur de l’actuelle ville d’Oia (on note qu’au IIème siècle, Claude Ptolémée, Géographie, III, 15.28, mentionne "l’île de Thérasia et sa cité/Qhrasía nÁsoj kaˆ pÒlij", mais nullement la grande île de Théra : doit-on conclure qu’au IIème siècle les deux îles étaient confondues, ou simplement que Claude Ptolémée ou l’un de ses copistes a commis une coquille en substituant "Thérasia/Qhrasía" à "Théra/Q»ra" ?). A l’ouest se trouve l’île, ou plutôt l’îlot, d’"Aspronisi/AsprÒnhsi", littéralement "l’îlot/nhsíj rude/£sproj" (hellénisation moderne du latin "asper/âpre, rugueux, rude"), aux côtes escarpées, inhabité. Au milieu de ces trois îles périphériques se trouvent deux autres îles centrales, "Palea Kameni/Palai£ Kamšnh" et "Nea Kameni/Nša Kamšnh", littéralement "l’Ancienne Brûlée" et "la Nouvelle Brûlée", dont l’apparition pose question. Selon Strabon, Palea Kameni a émergé dans un spectaculaire bain de vapeurs "à l’époque où les Rhodiens dominaient la région" ("Entre Théra et Thérasia, durant quatre jours, on vit jaillir comme des puissantes flammes de la mer bouillonnante qui, tel un levier, soulevèrent peu à peu hors de l’abîme une île formée de matières brûlantes, d’environ douze stades de circonférence. L’éruption calmée, les Rhodiens, dont la marine dominait alors dans cette région, s’aventurèrent les premiers sur cette nouvelle terre et y bâtirent un temple dédié à Poséidon Asphalien ["Asfaltoj/en asphalte"]", Strabon, Géographie, I, 3.16). Justin, qui évoque aussi cet événement, semble plus précis en le datant précisément en -197, il y voit l’annonce de la fin de l’hégémonie grecque et le début de l’hégémonie romaine ("La même année [que la victoire des Romains à Cynocéphales contre Philippe V roi de Macédoine en -197], entre les îles de Théra et de Thérasia, dans la portion de mer séparant les deux rivages, un séisme se produisit, et les navigateurs étonnés virent soudain sortir une île des eaux fumantes. Le même jour, d’autres secousses ébranlèrent l’Asie. Rhodes et plusieurs autres cités furent partiellement renversées, quelques-unes furent totalement ensevelies. Dans l’effroi qu’inspira ce prodige, les oracles annoncèrent que l’Empire romain naissant engloutirait l’antique puissance de la Macédoine et de la Grèce", Justin, Histoire XXX.4), mais on sait que Justin est très peu scrupuleux sur les dates et les faits en général, son témoignage est fragile. Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée, accole à la deuxième année de la cent quarante-cinquième olympiade, soit -119/-118, le commentaire suivant : "Près de Théra, une île apparaît appelée ‟Hiera”". On apprend par Pline l’Ancien que "Hiera/Ier£", soit "la Sainte", est l’ancien nom de Palea Kaméni. Le même auteur dit que Nea Kaméni, appelée alors "Thia", a émergé à l’époque de sa jeunesse, dans le premier quart du Ier siècle ("D’autres terres naissent d’une manière différente : elles surgissent soudain de la mer, comme si la nature s’imposait des équivalents en restituant ici ce qu’elle engloutit là. Des îles anciennes célèbres sont nées de cette façon, selon la tradition. […] Dans les Cyclades : entre Théra et Thérasia, Hiéra surnommée ‟Automaté” [latinisation personnifiée d’"aÙtÒmath/qui se meut elle-même"] la quatrième année de la cent quarante-cinquième olympiade [en -117/-116], puis Thia à deux stades de la précédente deux cent quarante-sept ans plus tard, à mon époque, sous le consulat de Marcus Junius Silanus [Torquatus] et de Lucius [Norbanus] Balbus [en 19], le 8 des ides de juillet [on remarque que les durées indiquées par Pline l’Ancien sont incohérentes]", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 88-89.1 ; Pline l’Ancien mentionne encore incidemment "Hiéra surnommée ‟Automaté” apparue entre Théra et Thérasia, puis Thia apparue à [son] époque près de Hiéra" au livre IV paragraphe 23 alinéa 4 de son Histoire naturelle). Dion Cassius mentionne aussi la naissance de l’île de Thia/Nea Kaméni, mais un peu plus tard, vers le milieu du Ier siècle ("La même année [que le consulat de l’Empereur Claude et, pour la troisième fois, de Lucius Vitellius, en 47], une nouvelle île sortit des flots près de Théra", Dion Cassius, Histoire romaine LX.29). Pour notre part, nous pensons que Palea Kaméni et Nea Kaméni ne se sont pas formées en un jour. Nea Kaméni surtout, qui sert de bouchon au volcan endormi mais toujours menaçant, avec ses fumées permanentes rappelant qu’une nouvelle éruption est toujours possible, déconseillée aux touristes, a émergé par morceaux. Les historiens montrent que presque chaque siècle a connu un nouveau bouleversement volcanique ayant remodelé Nea Kaméni, les plus récents datent de 1866 (étudié par Louis Figuier dans son article de 1867, et repris dans son Tableau de la nature en 1872), de 1925, de 1939 et de 1950. Ces cinq îles sont les parties émergées de l’antique monstrueux volcan qui s’est effondré sur lui-même au XVIème siècle av. J.-C. après avoir craché toutes les matières qu’il contenait, d’où la forme ronde de l’archipel : Théra à l’est et au sud, Thérasia au nord-ouest, formaient le pourtour de ce volcan, elles étaient ses flancs qui baignaient dans la mer. Le creux au centre de l’archipel correspond à la "caldeira" (du latin "caldaria/chaudron") du volcan, c’est-à-dire la partie centrale où se trouvait le "cratère/kratšr" (littéralement "récipient servant aux mélanges", dérivé du verbe "ker£w/mélanger, mixer") par où s’est vidé la chambre magmatique, qui s’est effondré sur lui-même. Cette grande île volcanique était appelée "Kallisté/Kallísth", soit "la Belle", avant l’éruption du XVIème siècle av. J.-C. qui l’a déchiquetée, selon Strabon ("On sait qu’une majorité des Minyens, conduits par Théras fils d’Autésion, descendant de Polynice, quittèrent le pays pour aller occuper, entre la Cyrénaïque et la Crète, l’île ‟appelée d’abord « Kallisté » qui devint ensuite la célèbre Théra”, pour citer Callimaque", Strabon, Géographie, VIII, 3.19), selon Pausanias ("Théras fils d’Antésion conduisit des Spartiates et des Minyens chassés de Lemnos par les Pélasges vers l’île de Kallisté, qui fut renommée ‟Théra” d’après lui, elle porte toujours ce nom aujourd’hui", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 2.2), et selon une incidence de Pline l’Ancien (Histoire naturelle, IV, 23.4). En été 2006, une mission exploratrice sous-marine coordonnée par l’université de Rhodes et le Centre Hellénique de Recherche Marine (ELKEQE) d’Athènes réalise une cartographie précise du fond de la caldeira. Trois bassins apparaissent nettement. Au nord, entre Théra, Thérasia et Nea Kaméni, le "bassin nord" atteint une profondeur d’environ quatre cents mètres. Au sud, entre Théra et Palea Kaméni, le "bassin sud" atteint une profondeur d’environ deux cents mètres. La profondeur du "bassin d’Aspronisi" à l’est, entre l’îlot d’Aspronisi et Palea Kaméni, atteint une profondeur intermédiaire à environ deux cents mètres. De ces constats, les océanographes déduisent que la chambre magmatique antique se trouvait au nord, le bassin nord s’est créé par l’effondrement des matières accumulés sur cette chambre magmatique vide après l’explosion. Autrement dit le point zéro de l’éruption du XVIème siècle av. J.-C. se trouvait entre l’actuelle ville d’Oia et Nea Kaméni. Cela raccorde avec le fait que l’actuel cratère du Santorin se trouve au nord de Nea Kaméni, juste à côté du bassin nord. La mission de 2006 a découvert aussi qu’entre Thérasia et Théra le fond marin présente une forte pente depuis l’extérieur de l’archipel vers l’intérieur, configuration typique d’un glissement de terrain, similaire à celle qu’on observe après la destruction brusque d’un barrage, avec un dénivelé en forme d’entonnoir en haut, un fin corridor au milieu, et un ruissellement des matières dans toutes les directions en bas. Cela suppose qu’une haute mais étroite bande de terre reliait Théra et Thérasia avant l’éruption, et que, quand le cratère s’est effondré dans la chambre magmatique vide, créant le bassin nord, le socle de cette bande de terre est devenu instable, il s’est effondré à son tour dans le bassin nord, entrainant l’étroite bande de terre qui reposait sur lui, rompant ainsi le lien entre Théra et Thérasia. Cette découverte accrédite le propos de Pline l’Ancien disant que Thérasia s’est formée par "arrachement" de la bande de terre qui la reliait à Théra à l’ère hellénistique. Le même type de fond en pente, de l’extérieur de l’archipel vers l’intérieur, a été observé entre l’îlot d’Aspronisi et Thérasia, orienté vers Palea Kaméni, dans le bassin d’Aspronisi, ce qui suppose également un déséquilibre provoqué après la création du bassin nord, résolu par un effondrement des terres (émergées ou non ?) entre Aspronisi et Thérasia. Suite aux hypothèses et aux découvertes de Marinatos, les historiens ont pensé que Santorin/Kallisté avait jadis la forme d’un volcan plein, et que, juste après l’éruption du XVIème siècle av. J.-C., l’effondrement du dôme sur lui-même a engendré l’archipel que l’on voit aujourd’hui. Mais le vulcanologue anglais Stephen Sparks, dans son article L’éruption minoenne de Santorin publiée en janvier 1976 dans le Journal de la Société géologique de Londres en Angleterre, rejette cette image en constatant que les parois internes de la caldeira montrent le même profil que les versants extérieurs de Théra, les couches de matières sont constituées des mêmes éléments et ont la même épaisseur d’un côté comme de l’autre, autrement dit la caldeira existait déjà avant l’éruption du XVIème siècle av. J.-C. Si on synthétise toutes ces données, Santorin/Kallisté à l’ère minoenne a la forme d’une large île circulaire, renfermant un large bassin accessible par une ouverture au sud-ouest, entre l’actuel îlot d’Aspronisi et la péninsule d’Akrotiri. A l’intérieur de ce bassin se trouve une ou plusieurs îles aménagées de quais et de canaux, lieu de mouillage idéal pour les bateaux minoens puisqu’ils sont protégés des caprices de la mer par la large île circulaire. Cette configuration rappelle fortement celle de l’Atlantide selon Platon, île-forteresse "ceinte de deux anneaux de terre et de trois anneaux d’eau de plus en plus grands" (Platon, Critias 113d précité). Malheureusement pour les habitants, ce bassin est une caldeira, et la ou les îles au centre sont le fragile bouchon d’un volcan. Ils vivent sur une chambre magmatique sous pression, prête à exploser. Au XVIème siècle av. J.-C., le bouchon saute. Le volcan crache toutes les matières contenues dans la chambre magmatique, une partie monte dans la haute atmosphère et se répand lentement et durablement sur toute la surface de la planète, l’autre partie se solidifie rapidement et retombe sur place. La chambre magmatique se vide, et se tarit car elle se refroidit au contact de l’air pénétrant par le cratère. Après un temps indéterminé, la paroi du volcan au-dessus de la chambre magmatique cède sous le poids des matières refroidies qui se sont accumulées sur elle. Cet événement provoque une onde phénoménale à la surface de la mer, un tsunami, qui se propage vers l’ouverture de la caldeira au sud-ouest puis à toute la Méditerranée orientale, fracassant d’abord les côtes voisines de Crète au sud et du Péloponnèse à l’ouest, puis par ricochet les autres côtes de la mer Egée au nord, de l’Anatolie à l’est, de Chypre, du Levant, d’Egypte, correspondant aux séismes suivis d’inondations mentionnés par Platon (Timée 25c-d et Critias 111e-112a précités). Ainsi est créé le bassin nord, par un affaissement brutal du fond marin jusqu’à quatre cents mètres de profondeur, à l’emplacement de l’ancienne chambre magmatique, qui entraine vers les abîmes toutes les terres proches. La ou les îles au milieu de la caldeira disparaissent dans les eaux. La partie sous-marine entre ces anciennes îles centrales et Aspronisi s’affaisse à son tour, créant le bassin d’Aspronisi à l’est, les terres (émergées ou non ?) entre Aspronisi et la large île circulaire s’écroulent également vers le centre de la caldeira, créant le fond en pente observé par la mission de 2006. On ignore si le niveau actuel du bassin sud, profond de deux cents mètres, équivaut à celui du fond général de la caldeira avant l’éruption, ou s’il s’est affaissé également suite à l’éruption, entrainé par l’affaissement du bassin d’Aspronisi voisin. A l’ère hellénistique, la langue de terre constituant le nord de l’île circulaire s’écroule, créant, sous la surface, l’autre fond en pente observé par la mission de 2006, et, sur la surface, l’île de Thérasia à l’ouest par séparation d’avec l’île de Théra à l’est. A l’ère hellénistique encore, des nouvelles infiltrations magmatiques ayant réussi à se faufiler à travers la lithosphère cherchent une nouvelle sortie : la croute sous le bassin nord étant devenue trop solide, ces remontées magmatiques dévient vers le sud, au milieu de la caldeira, où étaient la ou les îles centrales de l’ère minoenne, elles poussent le fond marin au point qu’une nouvelle île, Hiéra/Palea Kaméni, apparaît. Au début de l’ère impériale romaine, la pression magmatique crée une autre île à proximité, Thia/Nea Kaméni. Les éruptions ponctuelles au cours des siècles donnent à l’archipel la topographie qu’on lui connait aujourd’hui. A travers ce résumé, on comprend que, si on peut entrevoir la forme approximative de Santorin/Kallisté à l’ère minoenne, on ne peut pas en dessiner les contours précis car ceux-ci dépendent de la nature de la chambre magmatique. Or en l’an 2000, les vulcanologues sont incapables de calculer le volume de matières expulsées lors d’une éruption volcanique, donc incapables de déterminer le volume de la chambre magmatique où logeaient ces matières avant l’explosion, donc incapables de déduire l’ampleur des modifications géologiques liées à la disparition de cette chambre au volume toujours mystérieux. Par ailleurs, les vulcanologues ne sont pas unanimes pour décrire le processus de refroidissement interne d’une chambre magmatique : les uns pensent que le magma y reste à l’état de magma jusqu’au moment de l’éruption, les autres pensent que le magma se refroidit dès qu’il atteint la chambre magmatique située juste sous la surface, dans ce dernier cas une chambre magmatique renfermerait non pas exclusivement du magma mais une bouillie de vieux magma majoritaire en phase de minéralisation et de jeune magma minoritaire entretenant la tension à l’intérieur de la chambre, ainsi l’ampleur des bouleversements géologiques serait conditionnée autant par le volume des matières expulsées que par leur constitution.


Sur le court terme, l’éruption de Santorin a eu des conséquences catastrophiques. Le médiatique géologue Floyd McCoy, régulièrement sollicité dans les documentaires et les émissions sur l’éruption de Santorin depuis les années 1980, décompose l’événement en quatre temps, d’après les quatre strates qu’il a étudiées dans l’archipel durant plusieurs décennies après son doctorat abordant précisément ce sujet (Sédimentation du Quaternaire tardif en Méditerranée orientale) soutenu en 1974 à l’université Harvard de Cambridge aux Etats-Unis. La première strate, la plus profonde, correspond au début du cataclysme : elle est constituée de plusieurs dizaines de mètres de cendres et de pierres ponces, vestiges des premiers soubresauts du volcan annonciateurs de l’éruption, on en ignore la durée, peut-être étalée sur plusieurs jours ou plusieurs semaines ou plusieurs mois. La deuxième strate correspond au temps de l’éruption, ou juste après : plus fine que la première strate sous elle, cette deuxième strate est constituée de coulées de roches expulsées et rapidement retombées sur place, et de débris de surface bousculés par la violence du phénomène. La troisième strate correspond à l’effondrement de la chambre magmatique : elle est constituée de toutes les matières charriées par la boue formée par la vapeur issue de l’explosion thermique entre le magma encore chaud et l’eau de mer froide. La quatrième strate, constituée de toutes sortes d’objets similaires aux couches inférieures, correspond aux catastrophes consécutives à l’éruption : les violents orages et les pluies diluviennes causés par le nuage volcanique, les séismes successifs causés par les tassements des matières dans la chambre magmatique effondrée, qui se sont étalés sur plusieurs années ou plusieurs décennies. Dans son article L’éruption minoenne de Santorin précité de 1976, Stephen Sparks estime que le nuage volcanique est monté jusqu’à une vingtaine de kilomètres d’altitude. Différentes études pluridisciplinaires depuis la fin des années 1990 menées par le vulcanologue Timothy Druitt pensent que le nuage est monté un peu plus haut et s’est propagé vers le sud-est, en direction de la Crète et de l’Egypte. La vérité est que le nuage s’est répandu bien au-delà de cet axe sud-est. Dans son article Fragments volcaniques de Santorin dans le delta du Nil publié dans le numéro 320 la revue Nature en 1986, le géologue Jean-Daniel Stanley étudie des "téphras/tšfra" ("cendre" en grec) et des "lapillus" ("petite pierre" en latin), particules volcaniques propagées par le vent, retrouvées un peu partout dans le delta du Nil, de même âge et de même composition chimique que les couches volcaniques minoennes de Santorin, preuve que le nuage s’est propagé dans l’intérieur des terres égyptiennes. Les mêmes téphras ont été découverts beaucoup plus au nord, dans des carottes prélevées au fond de la mer Noire, analysées par le géologue François Guichard dans son article Téphras de l’éruption minoenne de Santorin dans les sédiments de la mer Noire publié dans le numéro 363 de la revue Nature en 1993. Le tsunami résultant de l’effondrement de la chambre magmatique a laissé aussi des traces en Méditerranée orientale. Sur les côtes nord de la Crète, d’abord, en face de Santorin. Dans le cadre d’une étude de longue haleine sur le séisme du 9 juillet 1956 dans l’île d’Amorgos ayant généré un tsunami qui a balayé toute la mer Egée, objet de plusieurs articles rédigés entre 1996 et 2003, le géologue Dale Dominey-Howes est amené incidemment à analyser une carotte prélevée dans un marais à proximité du site archéologique minoen de Mallia au nord de la Crète : dans l’une des couches correspondant à la fin de l’ère minoenne, il découvre des fossiles de foraminifères de haute mer, or ces mollusques ont une forme très différente de leurs cousins d’eau douce, ceux-ci et ceux-là vivent dans deux environnements distincts, la présence des foraminifères marins dans le marais de Mallia sous-entend un phénomène de grande ampleur qui les y ont amenés, un déferlement de la mer correspondant au tsunami de Santorin (Dominey-Howes consigne ses résultats en 1997 dans un rapport non publié, Un assemblage foraminifère du marais de Mallia, nord de la Crète, Grèce : rapport bio-stratigraphique de la carotte de tarière 01, mais présentés brièvement dans le documentaire La fin des Minoens de Jessica Cecil en 2001, et repris dans un article synthétique Une ré-analyse de l’éruption et du tsunami de la fin de l’âge du bronze à Santorin en Grèce, et les implications sur les risques volcan-tsunami publié en 2004 dans le numéro 130 du Journal de vulcanologie et de recherche géothermique). L’archéologue Joseph Alexander MacGillivray, ancien responsable des fouilles du site archéologique de Palaikastro/Roussolakkos également au nord de la Crète, enfoui sous une vingtaine de centimètres de cendres, y a découvert les mêmes foraminifères marins, mélangés à des particules de verre volcanique originaire de Santorin, dans une canalisation similaire à celles de Cnossos et d’Akrotiri. Sur le même site, les blocs de calcaire servant de plancher aux maisons, dont certains pèsent plus d’une tonne, ont été retournés et brisés. Tous les murs des maisons ont été ruinés de manière cohérente : les murs perpendiculaires à la côte sont restés debout en partie, ceux parallèles à la côte en revanche ont été totalement fracassés, arrachés, bouleversés, disloqués, dispersés, cette disposition sous-entend une vague énorme à la puissance monstrueuse venue de la côte, qui a tout aplani sur son passage. Les amoncellements de débris, incluant des tessons qui permettent la datation de l’événement à la fin de l’ère minoenne, et des pierres ponces nécessairement en provenance du volcan de Santorin puisque la Crète ne renferme aucun volcan, mis à jour par l’érosion de la mer au cours des siècles, est caractéristique d’un tsunami. Palaikastro/Roussolakkos est situé à trois cents mètres de la côte, et à douze mètres d’altitude, on déduit que la vague du tsunami avait au moins douze mètres de haut et s’est propagée sur au moins trois cents mètres à l’intérieur des terres. Aidé du géologue Hendrik Bruins et de l’ingénieur Costas Synolakis, MacGillivray a prospecté dans les alentours de Palaikastro/Roussolakkos et sur d’autres sites crétois. Sur un chemin à trente-et-un mètres d’altitude, à un kilomètre de la côte en amont de Palaikastro/Roussolakkos, les trois hommes ont exhumé les mêmes débris qu’à val, incluant les mêmes foraminifères marins, cela implique que la vague avait au moins trente-et-un mètres de haut, et qu’elle a continué à se répandre sur au moins un kilomètre à l’intérieur des terres après avoir englouti Palaikastro/Roussolakkos. Ce constat raccorde avec les couches de débris similaires inspectées sur le site archéologique de Mallia, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Palaikastro/Roussolakkos, et avec les fossiles de foraminifères marins et les pierres ponces découverts en surplomb du port d’Amnisos sur la colline d’Ilithye à une vingtaine de mètres d’altitude, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Mallia. Toutes ces découvertes ont été exposées dans un article synthétique Les gisements géo-archéologiques d’un tsunami à Palaikastro (Crète) et l’éruption de Santorin du Minoen récent Ia publié en 2008 dans le numéro 35 du Journal des sciences archéologiques. Sur les côtes anatoliennes et libyennes, ensuite. A Corycos/Çeşme sur la côte ouest anatolienne, à cent soixante kilomètres au nord-est de Santorin, l’archéologue Vasıf Şahoğlu à partir de 2009 a mis à jour des structures effondrées parmi des amas de tessons minoens, de fragments osseux et de coquillages sous une couche de tephras issus de l’éruption de Santorin, et, surtout, le squelette d’un jeune homme coincé dans un renfoncement, et le squelette d’un chien dans une entrée de maison. L’absence d’artefacts funéraires autour des deux squelettes et leur désarticulation indiquent clairement que le jeune homme (dont les restes témoignent qu’il était en bonne santé au moment de son décès) et le chien n’ont pas été inhumés, mais ont trouvé la mort brutalement au cours du cataclysme ayant généré le chaos de matières où ils ont été ensevelis. L’orientation et la superposition des amas indiquent que plusieurs vagues se sont succédées, à des intervalles de temps inconnus. Vasıf Şahoğlu a rassemblé ses conclusions dans l’article Cendres volcaniques, victimes et débris du tsunami de l’éruption de Théra de la fin de l’âge du bronze découverts à Çeşme (Turquie) publié en 2021 dans le numéro 119 de la revue PNAS (ou "Proceedings of the National Academy of Sciences/Comptes-rendus de l’Académie Nationale des Sciences"). La géologue Maria Bianca Cita, avec son collègue Giovanni Aloisi, dans son article Dépôts en eaux profondes du tsunami provoqué par l’explosion de Santorin publié en 2000 dans le numéro 135 de la revue Géologie sédimentaire, révèle que des traces du tsunami ont été découvertes dans le golfe de Syrte, sur la côte de l’actuelle Libye. Sur les côtes d’Egypte et du Levant, enfin. L’archéologue Mohamed Abd el-Maksoud, responsable des fouilles du site de Tjarou/Tell Heboua en Egypte, poste stratégique à l’embouchure de la branche pélusiaque du Nil, y a mis à jour des vestiges hyksos suivis de structures fortifiées caractéristiques de la XVIIIème Dynastie incluant notamment un fragment de lave analogue à la lave de Santorin, on déduit que les matières volcaniques de Santorin ont traversé la Méditerranée orientale depuis la mer Egée jusqu’à l’Egypte, portées par la vague monstrueuse du tsunami (l’archéologue rapporte ces conclusions dans sa thèse de doctorat Tell Heboua : enquête archéologique sur la fin de la deuxième période intermédiaire et le Nouvel Empire à l’extrémité orientale du delta soutenue en 1992 à l’université de Lille en France). Les carottes prélevées dans le port de Césarée, site archéologique des ères hellénistique et impériale romaine équidistant de Tel Aviv au sud et de Haïfa au nord en Israël (32°30'05"N 34°53'28"E), à neuf cents kilomètres au sud-est de Santorin, analysées par la géologue Beverly Goodman dans son article Les vagues du tsunami générées par l’éruption de Santorin ont atteint les côtes de la Méditerranée orientale publié en 2009 dans le numéro 37 de la revue Géologie de GeoScience Monde, contiennent des débris minoens, jusqu’à un mètre d’épaisseur dans certaines d’entre elles. Le déroulement du tsunami est toujours objet de controverses. Dans son article Vagues solitaires sur une plage crétoise publié en 1999 dans le numéro 125 du Journal d’ingénierie des voies navigables, portuaires, côtières et océaniques, le physicien Joseph Monaghan, spécialiste en mécanique des fluides, simule le mouvement d’une vague sur la côte crétoise : il pense que la vague ne roule pas, elle meurt au fur et à mesure de sa pénétration sur les terres, et se retourne contre elle-même quand elle heurte un obstacle (une falaise, une colline abrupte). Dans son article L’élan des vagues solitaires publié en 1987 dans le numéro 185 du Journal de mécanique des fluides, Costas Synolakis déjà cité pense au contraire que la vague roule en suivant le fond de la mer, créant un mur d’eau qui s’élève au fur et à mesure qu’elle s’approche de la côte, et elle meurt au cours de ses multiples flux et reflux (il développe cette idée dans un article collectif Risque de tsunami dans le sud-est de la mer Egée publié en 2012 dans le numéro 60 de la revue Ingénierie côtière, via une numérisation de son modèle au moyen du logiciel MOST qu’il a développé depuis le début des années 1990 avec l’océanographe Vasily Titov). Nous n’entrerons pas dans ce débat de statisticiens. Contentons-nous simplement de dire que, noyés par une montée progressive des eaux ou noyés par un mur d’eau qui tombe sur eux, les personnes confrontées à un tsunami meurent de toute façon. Or les Minoens étaient un peuple de marins, la majorité vivaient près des côtes, nul doute que le pourcentage de morts lors du passage de la vague a été très élevé. On peut en avoir une idée en comparant avec le tsunami du 26 décembre 2004 qui a touché Banda Aceh à la pointe nord de l’île de Sumatra en Indonésie : dans cette ville côtière, quatre-vingts pour cent des habitants ont trouvé la mort ce jour-là. On peut comparer aussi avec le tsunami du 1er novembre 1755 généré par un séisme océanique au large du Portugal : le séisme a provoqué l’effondrement de nombreux bâtiments dans Lisbonne, les survivants ont cru trouver refuge sur la plage, qui s’est soudain vidée de toute son eau, les Lisbonnais ignoraient ce phénomène annonciateur d’un tsunami imminent, soixante mille d’entre eux ont été soudain fauchés par la vague géante en provenance du large. Dans sa thèse de doctorat La chronologie de la fin de l’âge du bronze en Egée, notamment d’après l’éruption minoenne de Théra soutenue en 2002 à l’université de Durham en Angleterre, le cartographe Stuart Dunn a répertorié tous les sondages effectués liés à l’éruption de Santorin, qu’il a compilés dans une simulation numérique : l’aire impliquée par le nuage de cendres est orientée ouest-est et suggère que le volume de matières projetées dépasse largement celui du Krakatoa servant de référence jusqu’alors. Depuis 1982, les vulcanologues ont adopté l’indice VEI, ou "Volcanic Explosivity Index/Indice d’Explosivité Volcanique", élaboré par leurs collègues Chris Newhall et Steve Self pour classer les volcans, cet indice compte huit niveaux, du plus bénin jusqu’au plus apocalyptique, chaque niveau supérieur est approximativement dix fois plus élevé que le niveau inférieur (un volcan de niveau 1 est dix fois plus explosif qu’un volcan de niveau 0, un volcan de niveau 2 est dix fois plus explosif qu’un volcan de niveau 1, un volcan de niveau 3 est dix fois plus explosif qu’un volcan de niveau 2, etc.). En bas de l’indice, au niveau 0, on trouve les volcans non-éruptifs que nous avons signalés précédemment, crachant en quasi permanence un magma très liquide qui forme des rivières de lave et qui se solidifie au cours du temps, comme les volcans d’Hawaï ou le Skjaldbreiður en Islande. Au niveau 1 on trouve par exemple le Stromboli, dont les explosions régulières et modérées sont canalisées et peu dangereuses, en dépit des séquences photogéniques que les télévisions et les magazines dramatisent parfois à outrance. L’éruption du Vésuve qui a englouti Pompéi en Italie en 79 est au niveau 5, surnommé niveau "plinien" en référence à Pline le Jeune qui l’a décrite minutieusement dans ses Lettres, dont la puissance équivalait à plusieurs dizaines de milliers de bombes atomiques d’Hiroshima, qu’il a vue de ses yeux, dont son oncle Pline l’Ancien a été victime. Les éruptions de niveau 8 correspondent à des cataclysmes aux portées planétaires antérieurs à l’apparition des communautés humaines, déduits par les observations des géologues, par exemple l’éruption ayant engendré l’actuel parc de Yellowstone aux Etats-Unis, autour de la gigantesque caldeira qui s’étale à la fois sur le Montana, sur l’Idaho et sur le Wyoming. Selon la projection spatiale de Stuart Dunn, l’éruption minoenne de Santorin se situe entre le niveau 7 et le niveau 8, elle constitue la plus grande catastrophe naturelle dont la mémoire humaine a conservé le souvenir durant les dix mille dernières années. Dès son premier article de 1939 sur l’effondrement des Atlantes/Minoens, Spyridon Marinatos a voulu donner une idée de l’ampleur de cette éruption antique en la rapprochant de l’éruption du Krakatoa en 1883, bien documentée par les spectateurs survivants, évaluée au niveau 6 de l’indice VEI par les vulcanologues. Le volcan Krakatoa se situe au milieu d’un archipel dans le détroit de la Sonde, entre les îles de Java et Sumatra en Indonésie. Le 20 mai 1883 il s’est réveillé, provoquant des séismes sur une centaine de kilomètres alentours. Une colonne de cendres a commencé à monter, s’est répandue sur un rayon de plus de cinq cents kilomètres. Les explosions se sont prolongées pendant des mois, jusqu’à l’été. La phase finale a débuté le 26 août 1883, la colonne de cendres atteignait alors trente kilomètres de hauteur, le volcan est entré en éruption. Le lendemain matin, 27 août 1883, entre cinq heures trente et dix heures trente, le dôme s’est effondré dans la chambre magmatique vide, provoquant un grondement audible jusqu’à Alice Springs en plein cœur de l’Australie (à plus de trois mille kilomètres de distance !) et jusqu’à l’île Rodrigues en plein milieu de l’océan Indien (à presque cinq mille kilomètres de distance !), générant un tsunami qui a fauché trente-six mille personnes et a élevé la marée de quarante centimètres à Port-Alfred sur la côte sud-est de l’Afrique du Sud (à quatorze mille kilomètres de distance !) et de dix centimètres au cap Horn à la pointe sud du continent américain (à plus de seize mille kilomètres de distance !). Les environs immédiats du détroit de la Sonde ont été plongés dans une obscurité totale pendant deux jours et demi à cause du nuage de cendres densifié par le nuage de l’explosion, le souffle a parcouru trois fois la surface du globe à plus de mille kilomètres à l’heure, répandant partout poussières et particules, qui ont modifié la couleur du Soleil et de la Lune (devenus vert et bleu saphir), donné des halos aux étoiles, créé des aberrations météorologiques type aurores boréales (dans les tropiques !). L’épaisseur de la couche de cendres de Santorin s’élevant par endroits jusqu’à cent cinquante mètres, contre soixante-dix mètres maximum pour le Krakatoa, et la caldeira de Santorin étant quelques kilomètres plus large que celle du Krakatoa, Marinatos en 1939 pensait que la vague du tsunami minoen avait deux cents mètres de hauteur. Cette estimation doit être rapprochée de l’article Slip-sliding away publié par le géophysicien Steve Ward en 2002 dans le numéro 415 de la revue Nature, après l’affaissement d’un gros morceau (quarante kilomètres de long, vingt kilomètres de large, deux kilomètres de haut) du flanc du volcan Kilauea à Hawaï en novembre 2000, descendu de dix-huit centimètres en moins de trente-six heures : Steve Ward pense que si ce gros morceau de volcan se décroche d’un coup, sa vitesse d’effondrement sera de soixante-dix mètres par seconde, sa brusque entrée dans l’océan provoquera un tsunami qui frappera la côte ouest des Etats-Unis (à plus de quatre mille kilomètres de distance !) avec une vague de trente mètres de hauteur. La date du cataclysme quant à elle suscite des âpres débats entre spécialistes de différents domaines. L’archéologie n’apporte aucun secours puisque sa méthode de datation relative héritée d’Evans classe les céramiques par périodes dont le début et la fin se chevauchent : les céramiques les plus tardives retrouvées sur le site d’Akrotiri datent du Minoen récent Ia, or aucun archéologue ne peut dire avec précision quand débute et quand finit le Minoen récent Ia, car les artefacts produits durant cette période ont continué à être utilisés bien après (de même nous continuons en l’an 2000 à voir rouler des Citroën 2cv alors que la production de ce modèle a été stoppée en 1990 et que ses premières esquisses remontent à 1938). L’archéologie situe très approximativement le Minoen récent Ia entre la fin du XVIIème siècle av. J.-C. et le milieu du XVIème siècle av. J.-C. Et cela ne nous aide pas puisqu’on sait (nous verrons cela dans notre prochain paragraphe) que la mainmise des Grecs mycéniens sur la Crète ne date pas d’avant le milieu du XVème siècle av. J.-C., autrement dit les Minoens ont survécu bien longtemps après l’éruption de Santorin même si leur puissance était très amoindrie. La découverte d’un olivier calciné en 2006 dans les cendres de Santorin, puis d’un second olivier en 2007 à quelques mètres du premier, qui appartenaient probablement à une oliveraie en bordure de la caldeira, a suscité un temps l’espoir d’une datation plus précise. Dans son article synthétique L’éruption minoenne de Santorin datée au radiocarbone en -1613 (+/- 13), considérations géologiques et stratigraphiques publié en 2009 dans le numéro 10 du Journal de l’Institut danois d’Athènes, le géologue Walter Friedrich aidé du physicien Jan Heinemeier a recouru au carbone pour dater l’événement à la fin du XVIIème siècle av. J.-C., mais on peut facilement remettre en cause cette conclusion car la datation au carbone, fiable à l’échelle des millénaires, est douteuse à l’échelle des siècles, et plus encore à l’échelle des décennies, en supplément les deux oliviers à l’origine de l’étude étaient peut-être déjà morts au moment de l’éruption. Le recours aux carottes de glace est également risqué. Divers prélèvements au Groenland vers l’an 2000 ont révélé la présence d’acide sulfurique datant du milieu du XVIIème siècle av. J.-C., les historiens ont longtemps cru qu’elle correspondait à l’éruption de Santorin, mais un article collectif supervisé par la géologue Charlotte Pearson Contraintes géochimiques des carottes de glace sur le calendrier et l’impact climatique des éruptions volcaniques d’Aniakchak (-1628) et de Théra (minoenne) publié en 2022 dans le numéro 1 de la revue PNAS Nexus a renversé toutes les certitudes : l’acide sulfurique en question ne proviendrait pas de l’éruption de Santorin, mais de celle du volcan Aniakchak en Alaska. La même étude remarque des perturbations acides jusqu’alors ignorées dans d’autres couches correspondant aux années -1611, -1561, -1558, -1555 et -1538, l’une de ces dates pourrait renvoyer à l’éruption minoenne, et les dates suivantes à ses répliques. Cet article a le mérite d’abaisser la date du cataclysme en la rapprochant de la période du Minoen récent Ia des archéologues, mais il sera peut-être balayé demain par un autre article avançant des nouvelles hypothèses pour remonter ou reculer les faits. La dendrochronologie laisse perplexe également. Un arbre grossit d’une cerne chaque année, dont l’épaisseur et le contenu renseignent sur l’environnement qui l’a engendrée : la cerne est épaisse et nette dans un climat favorable, fine et sinueuse dans un climat défavorable. En étudiant les cernes d’un tronc d’arbre, on peut reconstituer le climat du passé année par année. Diverses enquêtes sur les troncs des chênes fossiles dans les tourbières d’Irlande et des pins bristlecone au sud-ouest des Etats-Unis (qui peuvent vivre jusqu’à cinq mille ans) à la fin du XXème siècle ont porté l’attention sur des anomalies de croissance, liées à une baisse température et à un mauvais ensoleillement, que les biologistes ont datées dans la seconde moitié du XVIIème siècle av. J.-C. Mais la géologue Charlotte Pearson a supervisé une autre équipe de chercheurs pour écrire un article Les enregistrements annuels au radiocarbone indiquent la date du XVIIème siècle av. J.-C. pour l’éruption de Théra publié en 2018 dans le numéro 4 de la revue Science advances, où elle conteste cette datation en utilisant une nouvelle méthode incluant l’environnement immédiat de l’arbre en plus des fluctuations météorologiques planétaires : le climat intermédiaire méditerranéen par exemple, avec ses étés secs et ses hivers doux, crée des cernes difficilement discernables mais régulières, contrairement au climat extrême irlandais ou nord-américain aux étés humides et aux hivers froids, créant des cernes bien marquées mais irrégulières à la moindre fluctuation du baromètre ou du thermomètre, en conséquence la distinction annuelle des cernes reste très délicate et incertaine, et les anomalies de croissance observées jusqu’alors par les biologistes doivent être ré-étalonnées à des époques plus hautes ou plus basses, peut-être à la même époque du XVIème siècle av. J.-C. avancée par les archéologues. Pour notre part, nous considérons le volcan de Santorin comme un tas de pierres. Quand le tas s’écroule, les pierres qui le constituent s’étalent en provoquant une grosse catastrophe. Certaines d’entre elles restent en équilibre ici et là : deux jours plus tard celles-ci s’écroulent encore en provoquant des petites catastrophes, deux mois plus tard celles-là s’écroulent à leur tour sans perturber l’ensemble et sans provoquer de catastrophe, et deux ans plus tard quelques petites pierres se calent à tel endroit en provoquant seulement un gros bruit, et deux décennies plus tard quelques cailloux tombent en provoquant un bruit à peine audible. L’éruption de Santorin a sûrement suivi le même scénario : l’effondrement du dôme dans la chambre magmatique vide a provoqué une grosse catastrophe à la fin de l’ère minoenne, quelques années ou quelques décennies plus tard au début de l’ère mycénienne certains rocs restés en équilibre dans la chambre se sont calés en provoquant des catastrophes moins graves - comme le tsunami dit "déluge de Deucalion" -, et au cours des siècles suivants des pierres se sont tassées en provoquant des séismes et des tsunamis bénins.


Sur le moyen terme, les conséquences ont été pareillement dramatiques. Répétons que les Minoens étaient un peuple de marins, leurs richesses étaient cantonnées sur quelques centaines de mètres près des côtes, et leur prospérité reposait sur la mer. En un instant, le tsunami a englouti ou fracassé leurs navires en mer ou à quai, coulant leur thalassocratie. En s’étalant sur le rivage, la vague a noyé les entrepôts où étaient amassées les marchandises en transit, les magasins de céramiques ont été dévastés, les réserves de matériaux ont été dispersées. La ruine des biens a provoqué la ruine de l’économie, qui n’a pas pu redémarrer : non seulement les Minoens n’avaient plus leur outil de vente, leur flotte, mais encore ils n’avaient plus rien à vendre. Pire : la vague ne s’est pas limitée aux rivages, elle a aussi remonté les fleuves, submergé les champs, corrompu les stocks de nourriture. Nous en avons eu une illustration lors du tsunami de Fukushima en 2011, beaucoup moins dévastateur que celui de Santorin à l’ère minoenne : les images prises depuis un hélicoptère à l’embouchure du fleuve Natori montrent les enclos, les fermes, les serres, les silos, disparaître sous les inexorables et puissants flots noirs qui déchiquettent et mixent tout sur leur passage. Non seulement les Minoens n’avaient plus rien à vendre, mais encore ils n’avaient plus rien à manger. L’eau des puits n’était plus consommable, les récoltes étaient moisies, les terres ont été stérilisées durablement par les dépôts de sel marin. Les vulcanologues Paul Martin Ayris et Pierre Delmelle dans leur article Les effets environnementaux immédiats des émissions de téphras publié en 2012 dans le numéro 74 de la revue Bulletin de vulcanologie ont répertorié les répercussions des diffusions de cendres après une éruption volcanique. Le vulcanologue Heather Craig a complété ce travail avec sa thèse de doctorat Vulnérabilité agricole aux retombées des téphras soutenue en 2015 à l’université de Canterbury à Christchurch en Nouvelle-Zélande, en s’intéressant particulièrement à trois éruptions en Patagonie entre 1991 et 2011. Dans ces deux études, les auteurs montrent que les cendres volcaniques, en se déposant sur les végétaux après une éruption, agissent comme un filtre qui empêche le libre passage des rayons du Soleil et perturbe la photosynthèse. Par ailleurs, le soufre contenu dans ces cendres est un acide qui corrompt la peau des fruits, endommage la surface des feuilles et accélère leur abscission. L’aire impactée par le dépôt des cendres s’étend très au-delà des flancs du volcan, car une grande partie des cendres voyagent dans la haute atmosphère avant de retomber. Les photos-satellite du 22 juin 1991, sept jours après l’éruption du Pinatubo aux Philippines, de niveau 6 sur l’indice VEI, qui a éjecté dix kilomètres-cubes de matières dans l’atmosphère, affichent un nuage de soufre s’étendant sur toute la largeur nord de l’océan Indien, depuis la pointe ouest de l’île de Java en Indonésie jusqu’aux côtes de Somalie. Le nuage s’est épanché au fil des mois, a effectué plusieurs tours de la planète, a refroidi le climat pendant deux ans. L’éruption de Tambora sur l’île de Sumbawa en Indonésie, de niveau 7 sur l’indice VEI, est un autre exemple. Le volcan de Tambora est entré en éruption le 10 avril 1815, le grondement sismique a été ressenti dans un rayon de mille cinq cents kilomètres, le tsunami a fauché quatre-vingt-dix pour cent des populations côtières au nord-est de Java (notamment celle de la ville de Surabaya à six cents kilomètres juste en face du volcan), une partie des cendres est retombée (on a observé des dépôts d’un mètre d’épaisseur à quatre cent cinquante kilomètres du volcan) mais la majorité est restée suspendue dans la haute atmosphère et a voyagé sur toute la planète pendant environ trois ans. L’année 1816 est qualifiée d’"année sans Soleil" en raison des événements qui s’y sont passés, l’été 1816 est sujet de plusieurs livres et documentaires abondamment référencés destinés au grand public : les récoltes en Angleterre et en France ont été très pauvres, générant famines et révoltes, les récoltes aussi calamiteuses aux Etats-Unis ont initié la migration vers le Far West - dans l’espoir d’y trouver de quoi survivre -, la production de riz dans la province du Yunnan en Chine s’est effondrée à cause des températures basses et des pluies trop abondantes, les bizarreries météorologiques se sont multipliés partout, en plein été on a vu de la neige sur l’île de Taïwan, des pluies rouges en Italie et en Hongrie, des rivières et des lacs gelés en Pennsylvanie. Des épidémies de typhus et de choléra se sont prolongées en 1816 et 1817 en raison du mauvais état des rares denrées existantes, les prix ont flambé justement parce que ces denrées sont devenues rares, générant faillites d’entreprises, chômage, désagrégation des familles. En résumé le tsunami anéantit les récoltes présentes, et les téphras empêchent les récoltes futures. Cela crée nécessairement des famines, les famines créent nécessairement des troubles sociaux, les troubles sociaux créent nécessairement des troubles politiques. L’une des calamités les mieux documentées sur ce sujet est le réveil des Lakagígar en 1783-1784, fissure volcanique que nous avons déjà évoquée, qui doit son nom au petit dôme du Laki en son centre (qui culmine à seulement huit cent dix-huit mètres), de niveau 0 sur l’indice VEI car elle est non-éruptive, mais dont les émanations lentes cette année-là ont généré des catastrophes similaires à celles des éruptions de niveau 5 ou 6. Nous avons conservé un témoin précieux de l’événement : l’Islandais Jón Steingrímsson, à la fois pasteur et médecin, homme de foi et homme de science, présent à Kirkjubæjarklaustur près des Lakagígar quand ceux-ci se sont ouverts soudain le matin du 8 juin 1783, a décrit minutieusement la désolation qui en a résulté dans son Journal/Ævisaga rédigé au jour le jour, et dans son Rapport détaillé sur les incendies/Fullkomið skrif um síðueld (sous-titré le "Sermon de feu/Eldritið" dans les éditions modernes) en 1788. Les Lakagígar se sont agités comme une ribambelle de petits chaudrons bouillonnant et débordant régulièrement, exhalant leurs fumées toxiques par intermittence, crachant parfois des rivières de lave, sans explosion spectaculaire, entre juin 1783 et février 1784. Les matières sorties du ventre de la Terre n’ont pas créé un gros nuage compact et unique comme lors des éruptions de Santorin, du Vésuve, de Tambora, du Krakatoa et autres, elles se sont diffusées de façon pernicieuse sous forme de petits nuages s’ajoutant les uns aux autres, apparaissant à chaque nouvelle faille. Les archives institutionnelles rassemblées par les géographes Mark Brayshay et John Grattan dans leur article Un été étonnant et inquiétant : les conséquences environnementales et sociales en Grande-Bretagne de l’éruption d’un volcan islandais en 1783 publié en 1995 dans le numéro 161 du Journal de la Société géologique de Londres en Angleterre, amplifiées dans leur article Conséquences environnementales et sociales en Europe de l’éruption des fissures volcaniques du Laki en Islande en 1783 : un examen des preuves documentaires contemporaines publié en 1999 dans le numéro 161 des Special Publications de la même Société géologique de Londres, disent qu’un filet brumeux s’est étiré vers l’Europe en suivant les vents océaniques et en s’élargissant progressivement, dans le sens des aiguilles d’une horloge : il a atteint Bergen en Norvège le 10 juin 1783, Prague en Tchéquie le 16 juin 1783, Berlin en Allemagne le 17 juin 1783, Reims en France le 18 juin 1783, Le Havre en France le 20 juin 1783, les côtes anglaises le 22 juin 1783, un article du 29 juillet 1783 du journal La gazette de France indique que "le brouillard épais et sec qui règne depuis longtemps semble s’être répandu sur toute la surface de l’Europe, plusieurs marins l’ont aussi observé en mer, pendant le jour il voile le Soleil, vers le soir il prend une odeur infecte, dans quelques endroits il dessèche les feuilles, et presque tous les arbres des bords de l’Ems [fleuve d’Allemagne] ont été dépouillés des leurs en une nuit, les orages qui se sont multipliés partout sont regardés assez généralement comme une fuite de cet état de l’atmosphère, ils ont causé de grands désastres en bien des endroits", un autre article de La gazette de France le 5 août 1783 dit que le mont Gleichberg dans la province allemande de Thuringe "offre également en ce moment un phénomène singulier et terrible, les vapeurs dont il est toujours environné ont augmenté depuis Pâques et forment un brouillard épais qui s’étend sur un espace de huit lieues, ce brouillard qui a ôté leur verdure [aux] bois et lui a substitué une teinte blanchâtre est sans doute, à en juger par l’odeur, composé d’exhalaisons sulfureuses", un autre article de La gazette de France le 8 août 1783 dit qu’à Copenhague "règne une chaleur excessive, le ciel est toujours couvert d’un brouillard épais qui, sans intercepter tout à fait le Soleil, en dérobe l’éclat, loin d’humecter les campagnes ce brouillard dessèche l’herbe dans les prairies et les feuilles dont la plupart des arbres sont maintenant dépouillés, il est très extraordinaire que ce temps brumeux se soutienne avec tant de confiance malgré les variations continuelles du vent". Ce nuage de micro-téphras corrosifs est un piège mortel pour tous les vivants qui y sont confrontés. Steingrímsson note que la population de sa paroisse de Kirkjubæjarklaustur est passée d’un peu plus de six cents habitants à moins d’une centaine en quelques mois, et que le bétail a été quasiment anéanti, parce qu’hommes et bêtes ont respiré le soufre volcanique et que "narines et museaux sont devenus jaune vif", les poumons ont brûlé de l’intérieur, les gencives ont enflé, les chairs se sont craquelées, la colonne vertébrale des chevaux s’est découverte parce que la peau de leur dos s’est dissoute, les poissons ont étouffé dans l’eau contaminée des rivières et des lacs, l’ingestion d’aliments devenus nocifs au contact des cendres volcaniques a provoqué nausées, diarrhées, dysenterie, palpitations cardiaques, perte de cheveux, affaiblissement général, et finalement la mort, les défunts trop nombreux ont été enterrés dans des tombes communes. Dans son article Pollution atmosphérique volcanique et mortalité en France en 1783-1784 publié en 2005 dans le numéro 337 de la revue Comptes rendus GeoScience, John Grattan constate le même désarroi sur les registres paroissiaux de Landelles, Broué et Umpeau autour de Chartres en France : les habitants ont été asphyxiés par l’air nauséabond qu’ils ont inhalé, selon le curé de Landelles un tiers d’entre eux sont décédés dans certains villages entre août et septembre 1783, période de l’année où la mortalité est faible d’ordinaire (le Soleil "paraissait rouge comme le sang" selon le curé d’Umpeau). L’hiver 1783-1784 a été long et glacial, à cause du voile de cendres toujours suspendu dans la haute atmosphère : les rayons du Soleil étaient réverbérés vers l’espace, ils n’atteignaient pas le sol, cela a causé une nouvelle hécatombe d’hommes et d’animaux, les maigres récoltes ont créé des disettes, et même les récoltes disponibles étaient empoisonnées par les particules volcaniques qui s’étaient déposées dans les champs et les pâturages. Un point très important pour notre étude doit être signalé : ce phénomène climatique désastreux et inédit a bouleversé l’ordre social, les caractères se sont extériorisés, les gens-ci qu’on croyait asociaux ou misanthropes se sont révélés généreux, les gens-là qu’on croyait bienveillants se sont révélés iniques, cupides, corrompus (Steingrímsson raconte comment une cagnotte gouvernementale destinée aux victimes a été pillée par des fonctionnaires durant son transport vers Kirkjubæjarklaustur, et comment lui-même, après avoir distribué sans restriction le peu qui restait à ses paroissiens démunis et malades, a été condamné à une amende par le gouverneur local trop procédurier, il raconte aussi comment pour s’enrichir certains éleveurs sans scrupules ont vendu à la hausse leurs animaux sains à leurs compatriotes affamés), les uns ont cru trouver un réconfort dans une piété confinant au fanatisme, les autres au contraire ont rejeté toute religion et ont cherché des réponses rationnelles. Steingrímsson est représentatif de ce déchirement civique : d’un côté comme homme de foi il a attribué les colères volcaniques au mécontentement de Dieu voulant punir le manque de morale et de vertu de ses ouailles (et il a considéré comme un miracle rédempteur le détournement soudain d’une rivière de lave loin de son église le dimanche 20 juillet 1783), de l’autre côté comme homme de science il a offert ses soins médicaux aux malades, il les a hébergés gratuitement, il s’est déplacé pour les aider quand ils ne pouvaient pas venir à lui, il a prescrit des médicaments. On observe la même chose en France. Les moins instruits, souvent les premiers morts, se sont enfoncés dans la bondieuserie hystérique : à Broué, les habitants ont été tellement effrayés par le nuage et les prétendus démons qu’il véhiculait, qu’une nuit ils ont traîné le curé hors du presbytère pour l’obliger à exorciser le nuage. Les plus instruits au contraire, les scientifiques des Lumières porteurs de l’avenir, ont méprisé les gesticulations religieuses et cherché des explications logiques. Ainsi dans un article du journal La gazette de France du 8 juillet 1783, l’astronome Joseph-Jérôme de Lalande a essayé de calmer l’inquiétude générale en rappelant que des phénomènes similaires ont déjà eu lieu naguère, "on lit en effet dans les Observations météorologiques de l’Académie sur le mois de juillet 1764 que le commencement en avait été humide et la fin sèche, que le vent avait été constamment nord du 2 au 9, que tous les matins il y avait du brouillard, et que pendant la journée le ciel était comme enfumé". Dans un article du 22 juillet 1783 de La gazette de France, on apprend que dès la fin juin les bouleversements en Islande étaient connus à Copenhague, notamment "la formation subite d’une nouvelle île à sept milles de celle d’Islande, un patron danois qui faisait route dans ces parages en a fait le tour et lui a donné un mille et demi de circonférence, il l’a prise d’abord pour une portion de l’Islande détachée par quelque convulsion de la nature, il a appris ensuite qu’elle était nouvellement sortie de la mer". Un autre article dans La gazette de France du 25 juillet 1783 revient sur cette affaire en expliquant que "le voyageur qui a découvert la nouvelle île sortie de la mer en fixe la position à huit mille des rochers les plus avancés d’Islande, appelés les « rochers aux Oiseaux », à six milles de distance il en vit s’élever une fumée épaisse, il s’en approcha à un demi-mille et en fit le tour, il vit partout la mer couverte de pierres ponces qui surnageaient". Le 7 août 1783, dans une communication à la Société des Sciences de Montpellier (cette communication est conservée dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences de l’année 1784), le naturaliste Jacques-Antoine Mourgue de Montredon a été le premier à établir le lien entre les altérations météorologiques observées partout en Europe et le réveil volcanique des Lakagígar islandais ("Des relations venues du nord nous apprirent que vers le commencement de juin [1783] il s’éleva successivement des nouvelles terres près de l’île nouvellement sortie de la mer près de l’Islande et qu’il s’en exhalait une fumée extrêmement épaisse, ce phénomène se soutint jusqu’à la fin de juillet. Les premières terres de notre continent, les plus près de l’Islande, telles que la Norvège, le Danemark, les parties de l’Allemagne qui bordent les côtes nord-ouest de l’Europe, furent les premières à s’apercevoir de ces vapeurs et à en ressentir les mauvais effets. Des lettres de Copenhague des premiers jours de juillet annoncèrent que cette vapeur épaisse desséchait l’herbe dans les prairies et qu’elle en altérait la couleur, et que les feuilles de la plupart des arbres étaient tombées. Les bords de l’Elbe en éprouvèrent le même effet, il fut encore plus sensible à Emden et dans les contrées voisines, cette vapeur portait, dit-on, une forte odeur de soufre très désagréable", "Ne serons-nous pas fondés à attribuer à cette nouvelle éruption des volcans de l’Islande la nouvelle apparition de ces vapeurs ?"), après avoir ridiculisé avec dédain l’effroi des gens ignorants ("Un phénomène rare a frappé d’admiration l’observateur instruit, autant qu’il a porté la surprise et la terreur chez le vulgaire, toujours prompt à s’effrayer à l’aspect des événements de l’atmosphère qui ne lui sont pas familiers"). La disette a persisté jusqu’en 1785. La colère des survivants des campagnes contre l’Eglise incapable de stopper le malheur et contre l’aristocratie indifférente à la souffrance du peuple, conjuguée aux analyses bien fondées des scientifiques, ont été l’une des causes de la Révolution française, et de l’effondrement du christianisme et de l’essor de la foi en la science qui ont suivi. Pour l’anecdote, dans son article Trois méga-éruptions volcaniques antiques et leurs effets sur le climat du monde ancien publié en 1985 dans le numéro 66 de la revue Eos, le géologue Kevin Pang émet l’hypothèse que l’éruption minoenne de Santorin, dont le nuage s’est répandu sur toute la surface de la terre et a abaissé significativement la température, causant des famines et des révoltes en proportion sur tous les continents, est l’une des raisons de la fin de la dynastie Xia en Chine. Les Annales du bambou, chronique découverte dans une tombe au IIIème siècle évoquant l’Histoire des royaumes antérieurs au premier Empereur Qin, confirme peut-être cette hypothèse en racontant que les dernières années de règne du dernier dynaste xia ont été marquées par des phénomènes météorologiques inhabituels, possiblement attribuables à un hiver volcanique (une perturbation du cycle saisonnier, du gel dans les campagnes et des glaçons dans le fleuve Jaune en été, des pluies abondantes et récurrentes hors mousson, un voile permanent dans le ciel donnant l’illusion de plusieurs Soleils).


Sur le long terme, objet de notre étude, enfin, les conséquences ont été en même temps fatales et fondatrices puisqu’elles ont remis en cause les croyances existantes et généré une nouvelle façon de voir le monde, dont la Grèce est issue. Quand la crise est profonde et durable, les troubles politiques créés par les troubles sociaux - eux-mêmes créés par des troubles économiques, eux-mêmes créés par la perturbation des mécanismes d’échanges, eux-mêmes créés par l’effondrement des structures de production, les moyens de transports détruits, les entrepôts vidés, les terres stérilisées - créent à leur tour des troubles religieux. Dans leur article Retombées des cendres du mont Saint Helens, les preuves des réactions traumatiques à la catastrophe publié en 1984 dans le numéro 39 de la revue American psychologist, le neurologue Paul Richard Adams et le comportementaliste Gerald Adams se sont intéressés à l’impact psychologique de l’éruption volcanique du Saint Helens le 18 mai 1980, de niveau 5 sur l’indice VEI, sur les populations alentours : alors que l’événement date des années 1980, à une époque où les phénomènes volcaniques sont bien connus et bien expliqués, où la science et le rationalisme règnent, les deux auteurs ont constaté un accroissement des maladies nerveuses, des délits et du sentiment de culpabilité, quelques mois après les faits ils ont observé une hausse de dix-huit pour cent du taux de mortalité, de vingt-et-un pour cent des visites aux services d’urgence hospitalière, de cent quatre-vingt-dix-huit pour cent des troubles post-traumatiques, de deux cent trente-cinq pour cent des maladies mentales, de vingt-cinq pour cent des arrêts-maladie, de quarante-cinq pour cent des violences conjugales, de trente-sept pour cent des agressions. On déduit que l’impact psychologique de l’éruption volcanique de Santorin, à l’ère minoenne où la superstition dominait et où la science n’était pas encore née, a été nettement supérieure. Ces conséquences spirituelles et religieuses seront au cœur de notre prochain alinéa. Contentons-nous de clore le présent alinéa en remarquant que, dans le cas de l’éruption des Lakagígar de 1783-1784, la reconstitution des faits est due aux chercheurs, elle n’a pas été transmise par la mémoire collective (sauf en Islande, qui a élevé Jón Steingrímsson au rang de héros national) pour la simple raison que ces faits n’ont pas laissé de traces précises. Cette remarque est valable pour n’importe quelle éruption volcanique, dont celle minoenne de Santorin : contrairement aux hécatombes humaines causées par les batailles ou par les séismes, limitées dans l’espace et dans le temps, les hécatombes causées par un volcan s’étalent silencieusement sur des mois, des années, des décennies, et se propagent très au-delà de la région du volcan, les témoins sont éparpillés sur plusieurs provinces, sur plusieurs pays, sur plusieurs continents, leurs déclarations prises isolément ne méritent pas davantage que des articles secondaires dans la rubrique des faits divers, un patient travail de collecte des données est nécessaire pour les relier ensemble, et pour les confronter à d’autres travaux dans des domaines divers (en géologie, en météorologie, en biologie, en archéologie, en littérature, en Art…) aboutissant à des conclusions convergentes, par ailleurs le nuage volcanique s’évapore au fil du temps, souvent les anciennes générations qui l’ont enduré veulent l’oublier, et aussi souvent les nouvelles générations n’y croient pas et considèrent les récits de leurs aînés comme des fables à vocation poétique ou métaphorique, en tous cas comme des inventions. L’éruption d’un volcan est un phénomène qui dépasse tellement la petitesse humaine, qui impressionne tellement ses spectateurs, que ceux-ci peinent à l’évoquer. Pour revenir à notre point de départ, on n’arrive pas à imaginer que les Grecs des Vème et IVème siècles av. J.-C. qui, tels Hérodote et Platon, connaissaient très bien le passé reculé des peuples lointains (l’Egypte, la Mésopotamie, la Perse), aient ignoré leur propre passé, le cataclysme minoen qui les a engendrés : oui, ils connaissaient le passé minoen (Platon montre que les Athéniens sont conscients de devoir leurs lois et leurs techniques aux Crétois anciens), et c’est bien de lui que Solon, Critias et Platon parlent dans Timée et Critias, mais le mélange de fierté de s’en être émancipés et de répulsion face aux morts et aux destructions, le mélange de fascination et de culpabilité toujours vivace neuf cents ans après les faits, les a incités à en parler de manière voilée, à travers un récit mélangeant Histoire et fiction, celui de l’Atlantide.

  

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