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© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Parodos

Le XXème siècle a véhiculé deux idéologies. La première disait que l’Histoire de l’Europe du nord est très ancienne. C’était un mensonge. L’Histoire de l’Angleterre, la plus vieille, ne remonte qu’à 1215, année de la signature de la Grande Charte toujours pratiquée en l’an 2000, et encore ! cela n’a pas empêché l’Angleterre de demeurer francophone jusqu’à Edouard III, et catholique jusqu’à Henri VIII. La France de son côté n’existe comme Etat que depuis Richelieu au plus tard, depuis Henri IV ou Louis XI au plus tôt, et encore ! ses forts particularismes régionaux savamment entretenus par l’Eglise n’ont été gommés que par la Révolution de 1789. L’Allemagne quant à elle, viscéralement attachée à Rome depuis Charlemagne et le Saint Empire puis dominée par l’Autriche catholique héritière du limes alpin, ne s’est singularisée qu’avec Luther, et encore ! elle n’existait pas comme entité autonome avant la bataille de Sadowa en 1866 et la guerre contre la France en 1870 (qui ont soudé les principautés allemandes), ni comme Etat avant le traité de Versailles en 1871 (qui a unifié les Allemands dans un IIème Empire/Reich, puis une république, puis un IIIème Empire/Reich, puis à nouveau une république). La seconde idéologie disait qu’aucune Histoire de l’Occident ne peut exister puisque l’Occident n’existe que par l’apport culturel de ses immigrés successifs. C’était également un mensonge. Car Bismarck ne parlait pas mandarin, Louis XIV n’avait pas la peau noire, Elisabeth Ière n’était pas musulmane. La vérité est que l’Europe du nord est entrée dans l’Histoire au haut Moyen ou à la fin de l’ère impériale romaine au plus tôt, en récupérant l’héritage romain par un scénario qui, malgré les différences de surface, est fondamentalement partout le même : durant tout le Moyen Age, l’Europe du nord n’a jamais cessé d’être chrétienne. Et même quand elle a cessé d’obéir à l’Eglise de Rome, à l’époque où celle-ci a renoncé aux croisades pour tenter d’imposer ses papes corrompus via des bûchers immolant ses propres fidèles, elle ne s’est pas retournée vers ses anciens dieux scandinaves ou germaniques : elle a d’abord cherché des compromis dans ses propositions gallicanes, luthériennes ou anglicanes, puis elle s’est appropriée l’ère romaine païenne antérieure au christianisme, qui dure encore aujourd’hui, alternant guerres fratricides et périodes de grandes libertés contre tous les rois ou tous les oligarques menaçant ses lois civiques.


Cette réflexion sur le passé romain de l’Occident, entamée dans ma ville de Rouen puis à Paris, se trouve confirmée à Lyon : le passé celte/gaulois y est écrasé par le passé romain païen puis chrétien.


Plutarque rapporte que Lugdunum, désignant d’abord exclusivement le site de l’actuelle colline de Fourvière, a été fondée par deux Celtes/Gaulois errants, un mystérieux Atépomaros "chassé du pouvoir" et un aussi mystérieux Momoros "expert en présages" - certainement un druide. On suppose que ces deux personnages ont été bannis du bourg de "Condate", "le Confluent" en celte, s’étalant au nord de la presqu’île entre Saône et Rhône : l’archéologie suggère un lien entre ce bourg ancien de Condate et le bourg nouveau de Lugdunum via un chemin correspondant à l’actuelle passerelle Saint-Vincent (qui était peut-être un gué à cette époque) et l’actuelle montée Saint-Barthélemy. Plutarque explique que le nom "Lugdunum" est composé de deux mots. Aucun doute ne subsiste sur "duno", signifiant simplement "hauteur, éminence, colline", probable étymon de "dune" en français : on le retrouve dans beaucoup de nom de lieux celtes, préfixe (par exemple dans "Dinan") ou suffixe (par exemple dans "Verdun"). Sa définition de "lug" est plus problématique, car selon lui ce terme signifie "corbeau" en celte ("L’Arar [ancien nom de la rivière Saône] est un cours d’eau en Celtique, ainsi nommé jusqu’à sa réunion avec le Rhône près de la région des Allobroges […]. Auprès de cette rivière s’élève un mont qui doit son nom “Lougdounon” ["LoÚgdounon"] à la raison suivante. Momoros et Atépomaros, chassés du pouvoir par Sésèroneus, vinrent sur cette colline, obéissant à un oracle, pour y fonder une cité. Tandis qu’on creusait ses fondations, des corbeaux apparurent soudain, voltigeant de tous les côtés, qui emplirent les arbres alentour. Alors Momoros, expert en présages, appela cette cité “Lougdounon” car dans leur langue “corbeau” se dit “lougos” ["loàgoj"] et “hauteur” se dit “dounon” ["doànon"], comme le rapporte l’historien Clitophon au livre XIII de ses Fondations", Plutarque, Sur les fleuves 6) ; "Lugdunum" désignerait donc "la Colline des corbeaux"), alors que les linguistes traduisent plus aisément "corbeau" par le terme "bran" en celte. En réalité, derrière l’image possible du corbeau on doit voir le dieu celte "Lug", dont le nom est bien attesté d’un bout à l’autre de l’Europe celtique (par exemple à "Legnica" dans la province de Basse-Silésie en Pologne, à "Leyde" [corruption de "Legihan" au Moyen Age] dans la province de Hollande-Sud aux Pays-Bas, à "Lugano" dans la province du Tessin en Suisse, à "Laon" [corruption de "Lugdunensis" ou "Lugdune" au Moyen Age] en Picardie en France, à "Laudun" [corruption de "Laudunum" au Moyen Age] en Languedoc-Roussillon en France, à "Lugo" dans la province de Galice en Espagne). L’apparition des Romains doit s’y lire en parallèle à celle d’un site homonyme situé dans la haute vallée du fleuve Garonne, "Lugdunum Convenarum", littéralement "le Camp ["convenio/rassembler, regrouper" en latin] de la colline dédiée à Lug", qui originellement n’est qu’un camp de concentration de la population locale récalcitrante (d’où son nom ; "Convenarum" s’est corrompu en "Commenae" au Moyen Age, pour devenir l’actuelle ville de "Comminges", associée à saint Bernard qui y a édifié une cathédrale au XIIème siècle), fondée par Pompée en -72 pour sécuriser le passage des armées romaines vers les Pyrénées occidentales. La fondation de Lugdunum romaine sur le fleuve Rhône, une génération plus tard, semble obéir pareillement à une double raison sociale et militaire. L’événement est lié à l’assassinat de Jules César en mars -44. Le territoire qui deviendra plus tard la France est alors divisé en deux. Longeant la côte méditerranéenne depuis les Alpes jusqu’aux Pyrénées, la Narbonnaise, province créée autour de la colonie romaine d’Aquae Sextius/Aix et de la cité celte/gauloise de Narbo/Narbonne (qui lui a donné son nom) au IIème siècle av. J.-C. pour relier directement l’Italie à la péninsule ibérique, contrôler les flux de marchandises qui y transitent, et prémunir contre tout nouveau Hannibal, est administrée par Marcus Aemilius Lepidus/Lépide. Au nord de la Narbonnaise, l’immense territoire conquis par Jules César entre l’océan Atlantique et l’embouchure du fleuve Rhin, appelé commodément "Gaule comata/chevelue" pour la distinguer de la Narbonnaise où les Celtes/Gaulois ont adopté les mœurs glabres des Romains, est administrée par Lucius Munatius Plancus. Selon une hypothèse fondée sur deux lettres de la correspondance de Cicéron (la X.22 [écrite par Cicéron à Plancus] et la X.24 [écrite par Plancus à Cicéron] du recueil de Lettres familières/Ad familiares), les Celtes/Gaulois allobroges de la cité de Vienne sur le Rhône profitent du flou qui suit l’assassinat de César pour en chasser les colons romains. Ces colons se réfugient en amont de Vienne, sur la presqu’île inhospitalière entre Rhône et Saône, au sud de Condate, à l’est de la colline de Lugdunum, entre les actuelles places Bellecour et Carnot, où sont peut-être déjà installés des compatriotes romains, marchands ou vétérans. A Rome, les sénateurs responsables de l’assassinat de César peinent à convaincre de la légitimité de leur acte. Le populaire Marc-Antoine prend ouvertement position contre eux en honorant la mémoire de son ancien supérieur César. Silanus, un lieutenant de Lépide, se rallie à Marc-Antoine. Les sénateurs prennent peur : si Lépide et Plancus rallient à leur tour Marc-Antoine et lui offrent leurs légions, celui-ci aura les moyens de prendre le pouvoir à Rome. Pour éviter ce scénario cauchemardesque, les sénateurs chargent Lépide et Plancus de (re)fonder Lugdunum pour y loger décemment les réfugiés romains de Vienne ("Le Sénat, en apprenant que Silanus avait embrassé le parti de Marc-Antoine, eut peur que Lépide et Plancus se joignissent également à lui, et députa pour leur dire qu’il n’avait plus besoin d’eux. Mais, afin de leur ôter tout soupçon et toute volonté de fomenter une entreprise conséquente, il leur commanda de fonder une ville en faveur de ceux qui avaient été antérieurement ["potš"] chassés de Vienne narbonnaise par les Allobroges et qui s’étaient établis au confluent du Rhône et de l’Arar. C’est ainsi que, restant sur place, ils fondèrent la ville appelée “Lougoudounon” ["LougoÚdounon"], aujourd’hui “Lougdounon” ["LoÚgdounon"]", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.50) : tant que Lépide et Plancus seront occupés à grandir leur nom en aménageant la ville nouvelle de Lugdunum, et tant que les colons réfugiés de Vienne - incluant d’anciens légionnaires retournés à la vie civile, qui pourraient reprendre leur glaive si on ne les écoute pas - seront satisfaits de la vie confortable qu’on leur propose à Lugdunum, ils ne penseront pas à comploter avec Marc-Antoine contre le Sénat à Rome… Le stratagème des sénateurs réussit. Une ville nouvelle se développe à Lugdunum, similaire aux autres villes romaines, avec un forum situé à l’emplacement de l’actuelle esplanade de la basilique Notre-Dame, qui donnera son nom à l’actuelle colline de "Fourvière" (corruption de "forum vetus"), en décalé d’un cardo correspondant à l’actuelle rue Pierre Marion et d’un decumanus encore très bien visible en contrebas de l’actuelle rue Roger Radisson, le long des entrées hautes du théâtre et de l’odéon. Plancus tire une telle fierté de ce travail urbanistique, qu’il le mentionne comme l’œuvre principale de sa vie sur son mausolée à Gaeta dans la province du Latium en Italie (en la nommant "Colonia copia felix Munatia Lugdunum/Colonie prospère et heureuse de Munatius [Plancus] à Lugdunum"). La presqu’île, qui certes n’est pas aussi urbanisée qu’aujourd’hui (sa pointe se situe approximativement au niveau de l’actuelle gare Perrache ; ce n’est qu’au XVIIIème siècle que les marais au sud de cette pointe, dans lesquels s’unissent les eaux capricieuses du Rhône et de la Saône, seront comblés pour permettre la construction d’habitats solides), devient néanmoins une zone de "canabae/entrepôts, magasins" en latin, où colons romains et autochtones celtes/gaulois échangent leurs marchandises. Très tôt, attirés par la situation commerciale stratégique de Lugdunum (qui vers le sud conduit à la Méditerranée via le port d’Arles fondé par César, et qui vers le nord conduit au cœur du monde celte/gaulois), et aussi par un coût du travail très bas, des artisans italiens y ouvrent des succursales : ainsi les archéologues ont mis à jour dans la quartier de La Muette, en contrebas occidental de l’actuelle colline de la Croix-Rousse, un atelier de poteries dont la marque de fabrique, la surface rouge brillante caractéristique et l’analyse des moules ont révélé que leurs créateurs étaient des potiers d’Arezzo en Italie vers le troisième quart du Ier siècle av. J.-C., c’est-à-dire des contemporains de Plancus (un four spectaculaire du IIème siècle découvert en 1965 dans le même quartier, ayant conservé sa cour, son alandier, sa sole et son laboratoire, prélevé de son site en un bloc pour être exposé aujourd’hui au musée Gallo-romain de Lyon-Fourvière, prouve que ces potiers italiens de La Muette ont eu une longue descendance). La partie de la Croix-Rousse surplombant les canabae au nord de la presqu’île, s’urbanise également à la fin du Ier siècle av. J.-C. par la volonté d’Octave, devenu empereur sous le nom d’"Auguste", de faire de Lugdunum le carrefour de toutes les routes du nord : Agrippa, général d’Auguste, chargé de ce travail, trace la route du sud (reliant Arles) sous les actuelles montée de Choulans et rue de Fontanières, la route de l’ouest sous l’actuelle rue Roger Radisson et avenue Barthélemy Buyer, la route de la Manche et de l’île de Bretagne sous les actuelles rues Pierre Audry et Michel Berthet, et la route du Rhin en suivant l’ancien chemin préromain des actuelles montée Saint-Barthélemy et passerelle Saint-Vincent, prolongé par une voie mal définie sous les actuelles traboules de la Croix-Rousse, empruntant probablement l’actuelle montée des Carmélites ("Agrippa a choisi [Lugdunum] comme point de départ des quatre grands chemins de la Gaule, qui aboutissent le premier au pays des Santons [tribu celte/gauloise de l’embouchure du fleuve Garonne, regroupée dans la cité de "Mediolanum Santonum" qui a donné son nom à l’actuelle ville de "Saintes"] en Aquitaine, le deuxième au Rhin, le troisième à l’Océan par le pays des Bellovaques [tribu celte/gauloise qui a donné son nom à l’actuelle ville de "Beauvais"] et des Ambiens [tribu celte/gauloise de l’embouchure du fleuve Somme, qui a donné son nom à l’actuelle ville d’"Amiens"], et le quatrième à la Narbonnaise et à la côte de Massalia", Strabon, Géographie, IV, 6.11). Auguste décide aussi de diviser la Gaule comata/chevelue en trois parties : Aquitania/Aquitaine entre Pyrénées et Loire (dérivé d’"aqua", "eau" en latin, qui renvoie à la proximité de l’océan Atlantique ou aux nombreux cours d’eau et sources de la province), Lugdunensis/Lyonnaise entre Loire et Somme/Seine, Belgica/Belgique entre Somme/Seine et Rhin (les "Belges" sont ainsi nommés depuis César, qui au livre I paragraphe 1 alinéa 3 de sa Guerre des Gaules les définit comme "les plus vigoureux/fortis" parmi les Celtes/Gaulois : on ignore si "belga" est la latinisation du nom d’une tribu celte/gauloise particulière, plus précisément celle des "Bellovaques" qui autorise le parallèle phonétique avec "Belga" [la fricative labio-dentale voisée [v] aurait été apocopée avec le temps dans la prononciation latine ; les Bellovaques sont mentionnés comme "les plus vaillants/virtus" des Celtes/Gaulois du nord par César au livre II paragraphe 4 alinéa 5 de sa Guerre des Gaules], s’étant imposée aux autres entre Somme et Rhin, ou s’il s’agit d’un qualificatif formé par César sur "bellum", "guerrier, combatif" en latin, d’où dériveront "belliqueux" et "belligérant" en français). Chaque année, au mois qui porte son nom - le mois "augustus", qui se corrompra en "août" en français -, Auguste impose la réunion des représentants de ces trois nouvelles Gaules à Lugdunum, dans un sanctuaire fédéral fabriqué en conséquence en -12 par Nero Claudius Drusus, son fils adoptif (ce sanctuaire des Trois-Gaules est connu seulement par une citation de Strabon ["On voit aussi [à Lugdunum] le sanctuaire de tous les peuples de la Gaule en l’honneur de César Auguste, en avant de la ville, au confluent des deux cours d’eau. Il se compose d’un grand monument où sont inscrits les noms de soixante peuples dont chacun est représenté par une statue, et d’un autre aussi grand ["kaˆ ¥lloj mšgaj"]", Strabon, Géographie, IV, 3.2] et par un grand nombre de monnaies représentant ses deux hautes colonnes emblématiques ; il se trouvait sans doute sous l’actuelle place Chardonnet et les îlots adjacents). En l’an 19, sous Tibère, un nommé Caius Julius Rufus est nommé représentant de sa cité de Mediolanum Santonum/Saintes lors de cette réunion annuelle à Lugdunum. Il est si heureux de sa nomination qu’en remerciement il élève à ses frais dans sa cité un arc qui existe toujours aujourd’hui, portant une inscription avec sa généalogie très importante pour notre étude : Caius Julius Rufus affirme être Celte/Gaulois, arrière petit-fils d’un chef de la tribu des Santons nommé "Epotsorovicus" ayant aidé César dans ses conquêtes (d’où le prénom "Caius Julius" Rufus, en souvenir de "Caius Julius" Caesar/César). Cela renseigne sur le degré de romanisation des Gaulois moins d’un siècle après l’invasion des légions de César. Arrivé à Lugdunum, ce Rufus exprime son contentement en réalisant encore à ses frais, dans le prolongement occidental du sanctuaire des Trois-Gaules, un amphithéâtre qui existe toujours aujourd’hui lui aussi, en plein cœur du quartier de la Croix-Rousse. La romanisation est telle qu’en 41 un citoyen de Lugdunum, Tiberius Claudius Drusus/Claude (fils de Nero Claudius Drusus précédemment mentionné), devient Empereur : c’est le premier Empereur non Romain. En 48, Claude vante sa Gaule natale par un célèbre discours au Sénat en faveur de l’intégration complète des Gaulois dans l’administration romaine (rapporté partiellement par Tacite au livre XI paragraphes 23 à 25 de ses Annales, le texte complet de ce discours est gravé sur une monumentale table en bronze, dont une moitié sera retrouvée au XVIème siècle, exposée aujourd’hui au musée Gallo-romain Lyon-Fourvière ; ce texte constitue le document 1668 dans le livre XIII du Corpus inscriptionum latinarum abrégé en "CIL" dans le petit monde des latinistes). La prospérité croît aux Ier et IIème siècles, dynamisée par l’exportation des productions locales - les industries de céramique, de verre, de fer, de plomb et de textile sont bien attestées - et les importations d’huiles et de vins. Elle engendre une intense vie intellectuelle, comme le constate avec étonnement Pline le Jeune à cette époque ("J’ignorais l’existence de libraires à Lugdunum, et que mes ouvrages s’y vendent, je suis heureux de constater qu’ils conservent à l’étranger la faveur qu’ils se sont attirée ici", Pline le Jeune, Lettres IX.11, A Géminus). Bref, au IIème siècle, à l’exception notable des péninsulaires de Galice, de Cornouailles, de Galles et de Calédonie, les Celtes/Gaulois de Lugdunum/Lyon comme de partout ailleurs à l’ouest du Rhin ont oublié leur passé celte/gaulois (ce qui nécessitera des travaux très pointus aux chercheurs des XIXème et XXème siècles pour le reconstituer), ils sont devenus Romains par leur aspect physique et vestimentaire, leurs mœurs, leur façon de vivre, leur politique, leur religion, leur art, leurs techniques.


On doit pourtant s’interroger sur la nature de cette romanité.


Qu’y a-t-il de romain dans le christianisme ? Avant de répondre, on doit d’abord s’accorder sur la définition même du christianisme, pour éviter les ambiguïtés. Dans la conversation courante, en l’an 2000, le mot "chrétien" évoque souvent l’image du pape au Vatican, même chez les orthodoxes et les protestants qui se positionnent justement par rapport à lui, contre l’Eglise centralisée qu’il incarne. Chez certains, "chrétien" renvoie à la cellule familiale Jésus-Marie-Joseph, dont découle tantôt un folklore anodin (les figurines en plastique et les images pieuses vendues dans les boutiques de souvenirs à Lisieux, au Mont-Saint-Michel, à Lourdes, à Saint-Jacques-de-Compostelle et ailleurs, qui finissent en décoration sur le buffet de la salle à manger ou comme grigris suspendus au rétroviseur intérieur de la voiture) tantôt un activisme brutal (les commandos anti-IVG, les persécutions contre les homosexuels, les violences physiques sur certains secteurs scientifiques). Ce ne sont pas ces définitions de surface que nous retiendrons ici. Le christianisme, c’est d’abord la bouée qui a évité à l’Occident de se noyer à la fin de l’ère impériale romaine. Les doctrinaires ecclésiastiques et les dames patronnesses rêvent aujourd’hui la chrétienté du haut Moyen Age comme un organisme figé, selon leurs aspirations rigoristes : la réalité historique a été rigoureusement inverse, la chrétienté du haut Moyen Age a été le seul élément dynamique dans un monde totalement figé, la seule incarnation des lois civiques héritée de la Rome impériale. Primo, alors que le fils de paysan était voué à une vie de paysan (c’est-à-dire au dur travail de la terre) et que le fils de seigneur était voué à une vie de seigneur (c’est-à-dire à la guerre, et non pas à l’oisiveté comme à partir du bas Moyen Age), l’Eglise du haut Moyen Age recrutait dans toutes les couches sociales, permettant à des seigneurs de se libérer de leurs obligations guerrières quand ils n’en avaient pas envie, et à des paysans de devenir plus respectés que des seigneurs après avoir gravi tous les échelons de la hiérarchie ecclésiastique. Deusio, alors que dans le domaine politique le paysan et le seigneur étaient liés à un fief étroit depuis leur naissance jusqu’à leur mort (rappelons qu’en français les mots "mas" et "manoir" désignant respectivement l’habitation du paysan et l’habitation du seigneur, dérivent pareillement du latin "manere" signifiant "demeurer, rester sur place"), dans le domaine religieux le christianisme les incitait à le quitter pour courir la grande aventure à l’autre bout du pays ou du continent en pèlerinage ou en croisade. Tertio, alors que toute l’Europe occidentale était atomisée en une multitude de petits royaumes, principautés, duchés, comtés, marquisats en guerre perpétuelle les uns contre les autres, l’Eglise était le seul élément unifié, structuré en réseau, échangeant ses hommes et ses idées entre ses monastères et ses évêchés (ce qui explique par exemple pourquoi au cours des siècles le style roman puis gothique des bâtiments ecclésiastiques a évolué simultanément depuis la péninsule ibérique jusqu’à la mer Baltique : les architectes et les maçons qui ont conçu et construit ces bâtiments étaient les mêmes, ils se déplaçaient de ville en ville au cours de leur existence, missionnés par l’Eglise, pour exercer leur art). Rien ne contredit davantage la vision idéalisée de l’Occident au haut Moyen Age, que la présentation qu’en a faite l’historien Paul Zumthor en introduction à sa biographie de Guillaume le Conquérant. Comme lui, nous devons nous représenter le continent européen comme une immense forêt, depuis l’actuel Portugal jusqu’à l’actuelle Pologne. Cette forêt est percée de loin en loin par des clairières de dimensions modestes, au centre desquelles se trouvent des villes. Enfin, des villes… Plutôt ce qu’il en reste. Rotomagus par exemple était une grande ville romaine : Rouen au haut Moyen Age n’est plus qu’un hameau. On peut dire la même chose de Lutèce par rapport à Paris. Dans le cas de Lugdunum, l’effondrement est tel que Lyon a failli ne jamais exister : contrairement aux centres de Rotomagus/Rouen et de Lutèce/Paris qui seront toujours occupés, la colline de Fourvière à Lugdunum/Lyon, cœur du pouvoir romain, est effectivement désertée, ses bâtiments servent un temps de carrière, puis sont laissés à la végétation (d’où leur bon état de conservation, contrairement à ceux de Paris et de Rouen qui ont été partiellement ou totalement détruits pour servir de fondations à des nouvelles constructions, habitats de fortune ou fortifications ; la colline de la Croix-Rousse connaît une désaffectation presque similaire, par exemple le titulus de l’amphithéâtre des Trois-Gaules sera retrouvé en 1958 comme bouchon d’un puits, et les deux colonnes emblématiques du sanctuaire des Trois-Gaules seront déplacées et coupées en deux au début du XIIème siècle pour servir de piliers à la croisée du transept de l’église Saint-Martin d’Ainay). L’espérance de vie ne dépasse pas vingt ans (c’est une régression spectaculaire par rapport à l’ère romaine et aux ères grecques précédentes : souvenons-nous par exemple que selon la tradition saint Jean a traversé le Ier siècle depuis Tibère jusqu’à Domitien, que Gorgias est contemporain de Périclès dans sa jeunesse et d’Epaminondas dans sa vieillesse, que Sophocle est mort à quatre-vingt-dix ans en -406). Les filles perdent leur pucelage avant d’avoir leurs premières règles, elles sont enceintes dès l’adolescence, elles meurent souvent en couches. Quatre enfants sur cinq ne survivent pas. Et quand ils survivent, ils doivent se reproduire vite, car l’hygiène, la médecine, la sécurité n’existent plus. Ces villes-hameaux sont accaparés par ceux qu’on appelle conventionnellement des "seigneurs", qui dans les faits ne sont que des petits chefs sans panache et sans instruction, mais qui ont compris que, l’espérance de vie étant très basse, ils n’ont rien à perdre à tuer et à voler pour essayer d’accroître et agrémenter un peu leur existence : en s’appropriant pour les manger le bétail et les récoltes de tels paysans, le seigneur se garantit une meilleure santé, et la capacité de fomenter d’autres appropriations de biens de tels autres paysans, et de tuer les seigneurs rivaux qui lorgnent sur les mêmes biens (n’en déplaise à Karl Marx, la frontière entre exploitant et exploité est très floue au haut Moyen Age : ces seigneurs, ancêtres de la future noblesse oisive d’Ancien Régime, ne sont souvent que d’anciens paysans lassés d’avoir été plusieurs fois dépouillés de leurs biens, et les paysans victimes de ces captations sont parfois d’authentiques anciens dignitaires de l’ère romaine déchus). Entre ces "laboratores" ("ceux qui travaillent" en latin) et ces "bellatores" ("ceux qui combattent" en latin), les chrétiens ou "oratores" ("ceux qui prient" en latin) s’évertuent à entretenir l’héritage du vivre-ensemble de l’époque romaine. Mais qui sont-ils, ces chrétiens ? d’où viennent-ils ? de qui s’inspirent-ils ? A Lugdunum/Lyon, les premiers chrétiens sont visibles en contrebas de la colline de Fourvière, sur les terres asséchées par le déplacement du confluent vers l’est au cours du Ier siècle, où ils édifieront plus tard la cathédrale Saint-Jean. Un nommé Pothin est leur guide au IIème siècle, connu seulement par une Lettre aux églises d’Asie et de Phrygie citée par Eusèbe de Césarée au paragraphe 1 livre V de son Histoire ecclésiastique. Cette lettre, qui est un appel au secours, nous informe qu’en 177 les chrétiens de Lugdunum/Lyon, parmi lesquels Pothin et une jeune notable locale convertie et influente nommée Blandine, ont été arrêtés et exécutés publiquement dans des conditions atroces à l’amphithéâtre des Trois-Gaules par les autorités romaines. Elle a probablement été rédigée par Irénée, compagnon de Pothin, qui a échappé à l’arrestation, et qui deviendra le nouveau guide ou "episcopus/évêque" ("surveillant, observateur" en latin) de Lugdunum/Lyon. L’origine de cette persécution est inconnue. On lui suppose plusieurs causes. Les chrétiens ultérieurs l’expliquent par l’intolérance des Romains polythéistes contre le monothéisme chrétien, mais on peut retourner cette hypothèse religieuse : ne serait-ce pas plutôt l’intolérance monothéiste des chrétiens qui a indisposé les Romains polythéistes ? Divers indices que je n’aborderai pas ici suggèrent que Pothin et Irénée ont été proches de Montanus de Phrygie, un ancien païen converti au christianisme le plus échevelé, exaltant le martyre comme une extase mystique : l’hystérie masochiste et nihiliste avec laquelle les chrétiens de Lugdunum/Lyon se sont précipités au martyre, selon la lettre citée par Eusèbe de Césarée, sous-entend-elle que leur mort relève moins d’une persécution romaine que d’une recherche délibérée de mourir, de la manière la plus mélodramatique possible, afin d’impressionner leurs contemporains romains par leur jusqu’au-boutisme ? Pothin et Irénée en tous cas ne sont pas Romains, ils sont Grecs, disciples et envoyés de Polycarpe (lui-même disciple de l’apôtre et évangéliste saint Jean installé à Ephèse à la fin de sa vie) pour évangéliser le nord-ouest de l’Empire romain. Cela incite à avancer une autre hypothèse, de nature sociale : comme en d’autres temps et en d’autres lieux, cette installation d’immigrants grecs en terre gallo-romaine, apportant leur langue étrangère, leurs mœurs étrangères, leur religion étrangère et sans compromis, et des revendications matérielles de toutes sortes, a-t-elle engendré une xénophobie anti-grecque, donc anti-chrétienne, chez les autochtones gallo-romains, dont les massacres évoqués dans la lettre citée par Eusèbe de Césarée seraient la conséquence ? Autrement dit, selon ces deux hypothèses, le christianisme n’est romain ni par son enseignement, ni par ceux qui le propagent. Son enseignement, d’abord. Le christianisme comporte trois points : primo les dieux n’existent pas, la seule chose qui existe est un Tout cohérent aux dimensions de l’univers, deusio nous sommes tous égaux face à ce Tout (ou pour reprendre la célèbre formule de Paul au verset 28 chapitre 3 de sa Lettre aux Galates, nous sommes "ni juifs ni Grecs, ni esclaves ni libres, ni hommes ni femmes" mais "tous enfants de Dieu"), et nous ne pouvons y échapper justement parce que ce Tout est partout (selon les termes des évangélistes, nous sommes prisonniers d’une "œcuménie/o„koumšnh" ou "grande maison", d’une "cosmopolis/kosmÒpolij" ou "cité universelle", que saint Augustin latinisera et canonisera en "civitate Dei/cité de Dieu"), tertio le politique doit toujours obéir au dogme en vertu des deux premiers points (les hommes d’Etat [alias les bellatores], qui sont par nécessité attachés à la gestion du quotidien, n’ont pas comme les hommes de pensée [alias les oratores] le recul nécessaire pour prendre les bonnes décisions de long terme ; cela se traduira dans le monde orthodoxe oriental par la soumission des empereurs aux patriarches, et dans le monde catholique occidental par la soumission des rois aux papes). Aucun de ces trois points n’a un rapport avec la Rome antique avant Constantin. Ceux qui propagent le christianisme, ensuite. Les premiers orthodoxes et les premiers catholiques ont en commun d’avoir été des "agnostiques", c’est-à-dire non pas des "athées" (souvent l’opinion commune confond à tort les deux mots, qui renvoie pourtant à deux attitudes différentes : un "athée/¥qeoj", comme son radical "dieu/qeÒj" précédé d’un "a-" privatif l’expliquent, refuse farouchement toute transcendance, l’agnostique est plus ouvert sur le sujet), mais des adversaires de la "gnose/gnîsij", "science infuse, jugement arrêté, connaissance sentencieuse" en grec (par opposition à "sof…a/science pratique, jugement argumenté, connaissance expérimentale"), un courant de pensée initié par Simon le magicien (personnage évoqué au chapitre 8 des Actes des apôtres) qui voyait en Jésus non pas le Fils de Dieu ni le Messie mais seulement un guide spirituel incitant chacun au lucratif "Soyez vous-même !" repris aujourd’hui par nos modernes gourous de sectes (formule paradoxale, puisqu’elle prétend libérer l’individu de toutes les formes d’oppression… mais sous la forme impérative !). Or la lutte entre gnostiques et agnostiques est une affaire purement orientale, elle ne concerne nullement les Romains. Et même en 325, quand tous les représentants de l’Eglise se rassembleront au concile de Nicée autour de l’Empereur romain Constantin récemment converti au christianisme, on constatera l’isolement des rares évêques latins parmi la foule d’évêques hellénophones. Dans ses écrits violemment agnostiques, Irénée ne se réfère pas au monde romain : il ne fait que déplacer en Europe occidentale les débats internes à la communauté chrétienne orientale, que ses lecteurs gallo-romains convertis relaieront après lui.


Je finis par me demander : qu’y a-t-il de romain dans l’Empire de Rome ? A Lugdunum/Lyon, l’historien Amable Audin remarque que les épitaphes comportent dix-neuf pour cent de noms grecs au Ier siècle, vingt-quatre pour cent dans la première moitié du IIème siècle, trente pour cent dans la seconde moitié du même siècle, et dix-huit pour cent au IIIème siècle. Cette population grecque exponentielle est composée des esclaves et des affranchis des riches notables romains locaux. La chute du pourcentage au IIIème ne signifie pas que cet accroissement de population grecque cesse, il découle simplement de la latinisation des noms des nouveaux esclaves et affranchis d’origine grecque. Autrement dit, on présente Lugdunum/Lyon comme une cité romaine, mais dans les faits elle est habitée par un tiers de Grecs, tandis que les deux autres tiers comptent un gros pourcentage de Celtes/Gaulois et une petite minorité de Romains de Rome. Que dire de Lutèce/Paris ? Que dire de Rotomagus/Rouen ? Que dire de toutes les autres cités soi-disant "romaines" d’Europe occidentale ? Le constat est le même. Les cadres sont certes Romains, mais la population majoritaire est gauloise ou germanique, et elle se laisse former par les immigrés chrétiens en provenance de l’aire hellénophone profitant du libre marché romain. L’enveloppe charnelle est bien romaine, mais les viscères sont celtes/gauloises, et l’âme que j’ai qualifiée de "romaine" à la fin de mon alinéa sur Paris, est en réalité grecque, les Romains n’ont été que des passeurs de cette âme.


Et que dire de la cité de Rome elle-même ? Je dois me rendre sur place pour vérifier.

  

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Lyon (juillet 2015)