© Christian Carat Autoédition
Télécharger Acrobat (pour imprimer)
Parodos
Premier constat : la démesure de l’Antique. Les sites et les édifices remarquables de par le monde, quand ils sont photographiés ou filmés, bénéficient souvent d’une contre-plongée ou d’un panoramique qui renforce leur caractère d’exception, ils paraissent ainsi plus impressionnants qu’ils sont en réalité, au point que les touristes, quand ils se déplacent pour les voir de leurs propres yeux, sont parfois déçus : telle tour renaissante qui leur semblait toucher le ciel sur les photos, n’est en réalité pas si haute, tel amphithéâtre antique qui leur semblait vaste dans un documentaire, n’est en réalité ni très long ni très large. Rome provoque une impression contraire. Les proportions du Colisée sur les photos et dans les films paraissent très grandes : quand on est devant le vrai monument, on constate qu’elles sont non pas très grandes, mais très très très grandes. Quand on se trouve sur la place de la République, on croit voir une esplanade ordinaire de capitale, d’une superficie équivalente à la moitié de la place de la Concorde à Paris : quand on pénètre dans les immenses thermes de Dioclétien qui la bordent, on découvre des salles dont les hauteurs donnent mal au cou, et on apprend qu’originellement ces salles s’étendaient jusque sur l’actuelle place de la République. Le Panthéon initié par Agrippa est lové au milieu de ruelles étroites, on ne le remarque même pas quand on l’aborde par l’arrière, sa restructuration par Hadrien formant une continuité avec les habitations plus tardives du quartier : quand on se trouve face à lui au contraire, ses colonnes dictent le silence, et à l’intérieur sa voûte provoque le vertige. Le cirque Maxime dans les péplums est bien un cirque, avec sa longue piste, ses gradins, ses loges : dans la réalité aujourd’hui, c’est un creux verdoyant ressemblant à un parc qui n’évoque rien, mais, à l’angle de la via dei Cerchi qui le suit au nord et de la via di San Gregorio menant au Colisée, des fouilles archéologiques aménagées montrent la profondeur et la densité des anciennes loges, et quand on se retourne vers la droite on voit le balcon impérial perché sur le mont Palatin, alors par la pensée on raccorde ce balcon à ces loges, on gomme la via dei Cerchi et ses automobiles pour reconstituer les gradins qui la comblaient jadis, on revit au milieu de la foule des antiques Romains hurlant leur empathie ou leur mépris pour les conducteurs de chars surgissant dans le creux du parc. Sur le forum, la basilique de Maxence occupe la même superficie au sol que la cathédrale de Rouen, mais seule la nef de cette dernière s’élève à trente mètres : dans le cas de la basilique de Maxence, c’est tout l’édifice qui s’élève à trente mètres. Tout est grandiose, "kolossal" au sens allemand, c’est-à-dire gigantesque mais creux, toutes ces constructions sont inspirées ou littéralement calquées sur les constructions grecques mais sans raison ni sentiment, elles ont été réalisées non pas pour défendre une religion ou une politique ou une esthétique, mais pour battre des records, pour prouver aux Grecs qu’on peut faire mieux qu’eux sur la forme à défaut du fond : "Les Grecs ont fait un temple avec des colonnes de cinq mètres ? Alors faisons un temple avec des colonnes de dix mètres ! Les Grecs ont fait une salle de mille mètres cubes ? Alors faisons une salle de trois mille mètres cubes ! Les Grecs ont fait un canal d’un kilomètre avec un tunnel et un pont pour alimenter un quartier populaire ? Alors faisons un aqueduc de dix kilomètres avec cinq tunnels et cinq ponts qui alimenteront dix fontaines adjacentes et un forum entouré de deux temples et une assemblée !". Loin de prouver la supériorité des Romains, ces édifices trahissent au contraire leur complexe d’infériorité culturelle, intellectuelle, imaginative, face aux Grecs. Ceci est confirmé par la visite des musées romains : quatre-vingt-quinze pour cent du contenu de ces musées - pour ne pas dire quatre-vingt-seize ou quatre-vingt-dix-sept pour cent - consistent non pas dans des œuvres authentiquement romaines mais, comme l’indiquent les légendes qui les accompagnent, dans des statues, dans des fresques, dans des mosaïques copiées sur des statues grecques, sur des fresques grecques et sur des mosaïques grecques des ères classique ou hellénistique (réalisées par des artistes romains formés à Rome ? ou par des artistes romains formés en Grèce ? ou directement par des artistes grecs ?), quand ce ne sont pas des œuvres authentiquement grecques pillées par les légionnaires pour décorer leur ferme en Italie et ainsi tenter d’atténuer leurs manières de pécores. Bref, les Romains de l’Antiquité se présentent comme des barbares qui cherchent à se civiliser en imitant les Grecs.
Deuxième constat : la récupération chrétienne. Depuis deux mille ans l’Eglise répète qu’un unique Dieu existe aux dimensions de l’univers, et qu’en conséquence tous les dieux antiques, dont ceux de la Grèce, et ceux de Rome récupérés de la Grèce, n’existent pas, ne doivent pas être adorés, ni être représentés, elle professe que la seule lecture valable est l’évangile, et encore ! dans une version canonique qu’on n’a pas le droit de discuter. Depuis la Renaissance, l’Eglise papale s’incarne dans la conscience collective via la place vaticane nue dont les colonnes entourent les fidèles comme des bras ouverts, devant la basilique de Bramante et de Michel-Ange à la décoration relativement sobre, au balcon de laquelle vient régulièrement saluer l’héritier de saint Pierre en tenue immaculée. Mais cela n’est qu’une façade. Car quand on franchit la limite de l’espace sacré, quand on pénètre à l’intérieur de l’enceinte officielle fermée au tout-venant, quelle surprise ! Des couleurs partout, des images, des montagnes de livres et de cartes (la galerie des Cartes entre le palais du Belvédère et le palais apostolique est longue de cent vingt mètres, soit presque le double de la galerie des Glaces du palais de Versailles en France), des bric-à-brac de statues d’Hercule affichant ses organes génitaux ou de Vénus pointant fièrement sa poitrine (le sommet de ce joyeux paganisme est atteint dans la salle des Animaux, aujourd’hui intégrée au musée Pio-Clementino du palais du Belvédère, véritable temple aux veaux d’or où les visiteurs ont peine à se mouvoir tant l’espace y est encombré) ! Le contraste entre cette sévérité officielle et la profusion cachée de formes et de matières conforte l’idée que l’Eglise, du moins jusqu’à la Renaissance, a conservé le passé gréco-romain antique, et que le Dieu qu’elle enseigne n’est rien d’autre qu’un mot-valise désignant ce qui est inconnu et qu’elle ne parvient à appréhender qu’à travers ce passé gréco-romain antique, par exemple la Volonté à travers Hercule, ou la Beauté à travers Vénus, ou le Savoir à travers les livres et les cartes. La Renaissance n’a été qu’un détachement des intellectuels qui jusqu’alors s’intégraient dans le corps ecclésiastique papal, et qui ont voulu désormais diffuser partout et offrir à tous ce passé gréco-romain caché au Vatican. L’Eglise a préservé et continué l’âme grecque que j’ai évoquée lors de mon séjour à Lyon, une âme devenue romaine à l’ère impériale : c’est Constantin, un Romain converti au christianisme mais n’ayant aboli aucun culte païen, qui a construit la première basilique Saint-Pierre - et partout dans l’architecture vaticane, par exemple dans le dôme de la basilique de Bramante et Michel-Ange qui copie celui du panthéon d’Agrippa et Hadrien, les Grecs et les Romains antiques sont présents.
Troisième constat : ma familiarité avec la Rome moderne. Quand je me promène dans les rues romaines, j’ai l’impression d’être à Lyon, à Paris ou à Rouen : à l’exception de la langue italienne qu’on entend sur les trottoirs - et encore ! la mondialisation d’après 1989 a engendré une confusion linguistique à Rome autant qu’à Lyon, à Paris ou à Rouen -, de l’odeur attirante des pizzas qu’exhalent les restaurants ouverts, et de la lumière méditerranéenne qui éclaire différemment les bâtiments - dont les structures et les techniques sont interchangeables : le Panthéon de Paris est directement copié sur celui de Rome, l’Arc de Triomphe napoléonien et la colonne Vendôme sont directement copiés sur l’arc de Titus et la colonne de Trajan -, les codes vestimentaires sont les mêmes, les usages sociaux sont les mêmes, les sirènes de police et de pompiers sont les mêmes, les découpes de trottoirs, les horodateurs, les feux tricolores sont les mêmes, les automobiles et les bus qui circulent sont les mêmes. Et à la fois, tout est plus détendu qu’en France, les rues inchangées depuis l’Antiquité sont étroites et tortueuses quand les artères de Lyon, Paris ou Rouen sont larges et tracées au cordeau dans un substrat médiéval, le code de la route n’y est respecté qu’épisodiquement, et l’Italien standard est aussi extraverti que le Français de langue d’oc est réservé, et que le Français de langue d’oïl est distant. Depuis Rome, la France paraît aussi barbare que les Romains l’étaient face à la Grèce : de même que les Romains se sont civilisés en imitant les Grecs avec une rigueur toute latine, les Francs se sont civilisés en imitant les Romains avec une rigueur toute germanique.
En résumé, Rome est le chaînon incontournable entre la Grèce ancienne et l’Occident moderne. Les Romains ont accaparé la Grèce, l’Eglise a accaparé Rome hellénisée, et la France a accaparé l’Eglise romano-grecque, avant de propager à son tour cet héritage vers l’Europe centrale (notamment en Germanie avec Charlemagne) et vers le nord (notamment en Angleterre avec Guillaume le Conquérant).
Je m’interroge sur cette métamorphose d’âme, née en Grèce, réincarnée en Rome, puis réincarnée en France. Les civilisations vivent-elles sur le plan collectif ce que les êtres humains vivent sur le plan individuel ? Les psychologues disent que la familiarité qu’on ressent parfois dans un environnement inconnu, la sensation d’avoir déjà vécu dans un endroit où on pénètre pourtant pour la première fois, de revivre une situation qu’on a déjà éprouvée par le passé dans des conditions identiques, n’est qu’une divagation de l’esprit. Ils expliquent que la mémoire nous trompe, qu’elle déforme nos souvenirs, qu’elle invente même des faux souvenirs, ils se réfèrent à des expériences de laboratoires qui prouvent effectivement cela. Mais ces explications rationnelles et incontestables sont-elles pleinement satisfaisantes ? En étudiant cette âme occidentale qui traverse la matière grecque, puis romaine, puis française, je m’interroge plus généralement sur le rapport entre celui que je suis et le corps qui me porte, et je crois ne pas être seul à me poser cette question. Dans notre vie publique ou privée, nous sommes souvent surpris du décalage entre l’image que nous donnons de nous-mêmes et ce que nous sommes réellement, entre le comportement naturel de notre corps et les dispositions naturelles de notre moi profond. Cette dichotomie peut aller jusqu’à donner à certains sujets l’impression d’être étranger à leur propre corps. Les scientifiques purs et durs depuis le XIXème siècle prétendent que cette impression n’est encore qu’un délire de la conscience, une maladie qu’on peut soigner avec des médicaments ou par la chirurgie. Mais sur ce point encore, leur discours est-il rationnel, malgré les apparences ? Ces prétendus défenseurs de la raison répètent à l’envi que rien n’existe en dehors de la matière, que l’être humain n’est qu’un assemblage de choses vérifiables par les cinq sens, et que toute proposition est vraie ou fausse, mais les équations scientifiques du XXème siècle ont bien établi qu’un chat peut être à la fois mort et vivant, qu’un double-six d’atome corrélé à Genève donnera instantanément un double-six d’autre atome corrélé à Lausanne, que la fiabilité de ces conclusions s’observe chaque fois qu’on allume un téléviseur ou un ordinateur, et qu’en conséquence définir la matière s’avère mission impossible. D’un côté nous avons les victimes de Hiroshima et de Tchernobyl qui nous disent : "L’atome existe, nous l’avons testé !", et de l’autre côté nous avons ces prétendus scientifiques qui assurent : "L’atome existe peut-être pour les bombes ou les centrales électriques, mais pas pour l’être humain. La force électronucléaire et la gravitation relativiste existent peut-être dans les étoiles, mais pas dans l’être humain. Les sauts quantiques et la dualité onde/particule existent peut-être dans les microscopes, mais pas dans l’être humain". Assurer que l’être humain relève exclusivement d’une mécanique biologique - que les biologistes eux-mêmes sont incapables de décrire… -, équivaut dans le meilleur des cas à croire qu’il est totalement extérieur au cosmos puisque sa conscience, et la matière portant cette conscience, serait définissable, ici et pas ailleurs, vivante ou morte, ou dans le pire des cas à trahir une mentalité étriquée, limitée à ce que l’observateur a devant son nez et sous ses pieds. J’ai très tôt rejeté cette vision rabougrie de l’univers. Vers mes vingt ans, lors d’un séjour à Londres, dans une rue où je me promenais, j’ai eu soudain la sensation de flotter à côté de mon corps. La cause était simple : à l’époque je me nourrissais peu pour économiser sur mes faibles revenus - dans le but de me payer des séjours à Londres, par exemple ! -, et j’avais souvent des crises d’inanition. Cette fois-ci, les effets furent spectaculaires : j’ai senti mon cerveau glisser vers le haut de mon crâne, je voyais mes mains mais je ne les contrôlais plus, ou plus exactement je sentais mes vraies mains devenues invisibles, je les bougeais environ cinq centimètres au-dessus de mes mains physiques inertes que je regardais sans pouvoir les déplacer. J’ai découvert à cette occasion, comme Bergson dans L’évolution créatrice, que si le moi se développe certes grâce aux expériences du corps, il peut exister aussi sans le corps. Le moi n’est pas soudé à la matière, il est une chose autonome qui traverse telle matière, qui en tire profit temporairement avant de la quitter pour continuer sa quête évolutive dans telle autre matière. Le moi dans un corps est comme une main dans un gant : tant que celle-ci est dans celui-là on peut croire qu’ils forment un ensemble, croire que celle-ci appréhende le monde grâce à celui-là, parce que les expériences vécues d’abord par celui-là ont des conséquences vécues pareillement par celle-ci, mais cette croyance est fausse, car on peut retirer la main du gant, et celle-ci continuera sa vie en jouant du piano ou en épluchant des légumes, tandis que celui-là continuera sa vie comme jouet du chat ou comme préservatif improvisé.
Hegel à partir de 1806, puis la première Guerre Mondiale, ont popularisé les concepts de "fin de l’Histoire" et de "mort des civilisations". Mais une civilisation, comme un peuple, comme un être humain, peut-elle mourir ? Tout dépend comment on définit la mort, et comment on définit la vie. Si on reste à ras des choses, si on considère que la Rome antique signifie d’abord des régiments d’hommes portant des jupettes rouges avec des lamelles de fer, et que l’existence signifie d’abord un muscle qui palpite et du liquide circulant dans des veines, alors oui Rome est bien morte, et oui un cœur plat et une circulation sanguine arrêtée équivalent à la mort. Mais en dépit des différences de surface que j’ai soulignées entre l’exubérance grecque, la retenue latine et la froideur germanique, ce sont bien la même sensibilité et le même esprit qui animent ces trois peuples, ces trois lieux, ces trois époques. Le discours aristotélicien veut que l’âme se confonde avec le corps, ou plus précisément il affirme que l’âme n’est qu’une conséquence du corps, un effet collatéral et accidentel de l’organisation progressive des cellules entre elles, et qu’au moment de la mort ce dommage collatéral qu’est la conscience disparaît en même temps que les cellules qui la portent. Mais les progrès médicaux ébranlent ces affirmations. On peut aujourd’hui, en l’an 2000, observer le fonctionnement du cœur et du cerveau lors d’un coma ou d’une EMI, cette pratique est même progressivement systématisée lors des opérations, car l’arrêt du cœur et du cerveau définit la mort clinique face à la loi. Nous avons donc des machines extrêmement précises d’un côté, qui établissent scientifiquement l’état clinique du patient à chaque moment de son opération, de son coma ou de son malaise, et, de l’autre côté, des patients enfermés dans leur conscience le temps de ce malaise, de ce coma ou de cette opération. Quand ces patients se réveillent, on peut confronter ce qu’ils disent avoir vécu durant cette expérience, et les données de leurs électrocardiogrammes et de leurs électroencéphalogrammes. Eh bien ! dans certains cas on remarque que non seulement ce qu’ils disent avoir vu et entendu est vérifiable (par exemple untel qui, cinq minutes après le début de l’opération, à 14h10 précises, est sorti de son corps, a traversé le mur, a voyagé dans les couloirs jusqu’à la salle de repos des infirmières, et écouté l’une d’elles raconter ses récentes vacances aux Baléares et le décès de son chien Pitou), mais encore qu’au moment où ces faits vérifiables ont été vécus leur corps était cliniquement mort (autrement dit à 14h10 l’électrocardiogramme et l’électroencéphalogramme étaient plats). Les interventions publiques des théoriciens soi-disant sérieux qui continuent à dire que la séparation entre corps et conscience n’est qu’une altération (la dernière) des sensations au moment de la mort, n’a donc aucun sens : soit elle implique que la définition de la mort doit être légalement redéfinie (puisque si ces prétendues altérations ont lieu "au moment de la mort", elles se situent après l’arrêt du cœur et après l’arrêt du cerveau observés sur l’électrocardiogramme et l’électroencéphalogramme, donc l’arrêt du cœur et l’arrêt du cerveau ne sont pas des critères suffisants pour définir la mort effective), soit plus simplement le postulat de départ est faux, en d’autres termes ces théoriciens ne sont pas dans une attitude scientifique, objective, rationnelle, pragmatique, mais dans une attitude de foi, leur point de départ n’est pas l’observation des faits, qui disent que le sujet est cliniquement mort, mais la croyance que tout s’arrête avec la mort et par conséquent si le patient voit et vit des choses après son décès c’est parce qu’il n’est pas complètement décédé, en somme ce sont les électrocardiogrammes et électroencéphalogrammes qui sont défectueux, ou les médecins qui ont commis une erreur d’appréciation et qui doivent être dégradés, mais pas cette croyance, le patient quant à lui ne serait qu’un fou, et sa folie serait explicable par un manque d’oxygène, par une réaction physiologique, etc. Pour ma part, je pense que la réduction de la vie d’un homme à ce discours aristotélicien ne vaut pas davantage que la réduction de la Grèce à la feta, la réduction de Rome au parmesan, ou la réduction de la France au camembert.
Un récent témoignage sème le trouble sur ce sujet. Nous sommes en février 2000 aux Etats-Unis. Les Leninger, un couple de Texans ordinaires, emmènent leur fils James, né en avril 1998 - donc âgé de vingt-deux mois -, au musée aérien Cavanaugh de Dallas. L’enfant manifeste subitement une fascination inexpliquée pour les avions exposés : il refuse de sortir de la boutique de souvenirs avant que son père lui achète une vidéo des Blue Angels (l’escadrille acrobatique de l’US Navy) et une maquette d’avion, et il refuse de quitter le musée avant que son père lui promette une visite à l’aéroport d’Addison voisin. Le mois suivant, en mars 2000, le couple quitte le Texas pour s’installer à Lafayette dans l’Etat de Louisiane : le père a reçu un gros chèque suite à la mission qu’il a accomplie dans l’entreprise texane où il travaillait jusqu’alors, et a décidé de rechercher un nouveau travail en Louisiane. Lors d’une promenade dans un magasin de jouets, la mère, qui a constaté l’intérêt de son fils pour les avions le mois précédent, lui montre une reproduction d’un chasseur de la deuxième Guerre Mondiale qui est exposée, équipé d’une sorte de bidon sous la carlingue. Elle dit au petit James : "C’est une bombe". Celui-ci la corrige immédiatement : "Non, c’est un réservoir largab’" ("it’s a d’op tank"), autrement dit le petit James qui n’a pas encore deux ans ne sait pas parler correctement, ne sait pas dire "largable", mais il est mieux renseigné que sa mère sur les chasseurs de la deuxième Guerre Mondiale, qui étaient effectivement équipés d’un réservoir supplémentaire largable en forme de bidon sous la carlingue lors de leurs longues missions dans l’océan Pacifique. En mai 2000, il commence à avoir des cauchemars récurrents, une nuit sur deux il crie : "Avion tombe en feu ! Petit homme ne peut pas sortir !" ("Airplane crash on fire ! Little man can’t get out !"), et se débat comme pour sortir d’un cockpit en feu. En août 2000, tandis que le petit James chante une comptine avec sa mère, il se jette soudain en arrière et donne des coups de pieds dans le vide comme lors de ses cauchemars nocturnes, et il dit : "Petit homme fait comme ça !". La mère rapproche aussitôt ce comportement, qu’il accomplit pour la première fois éveillé, de celui qu’il répète une nuit sur deux pendant son sommeil, elle saute sur l’occasion pour lui demander : "Qui est le “petit homme” ?". L’enfant répond : "Moi". La mère, inquiète, demande au père de venir. Ce dernier amorce alors un dialogue avec son fils : "Pourquoi l’avion est en feu ?". Réponse du petit James : "Parce qu’on lui a tiré dessus". "Qui ?", demande le père. "Les Japonais", dit le petit James, qui garde le silence ensuite. Le lendemain, la mère et le père répètent ce dialogue à une tante qui, désireuse d’éclaircir le mystère, questionne à son tour le petit James : "Comment sais-tu que ce sont des Japonais ?". Celui-ci répond : "Le soleil rouge !". Autrement dit, à deux ans et quatre mois, l’enfant James connaît le drapeau du Japon impérial, représentant effectivement un point central rouge rayonnant comme un soleil. A la fin du même mois d’août 2000, un soir, nouveau dialogue impromptu entre les deux parents et leur fils, après que celui-ci leur a dit encore : "Avion du petit homme tombe en feu !" : "Comment s’appelle le petit homme ?". "James." "Quel avion il pilote ?" "Corsair." "D’où l’avion a décollé ?" "Un bateau." "Comment s’appelle le bateau ?" "Natoma.". Le père dit à son fils que le nom "Natoma" a une consonance japonaise. Le fils s’énerve en martelant que c’est un bateau américain. Fin du dialogue. Le soir même, le père effectue une recherche sur internet, et découvre rapidement que l’US Navy a effectivement compté un porte-avions nommé "Natoma" lors des campagnes dans l’océan Pacifique pendant la deuxième Guerre Mondiale. Autrement dit, le petit James connaît le nom d’un bateau américain nommé "Natoma" que son entourage ignorait, la nature de ce bateau (porte-avions, et non pas cuirassé, croiseur ou autres), et son équipage (des chasseurs Corsair). En octobre 2000, nouveau dialogue improvisé entre l’enfant James et ses parents : au moment du coucher, le père demande à son fils de ne plus penser à "petit homme", le fils répète alors : "Petit homme s’appelle James". "C’est ton prénom", dit le père. "Petit homme aussi", dit le fils. "D’autres personnes sont avec James ?" "Jack Larsen." "James est l’ami de Jack ?" "Pilote comme Jack.". L’enfant James cesse de parler ensuite, et s’endort. Le père exulte. Farouchement opposé à l’idée de réincarnation et de vies antérieures, il retourne sur internet le soir même, puis les jours suivants, occupant ainsi tout son temps libre, pour tenter de retrouver cet énigmatique "Jack Larsen" : il espère n’en trouver aucune trace, pour convaincre son épouse que les déclarations du petit James ne sont que des délires enfantins ne reposant sur rien, dont la cohérence jusque-là (les Corsair équipés de réservoirs largables, le Natoma, le drapeau impérial japonais) ne relevait que de coïncidences nées du hasard. Ces recherches obstinées semblent temporairement lui donner raison : aucun pilote appelé "Jack Larsen" ou portant un nom approchant n’apparaît dans les registres nécrologiques du Natoma. Noël 2000 approche. Le père a acheté un livre sur la deuxième Guerre Mondiale qu’il compte offrir à son propre père. En attendant le jour des cadeaux, il feuillette ce livre en compagnie de son fils James. Celui-ci bugue soudain sur une photo du mont Suribachi au sud de l’île d’Iwo Jima en s’écriant : "C’est là que mon avion tombe !". Des rapides recoupements permettent au père d’établir que le porte-avions américain Natoma a effectivement participé au débarquement sur l’île d’Iwo Jima occupée par les Japonais en 1945. En 2001, l’enfant James entre dans sa troisième année, et commence à dessiner. Ses dessins sont très bizarres : il ne représente pas des maisons, des arbres, des animaux de compagnie, des personnages évoquant ses parents, sa famille, ses voisins, comme la plupart des enfants de son âge, mais des scènes de bataille navale près d’une plage, avec des détails très précis : les avions à hélices, les balles et les bombes rappellent la deuxième Guerre Mondiale (il ne dessine ni avion à réaction ni missile), on retrouve le drapeau impérial avec son soleil rouge sur les avions japonais, et sur les bateaux on lit "USA" ou on voit l’étoile à cinq branches. L’enfant James explique à ses parents que les avions américains sont des "Corsair" ou des "Wildcat", de même les avions japonais sont des "Zeke" (des chasseurs) ou des "Betty" (des bombardiers), les recherches du père confirmeront cela par la suite. Les dessins sont systématiquement signés "James 3". Les parents demandent la raison de cette signature. Leur fils répond : "Parce que je suis le troisième James". La même année 2001, le père l’emmène à une démonstration aérienne des Blue Angels, puis le présente aux pilotes de cette formation. L’un d’eux demande à l’enfant le métier qu’il souhaite exercer plus tard, ce denier lui répond : "Pilote des Blue Angels, charognard !". Cette réponse étonne à nouveau : comment à trois ans le petit James connaît-il le poste de "charognard", terme familier désignant le pilote de queue (qui avale toutes les fumées des avions qui le précèdent), et pourquoi souhaite-t-il occuper ce poste qui ne recèle aucun prestige ? Le jour de Noël 2001, le petit James reçoit en cadeau une poupée articulée GI Jo aux cheveux blonds, qu’il nomme aussitôt "Leon", pour accompagner une autre poupée semblable aux cheveux bruns offerte précédemment, qu’il nommait "Bill" : le nom "Bill" est courant, les parents ne se sont donc pas interrogés sur son origine, le nom "Leon" en revanche est inhabituel et les intrigue. L’année 2002 commence. Le père est toujours au chômage depuis l’installation à Lafayette en 2000, et les finances du foyer deviennent difficiles. Entre les visites aux agences pour l’emploi et les rares entretiens d’embauche qui n’aboutissent pas, le père continue ses recherches personnelles sur le Natoma. Il établit une liste de dix-huit noms de pilotes morts au combat associés à ce navire. "Jack Larsen" ne figure pas dans cette liste, en revanche un "James Mac Cready Huston junior" originaire de South Bend dans l’Etat d’Indiana interpelle la mère : ce "James junior", autrement dit "James 2", a-t-il un rapport avec la signature "James 3" sur les dessins de leur fils ? Le père refuse cette supposition, s’accrochant toujours à l’absence d’un "Jack Larsen" dans les registres, et concluant toujours que tous les recoupements établis jusque-là ne sont que des coïncidences. En septembre 2002, il s’invite à une réunion de l’association des vétérans du Natoma. Dans un premier temps il est heureux d’y apprendre que le Natoma ne comptait que des chasseurs Wildcat et des bombardiers Avenger, mais dans un second temps il déchante, confronté à plusieurs faits qui écartent la thèse des coïncidences. Il découvre que les pilotes du Natoma s’exerçaient sur des chasseurs Corsair (la sœur de James Huston junior, toujours en vie, que le père rencontrera en février 2005, lui montrera des photos où James Huston pose justement devant un Corsair lors de son entraînement). Il découvre qu’un "Jack Larsen" se trouvait bien parmi les pilotes du Natoma, et qu’il vit encore en Arkensas, ce qui explique son absence des listes nécrologiques. Il découvre que si le nombre de pilotes du Natoma morts au combat est bien dix-huit, on doit ajouter deux autres pilotes morts lors d’exercices, dont un "Billie Rufus Peeler" qui a connu une fatale avarie sur son avion mal réparé le 17 novembre 1944. Il découvre enfin que James Mac Cready Huston junior est le seul pilote du Natoma mort pendant la campagne d’Iwo Jima, plus exactement lors d’une mission le 3 mars 1945 au-dessus de l’îlot de Chichi-Jima à trois cents kilomètres de l’île d’Iwo Jima, aux commandes d’un chasseur Wildcat. Il prend vite contact avec Jack Larsen, qu’il rencontre le même mois. Jack Larsen lui révèle avoir participé à la même mission du 3 mars 1945 au-dessus de Chichi-Jima, il dit ne pas avoir vu James Huston s’abîmer en mer car celui-ci volait en arrière, au poste de charognard, mais le crash a bien été constaté - et consigné dans le compte-rendu officiel de l’accrochage - par le chef d’escadrille des chasseurs Avenger du porte-avions Sargent Bay, qui participaient aux manœuvres en complément des Wildcat du Natoma. Le jour de Noël 2002 achève de ruiner le scepticisme farouche du père. Le petit James reçoit ce jour-là une troisième poupée GI Jo aux cheveux roux, qu’il nomme aussitôt "Walter", un prénom aussi peu usité que "Leon". Le père demande la raison de ces trois prénoms, son fils répond : "Ils m’ont accueilli au ciel". En survolant la liste des morts du Natoma, le père remarque un "Leon Stevens Conner" mort en mission le 25 octobre 1944 et un "Walter John Devlin" mort en mission le 26 octobre 1944 en plus du "Billie Peeler" déjà mentionné mort dans un accident le 17 novembre 1944, tous les trois sont donc décédés quelques semaines avant James Huston : il prend contact avec les familles de ces hommes, qui lui disent non seulement que ceux-ci étaient amis avec James Huston, mais encore que Billie Peeler était brun comme le premier GI Jo, que Leon Conner était blond comme le deuxième GI Jo, et que Walter Delvin était roux comme le troisième GI Jo (il était même surnommé "Big Red" à cause de sa taille et de ses cheveux). Résumons. Comme on pense difficilement qu’un enfant de deux ans puisse mentir et inventer ses propres cauchemars pour attirer l’attention sur sa personne, notre première réaction est de supposer que ce sont ses parents qui, en quête de reconnaissance publique par n’importe quel moyen, ont inventé ces cauchemars et fabriqué ces dessins (en particulier le père, qui est au chômage et qui a besoin d’argent), mais non : les faits sont actés par les différents protagonistes extérieurs qui n’ont aucun lien avec les parents Leninger, et un rapide dialogue avec ces parents montre que ce sont des gens simples peu enclin à la polémique, pas assez intelligents pour fomenter une supercherie d’une telle nature et d’une telle ampleur, et même totalement opposés au concept de réincarnation, et rationnels au point que s’ils ont entrepris des démarches sur les cauchemars de leur fils ce n’est pas pour étayer des hypothèses surnaturelles mais au contraire pour prouver que ces cauchemars ont une cause bien matérielle, et qu’en opérant sur cette cause leur fils peut guérir de ses insomnies. L’honnêteté des parents étant ainsi établie, notre seconde réaction est de supposer simplement que ceux-ci ont commis l’erreur de regarder un film de guerre à la télévision pendant que leur enfant était éveillé, et que la vision de ce film l’a traumatisé au point qu’il en a conçu des cauchemars, mais non : les détails que je viens de rapporter n’ont pas pu être vus dans un film, ni inventés, car ils sont connus seulement par les protagonistes concernés, par exemple peu de gens savent distinguer une bombe d’un réservoir, et aucun film remarquable n’a eu pour objet le Natoma. Les parents ne sont pas par ailleurs des historiens spécialistes des combats dans l’océan Pacifique durant la deuxième Guerre Mondiale (le père pensait même que le Natoma était un porte-avions japonais !). Une conclusion s’impose, contre les convictions religieuses du père : l’âme de ce soldat "James Huston junior" mort dans un crash d’avion le 3 mars 1945 s’est réincarnée dans son fils James Leninger. En été 2006, la famille se rend à Iwo Jima, sur le lieu précis du crash : après avoir jeté un bouquet de fleurs dans l’océan, le petit James maintenant âgé de huit ans s’effondre en pleurs, puis se calme quand il repose les pieds à terre, et plus jamais il ne fera de cauchemar, comme si ce voyage de pèlerinage avait lavé sa mémoire guerrière. Notons enfin qu’avant cette guérison en 2006, un épisode a conforté le père dans cette hypothèse dérangeante de réincarnation. En 2002, à l’époque où le père était au chômage, l’ouragan Lili a accru encore ses malheurs en ravageant la Louisiane. Après le passage de cet ouragan, le jardin des Leninger est un chaos. Le père ramasse les débris, branches et objets divers, qui se sont amassés dans la propriété. Il s’accorde une pause, avec un fort sentiment d’abattement, face à sa situation professionnelle et financière compliquée à laquelle s’ajoute maintenant un désordre matériel. Il éprouve le besoin de prendre son fils dans ses bras pour lui dire à quel point il est heureux d’être son père malgré tous ses malheurs. Le fils, qui a alors quatre ans, répond : "Je t’ai choisi pour ça, je savais que tu serais un bon papa". Le propos du petit James suscite une nouvelle question : "Tu m’as choisi ? Quand ?". "Toi et maman je vous ai trouvés à Hawaï, quand vous dîniez sur la plage du grand hôtel rose". On peut comprendre la stupéfaction du père : le "grand hôtel rose", alias le Pink Palace of the Pacific, surnom du célèbre hôtel Royal Hawaiian de Honolulu à Hawaï est effectivement l’endroit où lui-même et son épouse ont fêté leurs cinq ans de mariage en 1997… et où ils ont conçu le petit James, né neuf mois plus tard, ce que personne au monde ne pouvait savoir excepté lui-même, son épouse, et l’âme du soldat James Huston qui rôdait au-dessus d’eux avant d’habiter le corps de l’enfant qu’ils s’apprêtaient à engendrer. L’histoire de James Huston/Leninger est peut-être valable pour chacun de nous, avec pour seule différence que lui a gardé la mémoire d’une partie de sa vie antérieure, alors que la majorité d’entre nous perd cette mémoire au moment de la naissance, tel un trou blanc expulsant son contenu dont les informations antérieures positives et négatives ont été broyées, permettant un nouveau départ, une nouvelle aventure, une nouvelle construction. La réincarnation, dans le cas très documenté de ce jeune James Huston/Leninger comme dans le cas des civilisations, ne signifie pas qu’une conscience prend possession d’un être vivant autonome, et cohabite avec cet être vivant autonome : elle signifie que la matière ne peut pas fabriquer la conscience, parce que la matière est par essence une chose inanimée, comme un morceau de viande sur l’étal d’un boucher (ou comme un gant, pour reprendre mon image précédente), et que ce qui lui donne vie est justement son utilisation par une conscience venue d’ailleurs (comme un gant habité par une main, toujours pour reprendre mon image précédente). On ne doit pas imaginer que l’enfant James Leninger est possédé par le soldat James Huston, non : le corps de l’enfant engendré par le couple Leninger est un morceau de viande dans lequel est venu habiter le soldat James Huston, c’est-à-dire que James Leninger est James Huston, l’enfant James Leninger et le soldat James Huston sont un individu unique, une conscience unique, une âme unique, qui dans la première moitié du XXème siècle s’est incarné en un garçon d’Indiana devenu soldat dans le Pacifique puis vers l’an 2000 s’est incarné en un garçon de Louisiane. On ne doit pas dire que James Leninger a des souvenirs d’une personne décédée, on doit dire qu’il est cette personne décédée, les souvenirs en question sont de même nature que les réminiscences prénatales invoquées comme sources de la connaissance par Socrate dans le dialogue Ménon de Platon, ce ne sont pas ceux d’une personne étrangère, ce sont les siens, qu’il a conservés du temps où il était un soldat dans l’aéronavale et où il s’appelait James Huston. James Leninger n’a pas la même tête que James Huston, mais c’est bien la même âme qui vit derrière ces deux têtes, de même Athènes, Rome et Paris n’ont pas la même apparence mais c’est bien la même âme qui vit derrière ces trois masques.
A Paris, je me suis interrogé sur le rapport que l’Occident entretient avec l’enfance. J’ai souligné que partout ailleurs dans le monde les parents sont plus estimés que les enfants : l’histoire de James Huston/Leninger suggère que l’Occident a bien raison de relativiser cette règle générale, car l’enfant, loin d’être la chose de ses parents, loin d’être une pâte qu’on peut modeler à loisir, est d’abord une conscience qui préexiste à la naissance du corps, et même, dans le cas de James Huston/Leninger, une conscience qui choisit les parents, la famille, le pays qui l’incarneront. Un enfant n’est pas le produit de la chair et de l’éducation, un enfant est un être indépendant auquel ses parents, sa famille, son pays peuvent prodiguer des soins matériels (la nourriture, le logement, l’habillement) mais qui leur échappera toujours au fond parce que son âme leur préexiste, sur lequel ils n’ont aucune prise, il est un étranger doté de son propre caractère, de ses propres affects, de ses propres inclinations avant même sa naissance, et donc porteur de sa propre histoire passée et future que ses parents, sa famille, son pays peuvent certes infléchir mais en aucun cas réécrire dans les grandes lignes, qu’ils accueillent dans leur quotidien comme ils accueilleraient un immigré en transit ou un sans domicile fixe. Et la mort d’un enfant n’est jamais une punition ou une bénédiction provoquée par un dieu comme on le croit dans certaines civilisations, c’est simplement un assemblage de chairs qui s’est corrompu prématurément, empêchant l’âme de celui qui voulait l’habiter de s’y épanouir, de s’y développer, autrement dit ce n’est pas parce que cet assemblage de chairs se dissout, que l’âme cesse d’exister : cet âme existait déjà avant la naissance, et elle continue à exister après la dissolution des chairs qu’elle n’a pas réussi à habiter, indépendamment des parents qui en sont à l’origine (cette âme peut attendre le décès des parents dans l’au-delà pour les y accueillir, mais elle peut aussi se trouver promptement d’autres parents pour se matérialiser dans un nouveau corps ici-bas). En somme ce que les chrétiens appellent Dieu désigne un Tout composé de l’ici-bas et de l’au-delà entre lesquels les âmes voyagent de leur propre initiative, sans l’intervention d’un être tout-puissant qui les surveilleraient pour mieux les récompenser ou les punir, des âmes qui tantôt s’incarnent temporairement ici en un enfant de l’Indiana ou de Louisiane, ou en un Parthénon ou un Colisée ou un Arc de Triomphe, tantôt demeurent temporairement là sans enveloppe charnelle. Pour reprendre les termes des physiciens quantiques, on pourrait dire que l’âme est tantôt onde, tantôt corpuscule, que le changement de l’un à l’autre ne relève pas de causes extérieures mais de son propre cheminement : une femme physiquement attirante n’aura pas la même vie qu’une autre non attirante, l’une et l’autre n’auront donc pas la même réflexion sur le monde et la même âme, on peut imaginer qu’après leur mort celle-ci souhaitera se réincarner dans un corps quelconque pour avoir la paix, tandis que celle-là souhaitera se réincarner en une bombe sexuelle pour compenser les frustrations de sa vie antérieure, on conclut de la même façon sur les malformations génétiques dans le domaine de l’inné, et sur l’enseignement et les accidents physiques dans le domaine de l’acquis, qui conditionnent la vie et le développement particulier de l’âme ici-bas. La matière apparaît comme un filtre qui impose une certaine façon de sentir les choses, qui les amplifie ou les apaise, telle est la raison qui expliquerait qu’un James Huston vive mal dans l’au-delà sur le souvenir de son crash d’avion, au point d’éprouver le besoin de se réincarner en un James Leninger entouré de parents attentionnés, la même raison expliquerait qu’un Grec de la Cour séleucide ou lagide vive mal dans l’au-delà sur le souvenir de sa décadence au point d’éprouver le besoin de se réincarner en un Romain, ou qu’un Romain de la Cour de Théodose Ier vive mal dans l’au-delà le souvenir de sa décadence au point d’éprouver le besoin de se réincarner en un Franc. On se souvient sur ce point du célèbre propos de Julien Gracq dans Le rivage des Syrtes : "De quoi peut encore se réjouir une pierre inerte, si ce n’est de redevenir le lit d’un torrent ?".
Selon cette conception de l’univers, débarrassée de la croyance en un vieux monsieur trônant sur un nuage ou un être immatériel qui punirait éternellement ou récompenserait éternellement chacun en fonction de son comportement durant son court séjour ici-bas, une croyance qui ne relève que d’un déplacement dans le ciel de la peur infantile de la réprimande par papa-maman, selon cette conception d’une vie dans laquelle la mort et la naissance n’existent pas puisque dans les faits celle-ci consiste simplement dans le passage d’une âme depuis le corps qu’elle a habité vers l’au-delà, et celle-là consiste dans le passage de la même âme depuis l’au-delà vers un nouveau corps, sans qu’à aucun moment intervienne un hypothétique dieu, implique que les attirances ne sont jamais un hasard : elles sont en rapport avec la ou les vie(s) que nous avons vécues précédemment. Dans mon cas, je me suis souvent interrogé par exemple sur la fascination-répulsion que je ressens face à l’eau en général, celle de la baignoire, celle de la piscine, celle de la mer. Je garde ainsi le souvenir contradictoire du jour où je suis monté sur le pont supérieur de l’Amsterdam amarré au quai de sa ville aux Pays-Bas : à la fois j’ai été heureux d’errer sur ce pont après avoir visité les cales et les cabines, avec l’impression d’être en territoire connu, et j’ai été soudain tétanisé, effrayé, terrorisé, au moment où, pour redescendre sur le pont inférieur et regagner le quai, je me suis avancé vers l’échelle juste à côté du bastingage et du vide qui sépare l’eau du canal dix mètres plus bas, j’ai manqué m’évanouir en suivant du regard les cordages jusqu’en haut des mâts, et en imaginant ce bateau en plein océan chahuté par la tempête. Ce goût et cette peur de l’eau résultent-elles d’un épisode de mon enfance enfoui dans mon inconscient, d’une disposition singulière de mes gènes, ou d’une vie antérieure durant laquelle j’aurais été marin et j’aurais péri noyé ? Je continue aussi à m’interroger sur mon rapport à mon identité civile. Mon prénom civil, "Christophe", indique littéralement que je "porte/fšrw le Christ/Cr…stoj", or cette désignation m’a toujours été un réel fardeau, mon enfance ayant été pénalisé par le poids des règles que le catéchisme a effectivement posé sur mes épaules : à la place de "Christophe", j’ai très tôt préféré "Christian", ou littéralement "celui qui suit le Christ", ou plus vaguement "celui qui a un rapport avec l’homme qu’on appelle “Christ”" (selon le latin "christianus", à l’origine de "Christian"), car ce prénom m’évoque une plus grande légèreté et m’autorise une plus grande distance avec cet homme appelé "Christ", en même temps qu’il confirme mon indiscutable lien avec le christianisme, du moins celui d’avant la Renaissance. Mon nom civil quant à lui, très répandu vers l’embouchure du fleuve Rhin, orthographié selon les locuteurs en "Mollard/Mollart", "Moullard/Moullart", "Moulard/Moulart", est un vulgaire marqueur géographique qualifiant "celui qui habite sur le mol", synonyme germanique de "butte, colline, éminence naturelle ou artificielle", suggérant que le plus lointain de mes ancêtres n’avait rien de remarquable excepté la situation élevé de son habitat, quand d’autres demeurant près d’un passage de rivière se sont appelés "Dupont" et d’autres demeurant en pleine campagne se sont appelés "Dupré". Dès l’adolescence, j’ai été attiré par le nom "Carat" (mon tableau Apparition dans un paysage, onzième œuvre de mon Atelier de l’Ecole, réalisé quand j’étais lycéen et signé de ce nom "Carat", en témoigne), sans que j’en puisse expliquer la raison. L’étymologie ne m’a pas renseigné : "carat" est une unité de mesure pour les très petits objets (notamment les pierres précieuses), de l’italien médiéval "carato", lui-même issu de l’arabe "kirat" ou directement du latin "cirrus", désignant une petite corne de forme arrondie utilisée pour quantifier ces très petits objets. Puis, vers mes vingt ans, j’ai rencontré l’étudiante grecque dont j’ai déjà parlé, qui m’a ouvert à l’Antiquité grecque. J’ai alors découvert que cet arabe "kirat" et ce latin "cirrus" ne sont que des dérivés diminutifs du grec "keras/kšraj", lui-même probable dérivé d’un étymon [trʃ] d’origine sémitique sur lequel je reviendrai dans mes analyses, désignant toute forme arrondie imposante (comme par exemple un bucrane, ou une succession de hautes montagnes, ou une large baie maritime, ou une grande vague au point de devenir un synonyme de "mer"), qui au plus tard à l’époque mycénienne a fini par désigner la population importatrice de ce mot, les "Courètes/Kour»j", déformés au cours du temps en "Crétois". Ainsi, avant même d’entrer en contact avec cette étudiante grecque, et sans jamais avoir éprouvé préalablement la moindre attirance pour la Grèce, j’ai été appelé vers ce passé grec à travers un nom d’apparence anodine. Sans le savoir, à travers "Christian Carat", j’ai progressivement ressuscité les siècles gréco-romains que je portais en moi via mes parents, ma famille, mon pays, et compris à quel point mon nom christiano-germanique consigné sur ma carte nationale d’identité française se rattache à un passé très récent à l’échelle de l’Histoire - et c’est pour achever cette résurrection qu’au Tribunal d’Instance de Rouen le 4 mars 2002 j’ai déclaré officiellement que Christophe Moulart et Christian Carat sont un individu unique, celui-là qui porte la mémoire occidentale récente (née au Moyen Age) n’étant qu’une continuation de celui-ci qui porte la mémoire occidentale ancienne (morte à la fin de l’ère impériale).
Je me suis demandé à Lyon en quoi consiste le christianisme. Les débats passionnés sur le caveau de Talpiot, au sud de Jérusalem, censé avoir été le caveau familial de Jésus, montre que la définition n’est toujours pas clairement établie en l’an 2000, même au sein de l’Eglise. A cette occasion en effet, nous avons entendu des évêques assurer que le fondement du christianisme est l’impossibilité de distinguer nettement l’âme et la chair, l’Esprit et l’Homme, c’est-à-dire que la résurrection de Jésus et la pérennité de la vie après le décès ne peut pas se faire sous une autre forme que charnelle - d’où leur réticence farouche à accepter qu’un caveau (celui de Talpiot ou un autre) puisse contenir la dépouille de Jésus, car selon cette conception cela signifierait que l’âme de Jésus est pareillement réduite à l’état de cadavre, donc que Jésus est bien mort, donc que le christianisme n’a aucun fondement. Mais non ! L’évangile dit le contraire, l’évangile se moque de la chair : si Marie de Magdala ne le reconnaît ni à l’ouïe ni à la vue, c’est bien parce que le Jésus qui lui parle après la crucifixion n’a plus l’enveloppe charnelle qui le caractérisait antérieurement, et si des fidèles le voient simultanément dans deux endroits différents, c’est bien parce que le Jésus post-décès a un don d’ubiquité qu’aucun être de chair ne possède. La découverte du cadavre de Jésus, attestée, authentifiée, argumentée, ne remettrait nullement en cause l’évangile ni le christianisme qu’il porte, car celui-ci professe justement que la vie continue après la vie, sous une autre forme. On hésite même à employer le terme "résurrection" puisque dans le cas de Jésus on ne peut pas parler de mort, de décès, de trépas, mais de permanence de la vie sous forme d’Esprit, au fond le mot "résurrection" dans l’évangile se rapporte moins à l’image d’un corps qui revient à la vie après une période de mort plus ou moins longue on-ne-sait-où, qu’à l’image d’une âme qui renaît dans un nouveau corps après une période de vie plus ou moins longue dans un au-delà aussi réel et mouvementé que l’ici-bas, la "résurrection" au sens de l’évangile semble un synonyme de la "réincarnation" chez les bouddhistes, un phénomène similaire à celui de la transmission de l’âme grecque dans le corps romain puis dans le corps germain.
Parodos
Rome (décembre 2015)