© Christian Carat Autoédition
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Parodos
On peut résumer la vie et la démarche intellectuelle d’Hannah Arendt à une unique question : quelle est la nature du mal ? Hannah Arendt a tiré cette obsédante question de son parcours personnel. D’abord, elle est entrée dans la vie adulte en étant pour Heidegger ce que Camille Claudel a été pour Rodin, ou, plus platement, ce que Laetitia/Mélanie Laurent a été pour Roland Verneuil/Fabrice Luchini dans le film Paris de Cédric Klapisch : une étudiante qui a couché avec son professeur et qui s’est assurée ainsi, même si elle était réellement intelligente et talentueuse, toutes les facilités administratives et une célébrité immédiate. Mais étant juive, elle n’a pas pu suivre son professeur-amant quand celui-ci a commencé à flirter avec les nazis à partir de 1933. Nul besoin d’être un fin psychologue pour deviner que le doute à partir de cette date s’est mué en elle en une amère angoisse : "Me suis-je bien comportée en couchant avec cet homme ? Suis-je complice de sa dérive ? Ai-je été trop naïve ou trop exaltée ? Jusqu’à quel point la philosophie peut-elle excuser des actes inacceptables ? Si demain on me montre du doigt en criant : “Vous êtes le mal parce que vous passez tout votre temps à philosopher au lieu de vous engager contre la barbarie, parce que vous devez votre célébrité à Heidegger qui fréquente aujourd’hui les barbares, et parce que vous avez été la petite salope de Heidegger !”, que pourrai-je répondre ?". Ensuite, en juin 1940, sa célébrité lui a permis d’obtenir un laisser-passer pour les Etats-Unis, elle a ainsi sauvé sa peau en partant vers l’Amérique, en abandonnant derrière elle ses semblables juifs du camp de Gurs, bientôt transférés vers Drancy, puis vers Auschwitz. Nul besoin encore d’être un fin psychologue pour deviner qu’après la révélation publique d’Auschwitz au sortir de la deuxième Guerre Mondiale, le soulagement organique de 1940 s’est mué en elle en une nouvelle amère angoisse : "Me suis-je bien comportée en abandonnant mes semblables à Gurs ? Ai-je une part de responsabilité dans leur mort ? Aurais-je dû mourir avec eux ? Quelle est ma légitimité d’être encore vivante aujourd’hui ? Si demain on me montre du doigt en criant : “Vous êtes le mal parce que vous avez fui, parce que vous êtes une lâche, parce que vous avez profité de votre célébrité pour sauver votre peau quand d’autres ont perdu la leur en raison de leur anonymat !”, que pourrai-je répondre ?". Le procès d’Eichmann en 1961, qu’Hannah Arendt a suivi assidûment et rapporté pour le journal New Yorker, a été à la fois un soulagement intime et l’aboutissement de sa démarche intellectuelle, la réponse à son obsédante question : "Quelle est la nature du mal ?". Face à la personnalité quelconque d’Eichmann, elle a conclu que, confronté à une situation excessive, tout individu n’a que trois options obligées. La première option est l’adhésion : "Je choisis délibérément telle proposition que la situation m’impose, je m’engage pleinement dans la voie qu’elle trace, j’en accepte consciemment toutes les conséquences bonnes ou mauvaises". La deuxième option est le refus, qui peut prendre la forme de la confrontation combative, militaire, héroïque, ou à l’inverse la forme de la fuite en manière de : "Je ne suis pas d’accord avec la proposition que la situation m’impose, mais je ne suis pas un héros, je ne maîtrise aucune arme, je suis trop faible et trop vieux, donc la seule façon pour moi d’exprimer mon refus est de partir, c’est-à-dire de montrer mon cul à ceux qui veulent que j’adhère à cette proposition", on note que la fuite dans ce cas n’est jamais une solution de confort, elle n’a aucun rapport avec la lâcheté, elle est toujours ressentie comme une déchirure, au point qu’après le départ géographique elle s’achève parfois par un départ physique, autrement dit par le suicide, comme celui de Stefan Zweig au Brésil. La troisième option est celle de l’attente, qui est le choix du non choix, et équivaut à l’adhésion par passivité. Cette troisième option, qui est la vraie lâcheté car elle cache un engagement réel derrière le masque de la neutralité, est celle des deux tiers des cobayes de l’expérience de Stanley Milgram. C’est aussi celle d’Eichmann tel qu’il se montre en 1961, le nez vissé à sa comptabilité de fonctionnaire pour éviter de se poser des questions sur la finalité de cette comptabilité et pouvoir se retrancher derrière un : "Je n’étais pas responsable car je ne faisais qu’obéir à mes chefs, par ailleurs je n’avais aucun moyen personnel d’agir autrement !". C’est aussi celle de la grande majorité des quarante millions de Français entre 1940 et 1944, le nez vissé à leur tâche quotidienne inchangée d’avant 1940 pour éviter de se poser des questions sur la finalité de ces tâches et pouvoir se retrancher derrière un : "Je ne suis pas responsable car j’étais emporté par les événements comme beaucoup d’autres, par ailleurs j’avais une famille à nourrir !". En résumé, la nature du mal ne se trouve pas dans celui qui dit : "Je veux faire le mal !" ou : "Je suis un suppôt de celui qui veut faire le mal !" ni dans ceux qui expriment ouvertement leur opposition dans le combat ou dans la fuite, elle se trouve dans ceux qui choisissent de se ranger derrière une autorité quelle qu’elle soit, une autorité qui peut s’incarner parfois dans celui qui dit : "Je veux faire le mal !" dès lors légitimé et efficacement secondé. Ce raisonnement permet à Hannah Arendt d’exonérer en partie l’égarement de son professeur-amant Heidegger en 1933 autant que son propre départ pour l’Amérique en 1940, et de répondre à ses contradicteurs de 1961 : "De quel droit affirmez-vous que je suis le mal et que vous êtes le bien ? De quel droit affirmez-vous que vous êtes des victimes ou des familles de victimes, et que je suis un bourreau ou une complice des bourreaux ? Où étiez-vous en 1940 ? Où étiez-vous en 1933 ? Votre anonymat vous a-t-il réellement obligé à offrir des blancs-seings aux nazis, à servir la Wehrmacht, à ravitailler l’occupant comme vous l’avez fait jusqu’aux derniers jours de 1944 ou de 1945 ? Le vrai mal, ce n’est pas la petite clique de fous qui disaient à Berlin : “Nous voulons la guerre ! Nous voulons l’extermination des races inférieures ! Nous voulons régner seuls sur le monde !”, c’est la masse des Eichmann, des Speer, des Manstein, des von Braun, la masse des industriels allemands, la masse des anonymes qu’on voit acclamer publiquement Hitler dans les documents filmés jusqu’en 1942, qui n’étaient pas des fous mais des individus ordinaires ayant cautionné et servi les fous pour des raisons basses, c’est la masse des Allemands qui ont déposé le bulletin “Oui” dans l’urne en 1933 en se disant qu’ils avaient tout à y gagner, c’est la masse des Occidentaux lambdas comme vous qui ont signé des traités de Munich et des armistices de Rethondes en se disant qu’ils n’avaient rien à y perdre". C’est un raisonnement qui justifie aussi le ministère philosophique d’Hannah Arendt, c’est même une définition idéale de la philosophie, puisque l’objet de la philosophie est la pensée, le savoir, le questionnement, et que la nature du mal selon Hannah Arendt est précisément la négation de la pensée, le renoncement au savoir, le choix de ne pas se poser de questions. C’est enfin un raisonnement parfaitement occidental, qui sous-entend que le mal n’est pas dans ceux qui remettent l’ordre en cause mais au contraire dans ceux qui lui obéissent sans discuter, sans rechigner, sans réfléchir, le mal n’est pas dans la participation à l’érection ou au déboulonnage d’une statue particulière mais dans le choix de se soumettre à la statue du moment.
A Rome, à travers l’étude de leur naissance, de leur vie, de leur mort et de leur résurrection dans d’autres chairs, je me suis demandé si les civilisations obéissent aux mêmes mouvements que les individus. Le raisonnement d’Hannah Arendt sur la nature du mal tend à confirmer cela. Car ce que je viens de dire sur la majorité des Occidentaux ayant vécu entre 1933 et 1945, on peut le dire aussi sur l’Occident en général. Le choix de ne pas choisir engendre toujours un ressenti négatif après la fin de la situation excessive : l’individu ne se pardonne pas sa compromission passive avec le vaincu ou sa mollesse avec le vainqueur, sa lâcheté de n’avoir rien fait par lui-même. L’Occident depuis 1945 est pareillement rongé par la situation excessive qu’il n’a pas su gérer entre 1933 et 1945, ou plus exactement qu’il a gérée à la manière des cobayes de Milgram. En son sein, certains peuples ont adhéré (l’Italie, la Roumanie, la Hongrie), d’autres ont résisté trop tardivement pour pouvoir prétendre au statut de héros, ayant attendu de recevoir les premières bombes sur leur sol ou sur leurs côtes avant de prendre parti (la France et la Grande-Bretagne prêtes à signer n’importe quoi sur la Rhénanie, sur l’Anschluss, sur les Sudètes, et refusant de bouger pour la Pologne, les Balkans séduits avant d’être envahis à leur tour, la Russie et les Etats-Unis très heureux de vendre leurs matières premières à l’Allemagne pendant les campagnes de Pologne, de France, d’Angleterre, des Balkans), d’autres encore sont restés neutres jusqu’aux tous derniers jours (la Suisse, la Suède, l’Amérique latine). La génération survivante de 1933-1945 a présenté la morale des Trente Glorieuses, les cheveux courts, le port de la cravate, la jupe en-dessous des genoux, le dos au dossier, les mains sur la table, et une sexualité sévèrement contrôlée sous peine d’exclusion du corps social, comme une morale ancestrale : c’était un mensonge, car les ancêtres du temps de Napoléon Ier ou de Louis XIV ou du Moyen Age avaient des mœurs beaucoup plus libres et des préoccupations plus profondes, la vérité est que cette morale stricte des Trente Glorieuses a été fabriquée inconsciemment par cette génération de 1933-1945 comme une thérapie collective, comme un moyen de convaincre elle-même et la postérité qu’elle avait des valeurs en dépit de ses adhésions tacites ou de ses résistances tardives de naguère, sur le mode : "On tourne la page, on oublie, on fait comme si rien ne s’est passé". Occuper toute la journée à cancaner sur des questions d’apparence c’était un moyen de ne pas parler de ce que cachaient ces apparences, occuper toute la journée à juger la longueur des cheveux et des jupes c’était un moyen d’écarter les sujets de fond, en l’occurrence ce qu’on avait fait ou ce qu’on n’avait pas fait entre 1933 et 1945. Malheureusement pour eux, les artisans des Trente Glorieuses ont été trahis par leur propre progéniture, qui, en renversant ces valeurs étouffantes et trompeuses en mai 1968, a signifié son refus de continuer plus longtemps le mensonge. Mai 1968 n’a pas été un phénomène universel, mais un phénomène exclusivement occidental. Ainsi je me suis souvent demandé pourquoi on n’observe aucun soulèvement dans les pays ex-colonisés d’Afrique ou d’Asie, alors qu’on voit naître par exemple dans la lointaine Mexico une contestation violente similaire à celle de Paris : quel rapport entre mai 1968 à Paris et mai 1968 à Mexico ? quel lien rattache le discours des étudiants occidentaux jusqu’au-boutistes de Paris au discours des étudiants occidentaux jusqu’au-boutistes de Mexico ? La réponse se trouve encore dans l’attitude des parents pendant la deuxième Guerre Mondiale : derrière les revendications de surface (davantage de moyens pour l’université et moins de sévérité dans la répression policière), la jeunesse mexicaine a contesté la morale prônée par le Partido Revolucionario Institucional incarné alors par Diaz Ordaz, parti monopole créé en 1946 pour faire oublier les fluctuations diplomatiques des années précédentes (le Mexique n’est entré officiellement dans la guerre qu’en mai 1942 après le torpillage de deux de ses navires par les u-boots, et sa participation militaire s’est limitée à l’envoi d’un unique escadron d’aviation d’environ trois cents hommes sur les Philippines entre mars et juin 1945). Mai 1968 a été un événement positif par rapport au contexte de mai 1968. Le problème de l’Occident aujourd’hui, en mars 2017, est que ce mouvement soixante-huitard devenu tyrannique n’est absolument plus adapté au contexte historique de mars 2017. Les étudiants de mai 1968 ont érigé en dogme le rejet de toute valeur, immédiatement suspectée de vouloir ressusciter la morale mensongère de leurs parents, le choix du non choix qui a si bien servi les nazis entre 1933 et 1945 : cinq décennies plus tard, ce dogme est devenu une manie, un TOC, dans la bouche de ces ex-étudiants soixante-huitards devenus vieux mais qui gardent farouchement le contrôle absolu de tous les pouvoirs, depuis la direction d’entreprises jusqu’aux assemblées politiques en passant par les médias, le domaine éducatif, la culture. Ces clones d’Alcibiade en plein naufrage sénile, après avoir pourri la vie de leurs parents qui leur ont tout donné, pourrissent désormais la vie de leurs enfants en les accusant de ne pas être assez ouverts et généreux, la nouvelle génération à laquelle j’appartiens ne peut plus émettre le moindre jugement positif sur quoi que ce soit touchant au monde occidental sans subir de leur part le point de Godwin et le reductio ad Hitlerum, l’Occident selon eux n’aurait plus d’autre raison d’être que se repentir éternellement des égarements de la génération de 1933-1945, et de la génération antérieure qui l’a éduquée, et de la génération impérialiste encore antérieure qui a ouvert la voie en colonisant l’Afrique et l’Asie, l’Occident selon eux devrait accepter sa dégradation, sa soumission, sa disparition face à ses anciens colonisés en punition de ce qu’il leur a infligé et pour achever sa tare civilisationnelle qui l’a amené à commettre les pires horreurs durant la deuxième Guerre Mondiale. L’Occident selon eux serait intrinsèquement sûr de sa supériorité intellectuelle, sensible, imaginative, sûr de sa supériorité religieuse chrétienne agnostique, de sa supériorité politique aristocratique, et en raison de ces certitudes il serait naturellement porté à casser, à écraser, à anéantir toutes les autres civilisations, que ce soit par des bombardements ou par des chambres à gaz, en conséquence ils imposent depuis mai 1968 l’ouverture à tout-va, l’émerveillement naïf pour tous ceux qui n’ont pas la peau blanche comme eux, l’angélisme béat pour les religions les plus saugrenues qui ne leur rappellent pas le christianisme ou l’anticléricalisme que leur ont imposé leurs parents dans leur prime jeunesse, l’indulgence pour les massacres à la machette ou les décapitations au couteau qui leur semblent toujours moins terribles que l’industrialisation de la mort par la bombe atomique ou les fours crématoires, ils vont même jusqu’à excuser certains actes ignobles d’illuminés non-occidentaux en disant que la responsabilité n’en revient pas à ces illuminés mais à l’Occident qui aurait poussé ces illuminés à les commettre. Ils ont été jusqu’à inventer paradoxalement un racisme à l’envers dans le principe de "discrimination positive", visant à juger un individu et à lui donner un poste à responsabilités non pas en fonction de ses compétences et de son adéquation à ces responsabilités, mais en fonction de sa couleur de peau, ou de sa religion, ou de sa langue, ou de tout ce qui le distingue de l’Occidental séculaire local : l’essence de la "discrimination positive" consiste dans le fait, lors d’un examen ou d’un concours, de donner un 5/10 par exemple à un agnostique qui apporte telle réponse, et un 7/10 à un juif ou à un musulman qui apporte exactement la même réponse mais après un plus gros effort parce qu’on croit que les juifs et les musulmans sont par nature moins intelligents que les agnostiques d’où nécessité d’un petit coup de pouce de la part de l’examinateur (de ce point de vue, la "discrimination positive" n’est qu’une forme particulière de complexe de supériorité : on veut se valoriser en valorisant ceux qu’on considère moins évolués), et/ou qui serait victime d’une méfiance instinctive de la part de l’organisme recruteur occidental d’où l’attribution automatique de points supplémentaires pour contraindre ce recruteur à l’intégrer en dépit de sa supposée méfiance. La "discrimination positive" a des aspects dramatiques, elle est notamment une gangrène pour les entreprises occidentales, qui tendent à recruter non plus en fonction de leurs besoins techniques mais pour satisfaire des quotas, et qui plombent leurs budgets pour entretenir ces quotas ne leur servant techniquement à rien sinon à fournir au Big Brother soixante-huitard un certificat de conformité au politiquement correct ambiant. Plus généralement elle mine, ruine et coule les Etats occidentaux, parce que dès qu’ils sont confrontés à une crise ces gens recrutés d’abord pour leur appartenance à une minorité prouvent souvent leur inaptitude, leur manque d’initiative et d’expertise lié à leur habitude d’être des assistés, et aggravent la crise au lieu de la résoudre comme ils le devraient selon les postes à responsabilités qu’ils occupent. Elle a aussi des aspects qui confinent au ridicule. L’un des récents exemples est celui de l’élection de Miss Finlande 2017. Sur les dix finalistes, neuf étaient des canons ayant le vice d’avoir la peau blanche, la dixième était un cageot ayant la vertu d’avoir la peau noire. Terrorisés à l’idée d’être accusés d’occidentalocentrisme par le Big Brother soixante-huitard, les jurés ont élu cette dernière, commettant ainsi l’acte le plus lâche, le plus raciste et le plus mensonger qu’on puisse imaginer (car "la bandaison ne se commande pas", comme disait Georges Brassens : en regardant les braguettes inertes des jurés masculins, on pouvait acter que la raison de leur choix n’était pas l’attractivité de cette candidate noire, qui n’avait vraiment rien de commun avec une Katoucha Niane ou une Naomi Campbell, mais seulement une motivation idéologique liée à sa couleur de peau), alors même que la Finlande n’a jamais entretenu de relations privilégiées avec l’Afrique par le passé, et qu’en raison de son climat elle n’est pas davantage aujourd’hui la destination première des migrants africains.
Je suis parmi les derniers de mon âge à avoir connu la conscription. Au vu de mes résultats aux tests obligatoires lors de l’appel, on m’a vite incité à passer les épreuves facultatives pour devenir sous-officier de réserve. J’ai refusé. D’abord parce que, comme Nietzsche, je rechigne à chérir une opinion trop longtemps, craignant toujours qu’elle devienne une religion et me coupe du monde et des autres. Je suis contre les uniformes, ceux de l’armée et ceux de la vie civile. Ensuite parce qu’étant naturellement porté vers ce qui uni plutôt que vers ce qui divise, je n’arrive pas à m’imaginer avec une arme dans les mains, tirer sur des gens que je ne connais pas, obéir à un hiérarque éventuellement plus bête que moi ou à une propagande qui me laissera de marbre tant que je ne serai pas préalablement convaincu. Le service militaire était alors réduit à son expression la plus absconse : il consistait en un mois de classes, durant lesquelles le conscrit s’amusait à démonter et remonter son Famas et à tirer sur des cibles en carton, suivi de neuf mois de végétation en caserne (pour le troufion de base) ou dans des bureaux (pour le sous-officier de réserve). J’ai renoncé à ces dix mois récréatifs en optant pour vingt longs mois d’objectorat de conscience, que j’ai effectués dans une administration universitaire. Outre que ces vingt mois m’ont apporté une expérience que j’ai pu valoriser ensuite dans mon curriculum vitae, ils ont surtout manifesté publiquement que je suis contre la réduction de l’humain à un standard quel qu’il soit, et que je ne suis pas un va-t-en-guerre. Je suis également de ceux qui, élevés dans le je-m’en-foutisme soixante-huitard dominant, ont longtemps considéré que la politique n’était pas leur affaire. Et comme beaucoup de jeunes gens de mon âge, je me suis retrouvé comme un ballot devant ma télévision au soir du 21 avril 2002, découvrant le score de l’extrême droite et le risque qu’elle accède au pouvoir, et j’étais dans l’incapacité d’agir puisque je n’étais pas inscrit sur les listes électorales. Ce soir-là, comme Hannah Arendt, j’ai compris qu’à certains moments dans la vie, à certains moments dans l’Histoire, refuser de choisir est un choix, et même le mauvais choix : par ma passivité, par mon indifférence dans cette élection présidentielle d’avril 2002, j’ai contribué au succès de l’extrême droite. J’ai compris que refuser de choisir est le seul choix qui prive du droit de se plaindre. Je me suis donc inscrit sur les listes électorales, et depuis 2003 je n’ai jamais manqué une élection. Dès que j’entre dans l’isoloir, j’écarte les extrêmes, et je vote pour des candidats parlementaires de droite ou de gauche en fonction des enjeux et des personnalités, afin que, si demain la France sombre dans une anarchie d’extrême gauche ou dans une tyrannie d’extrême droite, je puisse continuer à me regarder dans la glace en me disant : "Nous sommes dans la panade, mais je n’ai pas contribué à la créer". Je ne vote pas pour des utopies ni pour des visions fantasmées du passé, je vote pour ceux qui organisent rationnellement la société selon les êtres et les choses concrètes du présent, et qui légalisent. Eh bien ! Aujourd’hui, en mars 2017, je suis toujours réfractaire à tout usage de la violence, mais face à la sénilité des soixante-huitards qui règnent partout je mesure les limites de l’objectorat de conscience : dans une situation excessive, comme celle du 21 avril 2002, comme celle des attentats qui envahissent régulièrement les journaux depuis une quinzaine d’années, l’objectorat de conscience n’est plus possible, le bulletin blanc n’est plus possible, l’abstention n’est plus possible, le "oui mais" à la Giscard n’est plus possible, le pacifisme à la Giono n’est plus possible, car dans tous ces cas le pacifisme, le "oui mais", l’abstention, le bulletin blanc, l’objectorat de conscience équivalent à une adhésion par passivité, ce sont des nouvelles formes de choix du non choix dont les conséquences sont bien concrètes et vont de pire en pire. Et j’avoue ne plus me reconnaître dans la grande majorité des candidats parlementaires métastasés par le tous-pareils tous-ensemble de mai 1968 et de l’après-chute du Mur de Berlin en 1989 : je continue à voter contre les extrêmes, oui, mais c’est davantage un vote par dépit que par adhésion réelle. Des peuples toxiques, des communautés toxiques, des groupuscules toxiques ont profité du masochisme occidental soixante-huitard, de son obsession repentante et de son inclinaison à accorder sa sympathie exclusive aux non-Occidentaux sans distinction, pour infiltrer en Occident leurs valeurs toxiques, dans la rue, dans les lois, dans les consciences, avec l’aide publique d’élus à l’apparence respectable mais prêts à tous les compromis pour prolonger leurs mandats dans d’innombrables Molenbeek depuis la péninsule ibérique jusqu’à la mer Baltique, des valeurs évoluant dans un espace-temps très étroit, figées par une condamnation viscérale du blasphème, s’incarnant dans l’obligation pour la génération vivante de reproduire mécaniquement la génération précédente jusqu’à la fin du monde, sans autre but que cette obligation elle-même qui aurait été imposée au premier ancêtre par un dieu indiscutable dans un passé indéfini et idéal, bref, des valeurs qui sont exactement contraires à celles de l’Occident depuis l’ère mycénienne. Depuis que Zeus a clamé ne rien devoir à son père Kronos et l’a réduit à l’impuissance dans un coin reculé de la Crète, les fils en Occident veulent dépasser leurs pères, ils les corrigent, et ils les renient quand ceux-ci persistent dans leurs vieilles convictions : mai 1968 a bouleversé ce principe en voulant réintroduire en Occident la solidarité génétique qu’on observe dans toutes les autres civilisations, posant que les fils seraient coupables des actes de leurs pères, qu’ils devraient renoncer à leur individualité pour prolonger, développer ou expier les voies empruntées par leurs pères, et que, cette logique s’appliquant aux pères de leurs pères, et aux pères des pères de leurs pères, l’Histoire de l’Occident tout entière, sa politique comme ses Arts, sa science théorique comme son génie civil, se résumerait à une Histoire de l’oppression des non Occidentaux et de la naissance des chambres à gaz. Selon les soixante-huitards, l’Occident doit disparaître parce qu’il est fondamentalement pourri, il doit renoncer à lui-même pour singer toutes les autres civilisations regardées comme des modèles. Le grand comme le petit, le bien-portant comme le handicapé, devraient partir ensemble et arriver ensemble sur la ligne d’arrivée, c’est-à-dire que le grand devrait réduire la longueur de ses enjambées pour s’adapter au pas du petit, et le bien-portant devrait ralentir pour attendre le handicapé, voire le grand et le bien-portant devraient véhiculer le petit et le handicapé sur leur dos, et finalement leur obéir sous prétexte que le petit et le handicapé possèderaient une richesse intérieure qui manquerait au grand et au bien-portant. Je refuse d’obéir à ce discours. Je suis un Occidental. Je suis grand et bien-portant, je ne veux pas véhiculer les groupuscules, les communautés, les peuples toxiques mentionnés précédemment qui se complaisent dans leur petitesse et leurs handicaps, et je ne suis pas responsable du pétainiste de mon grand-père ni du paternalisme colonialiste de mon arrière-grand-père. Et je suis Grec : l’immobilisme dans la repentance n’est pas l’affaire de Zeus, c’est le jeu stérile de toutes les autres civilisations mais non de la civilisation occidentale, mon passé n’est pas un idéal linéaire que je dois perpétuer sous l’autorité d’on-ne-sait-quels faux dieux mais un ensemble d’exemples que je veux sélectionner librement et dépasser, et j’affirme qu’un barbare est un barbare et non pas un incompris cachant une quelconque richesse intérieure. Et cela n’a aucun rapport avec la dernière averse ou avec les neiges d’antan (comme disait encore Georges Brassens) : un con est un con, et on trouve des cons partout, la couleur de peau ne joue aucun rôle dans ce fait, ni la religion, ni le sexe, ni l’orientation sexuelle, ni l’âge, ni la santé, ni n’importe quel autre particularisme. Nous ne sommes pas "tous pareils", pour reprendre le slogan des soixante-huitards, je suis libre de fréquenter ou de ne pas fréquenter ceux que je choisis, et je choisis de ne pas fréquenter ceux qui revendiquent ma montre en promettant de me donner l’heure - surtout s’ils sont incapables de fabriquer ou d’utiliser une montre, s’ils n’ont aucune volonté d’apprendre comment fabriquer ou utiliser une montre, et s’ils ont décidé à l’avance de me donner une heure erronée mais servant leurs projets obscurs, et d’accaparer ma montre pour la détruire et m’empêcher justement de vérifier l’heure exacte. Les soixante-huitards se gargarisent de parallèles entre la situation socio-politique d’aujourd’hui et celle de la veille de la deuxième Guerre Mondiale, comparant le regard porté en l’an 2000 par les Occidentaux séculaires sur les musulmans et les animistes claniques à celui porté par les mêmes en 1930 sur les juifs, mais cette comparaison pue encore l’idéologie, elle n’est nullement objective. Car en 1930, les juifs étaient bien intégrés à la communauté nationale, on ne savait pas qu’ils étaient juifs parce qu’ils parlaient français quand ils vivaient en France, ils parlaient allemand quand ils vivaient en Allemagne, ils parlaient italien quand ils vivaient en Italie, ils s’appelaient Fernand ou Marcel ou Léon, ils s’habillaient à l’occidentale, ils étaient engagés dans la vie démocratique (beaucoup étaient des anciens combattants de la première Guerre Mondiale qui s’étaient présentés volontairement sous le drapeau national pour défendre la France ou l’Allemagne ou l’Italie, alors que l’Italie, l’Allemagne et la France ne les y avaient pas contraints), leur pratique religieuse se cantonnait à la sphère privée, manifestée par une ménorah bon marché sur le buffet de la salle à manger entre le linge de famille et les diplômes encadrés obtenus à l’école nationale républicaine, impériale ou royale, chez une majorité d’entre eux elle était même inexistante au point que leurs enfants n’ont appris qu’ils étaient juifs que quand on leur a imposé de porter l’étoile jaune (comme la ministre Simone Veil ou le dessinateur Gotlib) : la minorité agissante des musulmans et des animistes claniques de l’an 2000 ne répond absolument pas à ce schéma, ils continuent à parler l’arabe ou la langue tribale après plusieurs générations (voire la nouvelle génération réapprend à parler la langue de leurs ancêtres pour se démarquer de la langue du pays d’accueil), ils se nomment Mohamed ou Karim ou Mamadou, ils s’habillent à l’orientale ou à l’africaine (ils préfèrent même avoir froid en conservant les vêtements légers des pays chauds de leurs ancêtres plutôt qu’adopter les vêtements plus épais adaptés au climat fluctuant des pays européens où ils vivent), leur pratique religieuse est extravertie, militante, prosélyte, ils contestent l’engagement dans la vie démocratique sous prétexte qu’elle est incompatible avec leurs mœurs, c’est-à-dire qu’ils se présentent comme des exclus alors qu’en réalité ils s’excluent eux-mêmes, réclamant des aménagements toujours plus nombreux et outranciers, tels les enfants en bas âge qui testent en permanence les adultes pour savoir jusqu’où ils peuvent aller, dans le but affiché de créer des territoires indépendants sans police, sans administration nationale, sans le moindre élément physique ou moral rappelant l’Occident séculaire, où ils rêvent d’appliquer leurs logiques infantiles. En 1930 les extrémistes étaient les gens du sol face à des étrangers qui s’intégraient, alors qu’en 2000 les extrémistes sont des étrangers qui refusent de s’intégrer face à des gens du sol qui se sentent obligés de leur dire : "Oui, vous avez raison, nous sommes des pourris parce nos arrière-grands-pères ont maltraité vos arrière-grands-pères, vous avez légitimité à accaparer nos maisons et nos chemises et à nous empaler sur vos saints épieux". Et face aux logorrhées anti-occidentales, quelle Histoire coloniale observons-nous ? Les soixante-huitards répètent à l’envi que les puissances coloniales européennes ont pillé les ressources naturelles de leurs colonies. C’est vrai. Mais primo on se demande pourquoi les peuples colonisés n’ont pas profité pour eux-mêmes de ces richesses naturelles qu’ils avaient à portée de main avant l’arrivée des colons, et secundo, si la colonisation a pu apparaître comme une bonne affaire à ses débuts pour quelques sociétés privées européennes aventureuses, elle s’est avérée très rapidement un boulet pour les Etats européens qui l’ont développée : oui, la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Allemagne ont beaucoup pris dans leurs colonies respectives, mais ils ont aussi beaucoup donné, et au XXème siècle ils ont fini par donner beaucoup plus que ce qu’ils ont pris, plombant leurs économies métropolitaines en s’obstinant à entretenir des forces de sécurité coloniales, à bâtir des routes et des ponts, à développer toutes sortes d’administrations civiles. Les colonies, contrairement à ce que disent les propagandistes de la repentance, n’ont pas été une manne mais un gouffre financier (comme l’explique par exemple l’essai La mondialisation et ses ennemis de l’économiste Daniel Cohen, peu suspect de libéralisme puisqu’il a un temps flirté avec la gauche de la gauche ; cet essai rappelle même aux tribuns du : "Les colonies ont fait la richesse de l’Europe !" que jusqu’en 1914 quatre-vingt-dix-huit pour cent des minerais métalliques européens et quatre-vingt pour cent des fibres textiles européennes venaient d’Europe, qui est restée par ailleurs exportatrice de son énergie jusqu’à la deuxième Guerre Mondiale, et que c’est précisément après la deuxième Guerre Mondiale et la décolonisation que l’Europe est devenue dépendante de ses ex-colonies notamment pour ses besoins en pétrole et en uranium), une masse de contraintes pour un profit minime, cela explique en partie pourquoi ces pays colonisateurs européens ont connu un "miracle" économique après leurs décolonisations : la vérité est que leurs colonies ne crevaient plus leurs budgets. En 1930, les archéologues occidentaux pouvaient fouiller le sous-sol de la Mésopotamie et de la Syrie pour révéler le haut passé des autochtones : aujourd’hui, en mars 2017, plus aucun archéologue occidental ne fouille ces territoires, parce que la majorité des autochtones considèrent ce haut passé comme le temps de l’ignorance et préfèrent adorer les cocus, les puceaux, les pervers et les impuissants. En 1930, n’importe qui pouvait traverser l’Afrique sur toute sa longueur ou toute sa largeur en suivant un convoi d’Abidjan à Tombouctou, de Tombouctou à Tamanrasset, de Tamanrasset à Alger : si je tente le même trajet aujourd’hui, en mars 2017, je ne suis pas certain d’en sortir vivant. Partout dans les ex-colonies les infrastructures sont laissées dans l’état où elles étaient lors de la décolonisation et les écoles tombent en ruines et se vident, non pas à cause des anciens colonisateurs comme le martèlent les hérauts de l’anti-Occident, mais à cause des anciens colonisés eux-mêmes qui s’entredéchirent en soutenant des petits chefs aussitôt renversés à peine élus mais ayant pris soin, avant d’être renversés, de capter pour leur propre compte les revenus publics du pays qu’ils avaient charge de gouverner. Et pour revenir au sujet des Miss nationales, Israël en élisant son canon Yityish Aynaw d’origine éthiopienne non juive, à l’instar de la France avec son canon Sonia Rolland d’origine rwandaise ou de la Finlande en 2017 avec son cageot d’origine nigériane, a témoigné de son ouverture au monde : quand donc un quelconque pays musulman - l’Egypte par exemple, ou l’Arabie saoudite, ou la Syrie - ou un quelconque pays animiste clanique subsaharien éliront-ils pareillement une Miss d’origine étrangère, une blonde à la peau blanche, agnostique, qu’ils laisseront défiler tête nue en bikini sur toutes les estrades de leurs territoires ?
Contaminés par ces entités toxiques qui instrumentalisent le mortifère politiquement correct ambiant, beaucoup d’Occidentaux oublient peu à peu leur propre identité, et d’abord leur passé, réduisent leur point de vue, limitent leur Histoire et leurs actes à ce qu’ils ont commis il y a un siècle, il y a dix ans, il y a une semaine, adoptant ainsi progressivement le point de vue à ras du sol et instantané de ces entités toxiques. Tant que ce nivellement de culture, de savoir, de sensibilité, de mœurs, de raisonnement, d’identité touche des gens plus bêtes que moi, par exemple demander à un footballeur ou à un rappeur un avis sur la politique étrangère de François Ier, ou sur le déclin des républiques italiennes à la Renaissance, ou sur les nouvelles orientations des études papyrologiques en Allemagne, comme s’ils étaient aussi éclairés et concernés que les spécialistes universitaires sur ces sujets, cela ne me gêne pas car l’Histoire se chargera de juger l’insondable stupidité de leurs réponses (et être invectivé, insulté, agressé par ces personnages et leurs affidés quand ils constatent mon sourire ironique irrépressible et inversement proportionnel à la sévérité et à la gravité affectée de leurs réponses stupides, ne me gêne pas davantage). En revanche, je ne supporte pas d’entendre des bêtises dans la bouche des gens aussi intelligents que moi, ou des gens que je veux croire plus intelligents que moi par les hautes fonctions qu’ils occupent. Ces gens savent au fond d’eux qu’ils ne disent pas la vérité, mais ils acceptent l’inacceptable par lâche consentement, par faiblesse, par calcul, en croyant qu’ils n’en paieront pas les conséquences demain. A l’instar de James Stevens/Anthony Hopkins dans le film Les vestiges du jour de James Ivory, ils consacrent leur quotidien à se nier eux-mêmes en levant le menton et en veillant aux plis bien droits de leurs vestes, se considérant comme des acteurs importants de la bonne marche du monde et se comportant hautainement envers le petit personnel pour cette raison, alors qu’ils ne sont que des laquais des pseudo-diplomates qui les manipulent, et que leur cerveau devenu une bouillie ne leur permet plus de comprendre qu’ils sont devenus des vulgaires laquais. Plus précisément, je ne supporte pas la récente tendance universitaire à abaisser l’Occident face à l’Orient, voire à conclure que les Occidentaux sont les fils prodigues des Orientaux et leur doivent le respect. Car cette conclusion ne se fonde pas sur l’Histoire, elle est motivée par l’idéologie dépréciative soixante-huitarde et vise à justifier l’investissement de l’Occident par tous les peuples orientaux qui frappent à sa porte sur le mode : "L’Occident nous a tout pris hier, nous avons donc le droit de tout lui prendre aujourd’hui, nous ne faisons que récupérer notre dû !". Par exemple, on ne compte plus les livres et les documentaires télévisés réalisés par d’authentiques thésards et professeurs émérites, jusqu’à certains académiciens et séminaristes du Collège de France, qui assurent avec une parfaite mauvaise foi que le sud de l’Espagne avant 1492 n’a été qu’un havre de Lumières, que les croisades ont été initiées par l’esprit de domination sanguinaire intrinsèque du christianisme, que par bonheur au contact des courtois musulmans les sauvages croisés ont appris le zéro, l’usage du chèque et la noria sauvée des anciens Grecs, et qu’ainsi un dialogue s’est instauré permettant à l’Occident de retrouver la voie de la sagesse perdue à la fin de l’Empire romain, ou encore que la bataille de Poitiers n’a jamais eu lieu, ou que ses conséquences n’ont jamais été aussi marquées qu’on le dit, en tous cas que la victoire de l’antipathique Charles Martel contre le sympathique Abd al-Rahman prouve la xénophobie organique de l’Occident engoncé dans ses préjugés contre les migrants porteurs de tous les progrès. Plus précisément encore, je suis agacé par la lecture déviante de l’Antiquité que j’observe chez les latinistes et les hellénistes, si peu qu’ils restent, espérant sauver leur matière malade en l’habillant de l’orientalisme tartouille dominant. Beaucoup d’entre eux se sont rangés récemment derrière les lapidateurs hystériques de Sylvain Gouguenheim, auteur d’une étude sur les échanges médiévaux entre catholiques d’Europe occidentale et orthodoxes de Byzance plus intenses que les échanges entre le christianisme et l’islam en général, et sur la traduction des œuvres grecques directement en latin par différents érudits occidentaux dont Jacques de Venise : ce livre pourtant destiné à un public universitaire restreint, à la prose trop érudite pour le lecteur moyen et contenant une abondante bibliographie, qui aurait fait flop s’il avait été publié à l’époque de Jacques Heers, est devenu le livre à brûler pendant plusieurs années pour l’intelligentsia soixante-huitarde, pour ses mentors toxiques et pour ses valets footballeurs et rappeurs (dont certaines interventions publiques cocasses sont toujours visibles sur internet), parce qu’il remettait en cause le discours officiel déclarant que la langue arabe a servi d’intermédiaire entre le grec et le latin, que les Arabes ont été des passeurs entre l’Antiquité grecque et la Renaissance européenne, et que l’islam a été le soleil permettant à l’Occident de sortir des ténèbres moyenâgeuses (pour ma part, je peux admettre que tous les qualificatifs dépréciatifs dont a été affublé Sylvain Gouguenheim, que je n’ai jamais rencontré et que je ne connais pas personnellement, sont bien fondés, qu’il a une sale tête, qu’il a une haleine pestilentielle, que ses genoux sont tordus, qu’il est un suppôt des sionistes, ou un suppôt du Front National, ou un suppôt des deux, cela ne me détourne pas de la question essentielle que pose son livre : oui ou non, la bibliothèque médiévale d’Avranches possédait-elle l’œuvre d’Aristote en latin traduite directement du grec ? Oui ? Très bien. Donc les bibliothécaires d’Avranches et leurs lecteurs médiévaux n’ont pas eu besoin des Arabes pour lire Aristote. Point. On l’accepte et on arrête les contre-feux hystériques). A l’inverse, la même intelligentsia universitaire a soutenu aussi récemment un médiatique sinologue qui, ne sachant pas comment occuper sa retraite et travaillé par ses ascendances juives, a voué ses dernières années à une monumentale compilation d’hypothèses étymologiques fumeuses fondées sur l’authentique équivalence entre la déesse grecque d’origine sémitique Athéna et la déesse égyptienne Neith (établie dès l’Antiquité par Hérodote et Platon), et à affirmer partout qu’Athéna était noire, que par conséquent les Grecs qui vénéraient Athéna devaient tout à l’Afrique noire, de même que l’Occident tout entier descendant des Grecs : cette thèse a naturellement été récupérée par des groupuscules infréquentables d’Afrique subsaharienne, sectes confondant à dessein la médecine hippocratique avec leur médecine de sorciers et Airbus avec leurs cultes du cargo, prônant la captation de l’Occident dont ils se proclament les héritiers floués, chantres de la soumission des blancs aux noirs en réparation du temps où les noirs étaient soumis aux blancs. Tel un général Bugeaud qui aurait encouragé sur le tard la domination des pieds-noirs par les berbères algérois ou même le don des clés de l’Elysée à Abdelkader, on a vu encore un conférencier dont je tairai le nom, après avoir consacré trente ans de sa vie à décrire les hauts faits d’Alexandre le Grand, commencer soudain à rédiger des livres sur Darius III en le montrant comme un roi débonnaire malchanceux, et sur l’Empire perse "carrefour et brassage formidable de peuples, de langues et de cultures" en regrettant sa disparition devant l’impérialisme unilatéral alexandrin. Et on doit supporter jusqu’à la nausée les parallèles aberrants entre les observations du ciel par les Babyloniens qui ne visaient qu’à la divination et les observations astronomiques des Grecs qui cherchaient à comprendre le fonctionnement de l’univers, ou entre les connaissances anatomiques des Egyptiens qui découlaient simplement de leurs pratiques funéraires traditionnelles (la momification, censée apporter la paix au défunt dans l’au-delà) avec les connaissances médicales des mêmes Grecs qui cherchaient à comprendre le fonctionnement de la vie. Je suis contre cette uniformisation du monde, de la pensée publique et privée, au service de minables intéressés. Au moment où j’écris ces lignes, devant la caldeira de Santorin, après avoir traversé la mer et le temps depuis Argos via Cnossos, je confirme mon hypothèse initiale : l’Occident est beaucoup plus vieux que ne le croient beaucoup de mes contemporains occidentaux, à commencer par les familiers des plateaux télévisés, politiciens, chroniqueurs, représentants de professions libérales, hier élites qui raisonnaient depuis les hauteurs d’un savoir exhaustif tourné vers l’horizon en truffant leurs interventions de citations en latin ou en grec ancien, aujourd’hui simples caïds de classes qui raisonnent exclusivement sur les événements du mois dernier et sur leurs conséquences le mois prochain, tournant le dos à l’horizon pour mieux détailler le fretin infectant le port, en gavant leurs interventions avec les rares images scolaires dont ils ont gardé le souvenir, le silence de Saint-Just pour commenter la dernière malversation de tel président, la messe de Henri IV pour commenter le dernier amendement de tel ministre, la roche tarpéienne pour commenter la dernière frasque sexuelle de tel député, pour faire croire qu’ils élèvent le débat alors qu’ils oublient de se demander si ce député, ce ministre ou ce président méritent vraiment qu’on leur réserve une heure de débats. Non, l’Histoire de l’Occident ne commence pas avec la deuxième Guerre Mondiale. Non, l’Histoire de l’Occident ne commence pas avec le colonialisme, ni avec la Révolution française, ni avec la Révolution américaine, ni avec les Lumières. Non, l’Histoire de l’Occident ne commence pas avec la Renaissance, ni avec l’essor de la classe bourgeoise au bas Moyen Age. A l’échelle humaine cette ère qui commence au bas Moyen Age et se poursuit jusqu’à aujourd’hui semble très longue, mais à l’échelle des siècles elle se lit comme un ensemble, elle constitue la période contemporaine de l’Histoire de l’Occident (que j’aborderai dans une des œuvres littéraires de mon Temps gagné). L’Histoire de l’Occident ne commence pas davantage avec l’Eglise du haut Moyen Age ou de la fin de l’ère impériale romaine, que j’ai évoquée lors de mon séjour à Lyon. Elle ne commence pas avec la République romaine que j’ai traversée à Rome même et tout au long de la via Appia. Elle ne commence pas avec Alexandre et ses diadoques, que j’ai vus sur la via Egnatia et à Thessalonique. Elle ne commence pas avec la naissance de la tragédie que j’ai racontée à Athènes. Elle ne commence pas avec le départ vers Troie des Achéens et des Argiens dont je viens de croiser les navires fantômes dans le golfe Argolique. Non, l’Histoire de l’Occident commence ici, devant cette caldera de Santorin, vestige de la plus grande catastrophe naturelle des dix mille dernières années, quand les survivants du cataclysme survenu vers -1600 en ont constaté les dégâts et ont déclaré : "Nous n’obéirons plus aux dieux qui ont laissé faire ce désastre ou qui l’ont provoqué, parce que ce désastre prouve qu’ils sont soit impuissants soit méchants et ne méritent pas d’être considérés comme des dieux, et désormais ceux qui ne penseront pas comme nous seront nos ennemis car nous les considérerons comme des barbares complices de l’impuissance ou de la méchanceté. Désormais notre seul dieu sera la loi civique/pÒlij votée par des élus réguliers dans les assemblées, et non plus les lois non écrites décidées par on-ne-sait-qui on-ne-sait-quand on-ne-sait-où. Et toutes les questions que nous nous posons sur le monde et les choses, nous les résoudrons par l’observation, l’analyse et le raisonnement, et non plus par la foi commune". A Paris, je me suis demandé : "C’est quoi l’Occident ? C’est quoi l’Europe ? C’est quoi la France ?". Aujourd’hui l’accumulation des vestiges de trente-sept siècles me répond : l’Occident, c’est dix pour cent le Code Civil, vingt pour cent saint Benoît et saint François d’Assise, trente pour cent le forum romain, et quarante pour cent l’agora grecque. Comme Stefan Zweig, je ne suis pas un héros et je suis vieux. Mais contrairement à Stefan Zweig, j’ai mesuré depuis ma ville de Rouen jusqu’à Santorin à quel point les chutes de régimes et les guerres fratricides, si monstrueuses qu’elles apparaissent à l’échelle humaine, ne sont que des péripéties à l’échelle de l’Histoire. Et je maîtrise l’arme la plus dévastatrice jamais inventée : le rire tragique des Grecs, le rire contre les dieux, le rire de la pensée contre toutes les fumisteries et contre tous leurs dévots qui ont choisi de ne pas choisir. L’aveuglement puis la sénilité des soixante-huitards a provoqué une telle implosion des repères que le temps présent m’isole dans son chaos planificateur, et que le temps futur à court et à moyen termes sera encombré de petits seigneurs aux petits cerveaux bataillant contre d’autres petits seigneurs sur des petits territoires coupés les uns des autres. Mais je sais qu’à long terme, ici et là, entre deux pillages et deux tirs de snipers, sous la lumière tremblante des bougies qui auront remplacé l’éclairage électrique, dans les baraques de fortune et les montagnes de gravas qui auront remplacé les maisons, les rues et les places, des jeunes gens s’interrogeront sur leur présent miteux, ils aspireront à une nouvelle voie en cherchant des indices, des traces, des témoignages des anciens habitants des endroits où ils vivront, remettant en cause les discours et les agissements de leur entourage complice des petits seigneurs, ressuscitant progressivement le passé occidental temporairement disparu. Je sais que proposer mon Temps perdu à ma génération ou aux générations immédiatement à venir est un projet stérile parce que la mémoire occidentale que je porte est devenue inaudible dans le contexte actuel. Mais je sais aussi que, pour pasticher Stendhal, je serai lu en 2080, je serai compris en 2135, et je servirai de référence aux générations d’après 2200. A celles-là je réapparaîtrai sur une étagère oubliée ou derrière les cartons d’une cave enfouie pour leur crier : "Vous qui habitez sur le site qui fut Rouen, Paris, Lyon ou n’importe quelle autre lieu d’Europe, je ne sais pas qui vous êtes, mais je ressens vos doutes et votre curiosité, vous êtes comme les Romains de l’ère hellénistique qui s’interrogeaient sur le passé des Athéniens, comme les Germains du haut Moyen Age qui s’interrogeaient sur le passé de Rome, vous vous demandez comment emplir vos vies, comment construire un futur plus ouvert et jouissif que le présent imposé par vos proches aînés, eh bien ! Imitez Zeus ! N’ayez pas peur de contredire vos pères, vos mères, vos grands frères, vos prétendus maîtres de Justice, et de répondre à leurs coups par l’Histoire ! Les gens qui croient dans des dieux et dans des démons sont des êtres immatures, qui croyaient au Père Noël et au loup-garou naguère quand ils étaient plus jeunes, et qui pensent être plus adultes depuis qu’ils ont donné le nom “Dieu” au Père Noël qui récompense et le nom “Diable” au loup garou qui punit : ces individus peuvent avoir cinquante ans, soixante-dix ans ou davantage, leur apparence d’adulte ne cachera jamais leur infantilité intérieure, leur ignorance, leur infériorité ! Rien ne vous oblige à être leurs soumis ! Riez d’eux ! Riez de leurs dieux et de leurs démons ! Vous constaterez très vite qu’aucun de ces soi-disant dieux ou démons ne viendra à leur secours, tout simplement parce qu’aucun dieu ni démon n’existe ! Alors tous les possibles s’ouvriront à vous, car après les décennies de froides destructions plus ou moins anecdotiques causées par vos proches aînés, une chaude excitation créatrice vous envahira, et vous regarderez les anciens Français, les anciens Romains, les anciens Grecs comme des nouveaux maîtres à dépasser, vous serez la nouvelle pierre de l’Occident, l’inéluctable Occident qui balaie toujours la foi comme l’inéluctable intelligence balaie toujours la bêtise !".
Non, l’Occident ne doit rien à l’Orient, parce que les premiers Occidentaux, habitants de la mer Egée, majoritairement originaires d’Orient, se sont construits justement sur le rejet systématique, méthodique, ironique et féroce de leurs parents orientaux qui continuaient à se prendre dérisoirement pour des dieux après l’éruption de Santorin, à l’image de Zeus qui se construit en rejetant son père Kronos. Zeus a été le premier à jeter à la face de son père le propos que j’ai moi-même tenu à Paris : "Etre parent ne mérite aucun respect : dès lors que l’organe génital fonctionne, on peut fabriquer un enfant en neuf mois pour une femme, ou en trois minutes pour un homme. Cela ne mérite aucune médaille. Seul l’amour mérite le respect. Et mes parents ne m’ont aimé que pour m’offrir en sacrifice à leurs dieux débiles. Je serais mort aujourd’hui si je ne m’étais pas révolté". Zeus, emblème des premiers Occidentaux, rejette tout ce qui nie l’humain, il défend sa propre humanité, sa propre existence contre le respect imbécile aux dieux de son père Kronos, qui lui imposent de tuer des humains, de dévorer ses enfants. C’est à l’étude de ce dépassement systématique du passé que je veux me consacrer maintenant, en prenant la biographie de Zeus comme le fil rouge de l’Histoire occidentale depuis l’éruption de Santorin jusqu’au début du Moyen Age, sous la forme d’une anti-tragédie : contrairement aux faux dieux tragiques qui meurent toujours à la fin au profit d’une transcendance universelle informe, le non-dieu Zeus commence sa vie d’adulte en se révoltant contre son père dans un acte I, il tourne en dérision tous les cultes de son père dans un acte II, il invente la loi civique/pÒlij dans un acte III, qu’il universalise dans un acte IV, et dans laquelle il finit par se fondre pour atteindre l’absolu dans un acte V.
La scène de Kronos dévorant ses enfants, maintes fois reproduite dans l’iconographie occidentale, trouve sa source dans une pratique bien attestée sur toutes les côtes méditerranéennes orientales vers -1600, celle du sacrifice des prémices. Cette pratique consiste à offrir aux dieux les premières productions de toutes natures pour les remercier, et pour garantir les productions de l’année suivante. Par exemple, au moment de la moisson, on offre au dieu Bidule la première poignée de blé qui a été fauchée, pour le remercier d’avoir favorisé la pousse de ce blé, et pour s’assurer qu’il fera pousser une aussi bonne récolte l’année prochaine. Au moment des vendanges, on offre au dieu Tartempion la première grappe de raisin qui a été coupée, pour le remercier d’avoir favorisé la pousse de ce raisin, et pour s’assurer qu’il fera pousser une aussi bonne récolte l’année prochaine. Cette pratique s’applique aussi aux enfants : on offre au dieu Truc le premier-né de la fratrie, pour le remercier d’avoir favorisé la naissance des frères et sœurs, et pour s’assurer que les prochains frères et sœurs grandiront en bonne santé et auront une bonne vie. Les échanges commerciaux et culturels que les colons de la future Crète et du futur Péloponnèse, appelés commodément "Minoens" par les archéologues, entretiennent avec l’Egypte et avec leur Levant originel, sont prouvés par l’archéologie, qui a découvert ici et là les mêmes céramiques et les mêmes ornements artistiques. Leur intense activité maritime se devine par les entrepôts mis à jour à Cnossos et dans les autres cités crétoises, où les Minoens stockaient les marchandises destinées à leur propre consommation ou à l’export. L’éruption de Santorin vers -1600 a tout bouleversé. En un instant, tous les navires marchands ont été fracassés, tous les entrepôts ont été noyés, et toutes les terres cultivables ont été stérilisées par le sel que la mer y a déposé. Cet événement n’a pas signifié la fin des Minoens : l’archéologie a encore montré qu’ils ont continué à exister au moins jusqu’au milieu du XVème siècle av. J.-C. Mais ils se sont assurément posé des questions, en particulier sur la nécessité de perpétuer le sacrifice des prémices. Car comment expliquer et comment justifier que les dieux aient permis un tel cataclysme alors qu’on leur offre les dons les plus précieux, au premier rang desquels les enfants ? L’éruption a eu une autre conséquence à plus long terme : la quantité de fumée et de cendres projetées a été telle, qu’un voile s’est étendu durablement sur la planète, masquant le soleil, comme on a pu l’observer après d’autres éruptions beaucoup moins violentes aux XIXème et XXème siècles, réduisant les récoltes, donc provoquant des famines, donc des conflits sociaux, donc des mouvements de populations, notamment dans le vaste territoire que constituent aujourd’hui l’Ukraine et la Russie occidentale. Les peuples habitant ce vaste territoire, que les linguistes ont qualifiés commodément d’"indoeuropéens", ont commencé à s’éparpiller à la recherche de terres plus fertiles et plus accueillantes. Les uns ont pris la direction de l’ouest pour devenir les Celtes/Gaulois, les autres sont descendus de part et d’autre de l’actuelle mer Noire pour devenir les Louvites et les Hittites, d’autres encore ont longé l’actuelle mer Caspienne pour devenir les Iraniens, certains ont même été jusque dans l’actuelle Inde. Les Indoeuropéens qui nous intéressent ont cheminé vers les Balkans, et se sont installés finalement dans le territoire qu’on appellera plus tard la Thessalie : ce sont les Achéens. L’origine de la Grèce est là, dans la rencontre de plusieurs peuples provoquée par le même événement, plus particulièrement les Minoens en provenance du sud, Sémites installés depuis longtemps ayant coupé les ponts avec leur Levant natal, et les Achéens en provenance du nord, Indoeuropéens récemment arrivés ayant coupé les ponts avec leur steppe russo-ukrainienne natale. Le mélange de ces peuples a été difficile, les Minoens autour de Cnossos et d’Argos étant très civilisés, délicats et alphabétisés, les Achéens autour des futurs golfes Pagasétique et Maliaque étant au contraire très pauvres, rustres et analphabètes. Il s’est néanmoins accompli, comme en témoigne la lutte côte à côte de l’Argien Agamemnon et de l’Achéen Achille à Troie. Cette dure naissance de la Grèce, étalée entre l’éruption de Santorin vers -1600 et la chute de Troie vers -1200, qui se confond avec l’ère que les historiens appellent commodément "mycénienne", constituera mon acte I.
Le rejet des dieux, qui s’est répandu en mer Egée au cours de l’ère mycénienne, a engendré un rejet des dirigeants qui prétendent les incarner, les "basileus/basileÚj". Ces derniers sont contestés surtout par les gens pauvres que la mémoire collective appelle commodément "Doriens" parce qu’ils se sont massés sur l’ancien territoire de "Doride", sur la rive nord du golfe de Corinthe, face au riche Péloponnèse, prétendant régner non plus pour d’hypothétiques dieux mais pour leurs propres intérêts. Au début de l’ère des Ages obscurs, qui commence après la chute de Troie vers -1200, les Doriens franchissent le détroit séparant Antirion et Rion et prennent le pouvoir dans tout le Péloponnèse, notamment à Sparte et à Argos, contraignant les populations péloponnésiennes fidèles à leurs basileus à fuir vers l’est, en Attique d’abord, puis vers les îles et les côtes orientales de la mer Egée. Athènes la capitale de l’Attique, qui était déjà une cité bâtarde à l’ère mycénienne, accroît encore sa bâtardise avec cet afflux de réfugiés péloponnésiens : elle résiste à la poussée dorienne dans les batailles, mais dans son cœur les progrès doriens l’amènent à son tour à douter de la légitimité de ses basileus, au point qu’elle les remplace finalement par un système complexe d’archontes. Pendant ce temps, en mer Egée, les anciens basileus péloponnésiens sont aussi renversés par leur population, qui les remplace par des chefs charismatiques promettant de gouverner pour l’intérêt commun. L’essor démographique est tel que les populations trop nombreuses à l’intérieur des cités sont contraintes de guerroyer contre leurs voisines ou de partir s’installer sur des nouvelles terres. Tandis que Sparte envahit la Messénie et instaure un système politique qui la stérilisera, la majorité des cités égéennes fondent des colonies sur tous les continents. Le débarquement des Eubéens sur l’île de Pithécusses (aujourd’hui l’île d’Ischia) en -777 et la première édition des Jeux panhelléniques d’Olympie en -776, destinés à réguler les différends entre cités grecques par le sport et non plus par la guerre, marquent la fin de l’ère des Ages obscurs et le début de l’ère archaïque. Dans le domaine littéraire, le genre épique hérité de l’ère mycénienne vit ses derniers feux, il est consigné par écrit, figé pour la postérité. Il est tourné en dérision par les formes libres et courtes de l’ironique Archiloque, qui par ailleurs accuse les chefs charismatiques précités de dériver vers une autorité individuelle en les affublant du qualificatif oriental de "tyrans/tÚrannoj" (dérivé de l’étymon sémitique [trʃ] dont j’ai déjà parlé dans mes alinéas italiens), et promeut l’engagement individuel citoyen. Vers -600, les gens de Sicyone se rebellent contre les gens d’Argos qui les dominent, ils inventent à cette occasion un nouveau moyen d’expression, la tragédie, qui, avec la même férocité qu’Archiloque, tourne publiquement en dérision certains individus vivants derrière des personnages épiques d’antan ridiculisés. Le genre tragique contribue au développement de l’esprit critique chez chacun des spectateurs, qui en tire des leçons dans tous les actes de sa propre vie citoyenne, lors des votes et des élections. Ainsi les basses classes perçoivent et s’émancipent des discours trompeurs de leurs dirigeants, et les contraignent à remplir leurs promesses sous peine de les destituer. En Attique, le système périmé de l’archontat ne parvient pas à contenir la rivalité entre deux chefs charismatiques, d’un côté le riche Isagoras soutenu par ses pairs, de l’autre côté le riche Clisthène résigné à promettre aux basses classes la création d’une démocratie en retour de leur soutien contre Isagoras. La lutte entre ces deux hommes provoque une sanglante guerre civile, qui s’achève par un statu quo. Isagoras et Clisthène, et tous les riches à leur suite, renoncent au pouvoir par la force et fondent ensemble la première démocratie à Athènes en -508 dans l’espoir secret d’obtenir le pouvoir par les urnes. Ils échoueront, précisément à cause de l’esprit critique des basses classes désormais capables de déjouer leurs manigances et de les écarter définitivement du pouvoir par les urnes. C’est par la création de cette démocratie athénienne à la fin de l’ère archaïque, qui remplace les dieux par l’homme vu comme la mesure de toute chose, et qui connaîtra sa plus grande gloire lors de la bataille victorieuse de Salamine en -480 contre les Perses, que je terminerai mon acte II.
L’acte III étudiera la démocratie athénienne depuis la victoire mémorable à Salamine contre les Perses en -480, qui ouvre l’ère que les hellénistes appellent "classique", jusqu’à son fourvoiement dans la dictature des Trente en -404, à travers la vie de Sophocle dont l’exceptionnelle longévité couvre précisément toute cette période (Sophocle est un adolescent d’une quinzaine d’année quand il conduit le chœur de jeunes gens fêtant la victoire de Salamine en -480, et il meurt à quatre-vingt-dix ans en -406, un an avant le désastre de la flotte athénienne à Aigos-Potamos, deux ans avant l’entrée des troupes spartiates dans Athènes qui scelle la fin de la guerre et la fin de la démocratie athénienne) et dont les changements d’opinion au cours du temps reflètent bien les changements d’opinion des Athéniens en général. J’analyserai en particulier les mécanismes naturels socio-économiques (domaine très peu étudié par les hellénistes spécialistes du Vème siècle av. J.-C., qui préfèrent ressasser béatement l’image idyllique et fausse d’une Athènes collégialement unie vers les hauteurs de la Pensée pure, avec un Périclès assis sur un socle de colonne dans la position du Penseur de Rodin écoutant religieusement ses prétendus amis Sophocle ou Socrate ou Hérodote), comment l’Athènes de -480 comptant très peu de riches, très peu de pauvres, et une grande majorité de classes moyennes laborieuses, a inexorablement dégénéré en une cité comptant une toute petite poignée de riches très riches dépendant de la spéculation et de la prédation, une majorité de fonctionnaires et d’assistés sociaux improductifs dépendant de l’Etat, et une minorité de classes moyennes toujours laborieuses rêvant d’une dictature parce qu’elles ne supportent plus d’être dépouillées par l’Etat et par les riches très riches.
La dictature des Trente n’a duré que quelques mois entre -404 et -403, mais ses causes partagées, ses actes inhumains et ses conséquences entremêlées ont définitivement ruiné le rêve démocratique né un siècle plus tôt. Des cénacles ou "hérésies" ("a†resij" en grec, avec le sens général de "préférer, incliner vers") ont alors germé pour tenter de trouver une solution de remplacement. Le premier de ces cénacles est l’Académie de Platon née à Athènes en -387, qui met les Idées au cœur de son étude. Le deuxième est le Lycée fondé en -335 par Aristote, élève de Platon, qui étudie l’"Etant/Ontoj". Le troisième est le Jardin qu’Epicure fonde à Athènes en -306, qui s’appuie sur l’atome. Le quatrième est le Stoïcisme fondé par Zénon de Kition en -301, qui doit son nom au "portique/sto£" du Poecile à Athènes, et qui s’appuie sur le Pneuma/Souffle cosmique. Le cinquième est le Musée fondé à Alexandrie par Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère à une date indéterminée dans le dernier quart du IVème siècle av. J.-C., qui place le livre au centre de ses préoccupations. Ces cinq courants de pensées partagent trois fondamentaux hérités des siècles antérieurs. Primo, les dieux n’existent pas : l’univers est régi par une logique de dimensions infinies, impalpable, à la fois constituante des choses et extérieure aux choses (les Idées selon Platon, l’Etant selon Aristote, l’atome selon Epicure, le Pneuma cosmique selon Zénon de Kition, le livre selon Démétrios de Phalère). Deusio, face à cette logique universelle, tous les humains sont égaux, car ils y sont soumis de la même manière, peu importe leur sexe, leur condition sociale, leur richesse, leur couleur de peau : c’est la naissance du concept d’œcuménie/o„koumšnh (littéralement la "grande maison/o‹koj") ou de cosmopolis/kosmÒpolij (littéralement la "cité/pÒlij mondiale, universelle/kÒsmoj"), qui remplace définitivement la famille, la généalogie, le lien du sang. Tertio, puisque cette logique universelle dépasse les humains, les lois politiques régissant ces humains doivent être subordonnées aux maîtres qui dirigent ces cinq hérésies (on espère que cela évitera de retomber dans le chaos d’une nouvelle dictature des Trente). Reste à trouver le bras armé qui imposera ces fondamentaux. Durant la première moitié du IVème siècle av. J.-C., la Grèce cherche l’homme qui la rassemblera. Pendant un temps, on pense que ce sera le Spartiate Agésilas II. On se tourne ensuite vers le Thébain Epaminondas. Finalement, c’est le Macédonien Philippe II qui réalise ce projet œcuménique, en obligeant brutalement les Grecs à signer la coalition de Corinthe en -337, les engageant à mobiliser toutes leurs forces en commun pour aller lutter ensemble en Asie contre les Perses. Philippe II étant assassiné, c’est son fils Alexandre III, auquel je consacrerai mon acte IV, qui accomplit le débarquement en Asie, et qui vole de succès en succès en étendant le concept cosmopolite jusqu’en Afrique et en Inde, implantant les Grecs au cœur des terres conquises et les contraignant à se marier avec des femmes autochtones.
Après la mort d’Alexandre en -323, qui ouvre l’ère que les hellénistes appellent "hellénistique", un double phénomène apparaît. En haut de l’échelle sociale, les compagnons du conquérant et leurs héritiers se querellent et fragmentent l’empire alexandrin en une mosaïque de royaumes et de principautés de plus en plus petits (en Anatolie vers -200 par exemple, on distingue le domaine du roi Antiochos III, la principauté de Pergame, la principauté de Bithynie, la principauté du Pont, la principauté de Cappadoce, et le territoire aux frontières mouvantes des Galates !). En bas de l’échelle sociale au contraire, le concept œcuménique/cosmopolite et la culture grecque qui le porte, séduisent : les penseurs, les artisans, les marchands, les citoyens ordinaires, dont les ancêtres étaient Egyptiens, Judéens, Phéniciens, Syriens, Anatoliens, voyagent d’Alexandrie à Antioche et d’Antioche à Tarse ou à Pergame ou à Ephèse en parlant grec, en pensant en grec, habillés en Grecs. A partir de la fin du IIIème siècle av. J.-C., une cité de Méditerranée occidentale, Rome, joue habilement de cette fragmentation territoriale, mais sans parvenir à changer les populations : elle transforme chaque petit territoire conquis en protectorat romain, puis en province romaine, mais les habitants de ces protectorats et de ces provinces continuent de parler et de penser en grec. Le premier grand royaume, celui des Antigonides, qui régissait péniblement la Grèce, s’écroule devant les légions de Flamininus en -197, puis celles de Paul-Emile en -168. Le deuxième grand royaume, celui des Séleucides, qui régissait péniblement le Levant, s’écroule devant les légions des deux Scipion en hiver -190/-189, puis celles de Pompée en -64. Le troisième et dernier grand royaume, celui des Lagides, qui régissait péniblement l’Egypte, s’écroule devant la flotte d’Octave à Actium en -31, ouvrant l’ère que les hellénistes et les latinistes appellent "romaine" ou "impériale". Le dernier territoire hellénistique encore autonome, le royaume d’Israël gouverné par Hérode, survit jusqu’à la mort de ce dernier en -4. Les trois enfants d’Hérode se partagent l’héritage. Archélaos, l’un des trois enfants, gère si mal la Judée qui lui incombe, que Rome le chasse et transforme la Judée en une nouvelle province romaine gouvernée par un militaire (un préfet). Les habitants maugréent, provoquant des désordres, et des répressions sévères. Parmi les nombreux agitateurs, un juif nommé Jésus est exécuté. En quoi a consisté son ministère ? A-t-il été exécuté par les seuls Romains, ou avec la complicité de certains Judéens opportunistes ? Ces questions sur desquelles des générations entières se sont disputées et massacrées pendant les deux millénaires suivants, n’ont au fond aucune importance. Le seul point à retenir, selon les Actes des apôtres, est qu’à peine quelques années après l’exécution de ce juif, des hellénophones (des Grecs nés de parents ou de grands-parents grecs ? ou plus certainement des autochtones plus ou moins bâtards convertis au cosmopolitisme grec ?) emmenés par un nommé Etienne ont fait de lui un emblème en criant : "Vous les juifs, vous n’avez rien compris : vous blablatez sur des points théologiques dérisoires, sans voir que le sort que les Romains ont infligé à votre coreligionnaire Jésus, c’est le sort qu’ils nous réservent à tous ! Vous ne voyez pas que le prétendu universalisme des Romains n’est qu’une tyrannie déguisée, et que cette tyrannie menace directement l’œcuménisme qui vous a permis jusqu’à récemment, jusqu’à la transformation de la Judée en province romaine, de vivre librement votre foi !". Ces cosmopolites hellénophones sont rapidement chassés de Jérusalem par les propres compagnons de Jésus, qui les accusent de pervertir le message de leur défunt maître. Certains trouvent refuge à Antioche, où ils fondent une sixième et ultime hérésie hellénistique, l’Ekklesia, qui reprend et résume les trois piliers des hérésies précédentes : la logique qui régit l’univers portera désormais le nom de Dieu, la cité de Dieu sera la terre entière, et aucun roi ni Empereur ne pourra prétendre trôner sans l’aval des "observateurs" (ou "évêques/™p…skopoj" en grec) ecclésiastiques qui siègeront à leur côté. Les autorités romaines affubleront bientôt ces hérétiques du sobriquet "chrétiens" (littéralement "ceux qui emploient sans arrêt le mot grec “CristÒj”"). Cette Ekklesia originelle est réellement cosmopolite : on y trouve des citoyens grecs comme Paul et Barnabé, des anciens juifs de la haute société comme Ménahem, des esclaves noirs comme probablement Siméon, et même des Romains convertis comme Lucius de Cyrène. Paul, à travers différentes missions en Méditerranée orientale, donne au mouvement une radicalité sans précédent : il remplace la lecture à la lettre du Tanakh par une lecture en esprit, et il inspire à son protégé Luc une œuvre en deux parties qui servira de colonne vertébrale au futur Nouveau testament. L’Ekklesia des chrétiens conquiert silencieusement les cœurs des populations hellénisées de l’ancien empire d’Alexandre, elle se répand, elle s’enracine, elle sape la puissance des Romains, qui ne savent pas comment réagir. Au début du IVème siècle, trois siècles après la mort de Paul, la densité de chrétiens en Méditerranée orientale est telle, qu’un Empereur romain nommé Constantin en quête d’une assise populaire décide de faire ami-ami avec eux. Le cosmopolitisme grec a gagné. Un siècle plus tard, la Rome de l’Antiquité n’existe plus : la partie orientale de l’ex-Empire romain redevient un empire grec guidé depuis Byzance par un patriarche chrétien orthodoxe, la partie occidentale s’effondre en une multitude de petits royaumes germaniques (dont le royaume des Francs, qui prétendra remplacer l’ancienne hégémonie romaine par une nouvelle hégémonie germanique mâtinée de latin et ayant reçu le baptême) guidés depuis Rome par un pape chrétien catholique. C’est par ce passage de l’empire alexandrin à l’empire chrétien que je terminerai mon Histoire de l’Occident, dans mon acte V.
Parodos
Le golfe Argolique (mars 2017)