© Christian Carat Autoédition
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Parodos
La présentation de la Grèce de 2016 par les médias occidentaux, dont les médias français, donne à penser qu’elle est au bord du chaos, engluée dans un marasme de mauvais augure qui annonce plus généralement le marasme de l’Occident tout entier à sa suite. Lors de mon séjour à Thessalonique, je n’ai pas eu d’abord ce sentiment d’effondrement imminent : j’ai vu des commerces ouverts, des rues noires de monde, et, dans les vitrines des magasins, des produits aussi chers qu’en France. Mais cette impression initiale d’opulence s’est vite estompée. Derrière les vitrines bien pleines, les magasins sont vides de consommateurs, car plus personne n’a les moyens d’acheter quoi que ce soit en grande quantité, et le périmètre de rues fréquentées est très étroit, correspondant au centre-ville, de part et d’autre de l’avenue Aristote, entre la place de l’Ancienne agora (ancien forum romain) et la mer. Au-delà de ce périmètre trompeur, les quartiers sont dévastés, des rues entières montrent des rideaux baissés, les chaussées et les trottoirs sont sales et défoncés car le personnel municipal n’est plus assez nombreux ni assez équipé pour remettre en état et nettoyer, les arrêts de bus sont systématiquement cassés, tous les murs sont tagués. Un point surtout m’a étonné : tous les gens qu’on croise parlent exclusivement grec. Où sont donc passés tous les touristes d’Europe et d’ailleurs que j’ai rencontrés à Makinia, à Patras et à Delphes il y a vingt ans ? Et où sont passés tous les migrants fuyant l’Afrique et le Moyen Orient dont les médias occidentaux disent qu’ils entrent massivement en Europe par la Grèce incapable de contrôler ses frontières ? Je n’ai pas entendu un seul individu parlant arabe, et j’ai compté en tout quatre personnes à la peau noire : un vieil homme près de la gare, une adolescente dans une rue proche de l’église des Douze apôtres, et deux vendeurs de grigris à la sauvette qui ont vite subi les invectives de deux mères grecques refusant qu’ils approchent leurs enfants place Aristote. J’ai aussi assisté à une scène totalement impossible en France, du moins dans l’état du politiquement correct français de 2016 avide de procès en xénophobie : près de la place Morichovou, un restaurateur en colère lève la main pour repousser une mendiante d’à peine dix ans d’origine roumaine qui importune la clientèle en jouant de l’accordéon, la jeune mendiante s’éloigne, cinq minutes plus tard elle revient avec son accordéon, mais avant même d’entamer un morceau elle est violemment insultée par deux dames grecques attablées excédées par sa désobéissance, elle s’éloigne à nouveau vivement en se protégeant derrière son accordéon. Un autre point m’a étonné : dans cette ville de Thessalonique au patrimoine de portée internationale, tous les sites historiques et les musées que j’ai visités sont déserts. Où sont les touristes français, anglais, allemands, italiens ou américains d’il y a vingt ans ? Pas de vestiaires car pas de personnel dédié, en raison de coupes budgétaires. Certaines salles et certaines cours d’exposition sont inaccessibles pour la même raison : on n’a plus les moyens d’embaucher un personnel de sécurité et un personnel d’entretien adéquats. Quand j’entre dans l’un de ces lieux, aussitôt l’unique hôtesse d’accueil bondit de son siège pour me recevoir avec un grand sourire signifiant : "Ah, un visiteur !", et en quelques secondes ses épaules se relâchent et son regard part au loin, dans lequel on lit un vertige existentiel du genre : "Oui… Un visiteur… Le premier depuis ce matin… Et midi n’a pas encore sonné… Elle s’annonce encore longue, cette journée…". Mieux : dans certains musées, l’hôtesse m’accompagne pour allumer les salles avant que j’y entre, et les éteindre dès que j’en sors, afin d’économiser l’électricité. Tous ces "petits faits vrais", pour reprendre l’expression de Stendhal, toutes ces séquences anecdotiques qui révèlent davantage la réalité de 2016 que beaucoup de longs discours, montrent que la ville a bien des difficultés économiques, et que la vie précaire des Thessaloniciens est tendue par la méfiance envers l’autre autant que par l’indifférence au passé que j’avais déjà notée à Delphes il y a vingt ans.
J’aboutis au même constat à Athènes.
Les médias occidentaux insistent sur la vague des antifas qui reprocheraient à l’Union européenne son égocentrisme réactionnaire et encourageraient la bâtardisation du continent européen par toutes les cultures du monde. J’ai vu tout le contraire à Athènes. Si les migrants en provenance du monde arabophone pénètrent certes en Europe par la Grèce, en traversant le fleuve Maritsa ou en débarquant sur l’île de Lesbos, assurément ils n’y restent pas. La population dans Athènes, peu importe le quartier, est blanche et grecque, moins parce que les migrants ne veulent pas s’y installer, que parce que les Athéniens les en dissuadent rudement. Comme à Thessalonique, j’ai assisté à des scènes impossibles dans la France de 2016. A la station Monastiraki, j’ai vu un policier chasser deux enfants à la peau mate qui rodaient autour des guichets automatiques - pour y mendier une pièce auprès des usagers, ou pour dérober les rendus de monnaie non récupérés dans les machines. Dans le métro menant au Pirée, j’ai vu monter un adolescent avec sa guitare, accompagné d’une fille pré pubère que j’ai supposé être sa sœur, l’un et l’autre probablement d’origine roumaine comme la jeune mendiante de Thessalonique. Pendant que son frère commence à jouer, la sœur sort un gobelet, qu’elle tend à une femme assise dans l’espoir qu’elle lui donne une pièce. Cette femme la repousse très agressivement. Un vieux monsieur assis en face intervient, assez âgé pour avoir connu la dictature des colonels, il essaie de temporiser en argumentant : "Mendier est mal, mais ces deux jeunes gens sont à la rue, on ne peut pas leur reprocher de vouloir en sortir". A peine a-t-il fini sa phrase que la femme retourne son agressivité contre lui, rejointe par quatre ou cinq autres usagers autour d’elle qui sortent soudain de leur silence, reprochant au vieux monsieur d’être complice de tous les maux actuels de la Grèce : "Aujourd’hui ils mangent dans nos mains le peu que nous avons, ils ne produisent rien et ne font rien pour s’intégrer, demain ils nous mangeront le bras, et en supplément vous nous accusez de ne pas être généreux !". Au pied de l’Acropole, à la terrasse d’un restaurant, j’ai vu un autre enfant à la peau mate équipé d’un accordéon presque aussi gros que lui, violemment malmené par un duo de bouzoukistes grecs agacés par sa concurrence. Sur la montée de l’Acropole, j’ai vu un autre musicien grec s’exerçant au cymbalum. Après avoir marché une cinquantaine de mètres, j’ai remarqué un autre enfant roumain au regard inquiet, portant un étui. A un moment, cet enfant pose l’étui par terre, en sort un violon, et s’apprête à en jouer sans risque d’interférer avec le joueur de cymbalum qui se trouve cinquante mètres plus loin. Mais à peine a-t-il posé son archet sur les cordes qu’un pépé grec anonyme le toise, le montre de l’index, puis jette cet index vers l’extérieur pour lui signifier qu’il doit remballer immédiatement son violon et dégager les lieux, en lui criant un : "Oci !" sec et neutre. L’enfant paniqué remet prestement son violon dans l’étui, comme après un coup de bâton, et quitte l’endroit à grandes enjambées. En résumé, je m’interroge beaucoup sur la générosité que les médias occidentaux croient voir dans les antifas, dont le signe est tagué sur tous les murs, et qui dominent dans les élections. Quel est le sentiment du Grec moyen dans sa montagne reculée, ou dans son île excentrée de mer Egée ? Je l’ignore. Dans les lieux densément peuplés en tous cas, de Thessalonique à Athènes, je témoigne qu’une xénophobie orientée est partout palpable.
Un malentendu persiste au fond sur ces antifas. Vus de l’extérieur, les adhérents à ce mouvement sont effectivement des experts de la Vertu et des propagateurs de l’amour universel, et assurément les cadres s’accordent avec cette définition, équivalents grecs des caciques de l’extrême gauche parisienne, composée de fils de familles riches issues du sol et moulés dans les traditions françaises qui jouent les rebelles romantiques pour tenter de cacher leurs carences et leur froideur, et d’un nombre équivalent d’immigrés ou de fils d’immigrés qui jouent les victimes pour tenter de cacher leur paresse et leurs inaptitudes, les uns et les autres d’accord sur la nécessité d’abattre tous les arbres hauts qui les maintiennent dans l’ombre. Mais quand on regarde plus près, on découvre que les motivations des sympathisants sont beaucoup plus floues. Derrière les appels à l’amour universel et à la Vertu, l’électorat de cette extrême gauche grecque exprime en réalité un appel à l’amour de soi et à des valeurs bien tranchées, un : "Je ne veux pas que mon pays meure dans un je-ne-sais-quoi interchangeable et éternel !" doublé d’un : "Je vote pour des gens infréquentables parce que je suis fatigué d’être traité de naze par des nazes !". Autrement dit, la masse des antifas ne prône pas l’amour universel ni la Vertu, mais seulement l’amour des vertus grecques, le vote à l’extrême gauche en Grèce obéit au même dépit rageur que le vote à l’extrême droite en France, le fait que les bulletins ne soient pas de la même couleur découle seulement de la bêtise de l’extrême droite grecque qui n’a jamais su se rendre convenable comme la nouvelle extrême droite française : la masse des antifas ne veut pas moins de Grèce, mais plus de Grèce - et on devine qu’elle ne pardonnera rien à ses cadres trop faibles face à l’Union européenne, face à la Turquie, face aux migrants -, elle milite non pas pour la solidarité avec les réfugiés proches ou lointains qui fuient la guerre, mais pour la solidarité avec les Grecs qui perdent leur emploi, et elle demande surtout qu’on cesse d’affecter un air indigné quand elle dit s’inquiéter davantage du sort des Grecs sans emploi que du sort des réfugiés, et qu’on cesse de répéter qu’elle est la cause de la misère des réfugiés. Ayant quitté la France pour voyager vers la Grèce dans l’Histoire du passé, je suis ainsi rattrapé par l’Histoire du présent, l’Histoire de 2016, qui regarde non pas vers le passé mais vers un futur informe. Je compare ma biographie à celle de Saint Augustin constatant à la fin de sa vie la disparition de l’Empire romain, par un processus lent et serein plus que par des événements ponctuels et violents : en vingt ans, je constate le repli de l’Occident sur lui-même, en l’expliquant par une succession régulière de petites hontes et de petites lâchetés, plus que par la victoire spectaculaire d’un ennemi ou le renoncement concerté des Occidentaux. Malgré internet et les traités internationaux, j’observe la progressive atomisation des fédérations continentales, des pays, des régions, l’honnêteté naïve des princes de Constantinople négociant dans leurs domus dorées un traité de libre-échange avec les Parthes, pendant que les Romains de la Tamise oublient le latin au milieu des Angles, que les Romains de la Seine se défendent vainement contre les Francs, que les Romains de l’Ebre s’agenouillent devant les Wisigoths, que les Romains du Tibre s’assujettissent les yeux vides aux Ostrogoths. Je me suis présenté devant la grille aux trois-quarts fermée du musée épigraphique, juste à côté de l’Ecole des Beaux-Arts où des étudiants organisaient une "semaine de l’utopie", déployant des banderoles aux slogans soixante-huitards. Un homme à l’intérieur du musée m’adresse un signe du menton en guise de : "Qu’est-ce que vous voulez ?". En voyant ma peau blanche et en m’entendant lui répondre, il conclut rapidement que je ne suis ni un migrant ni un étudiant utopiste. Rassuré, il me sourit. Je pénètre dans le bâtiment. Aucun visiteur. Comme à Thessalonique, les lumières ont été éteintes par économie. Le dépliant de présentation du musée consiste en une simple photocopie noir et blanc car on n’a plus les moyens d’imprimer des dépliants en couleur sur papier glacé. Trois fonctionnaires m’accueillent avec empressement. L’un d’eux me demande si je suis un universitaire, étonné que les pierres exposées couvertes d’inscriptions en grec ancien puissent intéresser un amateur étranger comme moi. Un quatrième personnage, probablement un professeur, la soixantaine blasée, s’enquiert de mon origine. Quand je lui réponds : "France", il se retourne vers ses compatriotes fonctionnaires pour qu’ils me laissent entrer au tarif réduit, avec un geste désabusé signifiant : "Un fada existe encore en France pour venir chez nous, remercions-le, c’est peut-être notre dernier visiteur".
L’hostilité grecque envers les étrangers n’est pas nouvelle : dès l’Antiquité, les Grecs considéraient que tout ce qui ne leur ressemblait pas était barbare. On retrouve ce mot "barbare/b£rbaroj" depuis Thucydide jusqu’à Lucien, quelle que soit la sensibilité des auteurs, pour désigner un individu inculte, incapable, incivique. Et cela est étonnant car la Grèce dans l’Antiquité, comme l’Occident de l’an 2000 qui en a hérité, est l’endroit du monde où l’on trouve le plus d’étrangers, l’endroit du monde qui les intègre le mieux. L’Empire perse par exemple maintient une distance entre le dominant perse et les autres peuples. Au sein de cet Empire, un Mède reste un Mède, un Phénicien reste un Phénicien, un Egyptien reste un Egyptien, en conservant sa langue, ses mœurs, son système d’écriture, simplement le Grand Roi impose à chacun de ces peuples un satrape incarnant l’autorité suprême perse, auquel ils doivent apporter annuellement un tribut pour rappeler toujours cette autorité. Dans l’Empire perse, personne n’échappe à sa condition, car chacun est lié à sa naissance. En Grèce en revanche, la naissance ne joue aucun rôle. On ne naît pas Grec, on le devient. L’épigraphie, la papyrologie administrative, et même les longues énumérations de populations des auteurs antiques précités, contredisent la xénophobie affichée. Ceci est particulièrement vrai à l’ère hellénistique, où les artistes et les hommes de science nés à Babylone ou à Tyr ou à Tarse ou à Péluse sont considérés comme des compatriotes par les Grecs de Grèce dès qu’ils parlent grec. C’est aussi vrai à l’époque de Périclès, où la cité d’Athènes est justement victime de sa générosité envers les étrangers : c’est parce qu’elle veut intégrer trop d’étrangers par rapport à ses capacités d’intégration, qu’Athènes est contrainte d’opérer des marches arrière, de restreindre progressivement le nombre officiel de ses citoyens (fixé à quatorze mille lors du recensement de -451, pendant la première guerre du Péloponnèse, ce nombre descend à cinq mille lors de l’instauration du régime des Quatre-cents en -411, suite au désastre de l’expédition en Sicile) pour coller à ses moyens financiers, c’est parce qu’elle a été trop ouverte aux étrangers pendant un siècle que la cité d’Athènes s’effondre dans la dictature des Trente en -404. On peut même aller plus loin dans le paradoxe. Au Vème siècle av. J.-C., les Athéniens se prétendent "issus du sol" attique face à leurs adversaires spartiates, ils veulent rappeler ainsi qu’à la fin de l’ère mycénienne et au début de l’ère des Ages obscurs leurs ancêtres ont résisté en Attique aux tentatives d’invasion des Doriens, contrairement aux Spartiates qui sont des Doriens et qui ne peuvent donc pas prétendre à la même ancienneté citoyenne. Mais la vérité est que l’Athènes de l’ère mycénienne est une cité composite. Les Athéniens eux-mêmes reconnaissent que Codros, leur dernier roi qui a contenu cette invasion dorienne, n’était pas un Athénien mais un Péloponnésien récemment installé à Athènes, après avoir fui sa Messénie paternelle envahie par les Doriens. Ils admettent qu’Erichthonios, autre roi athénien du milieu de l’ère mycénienne, qui a instauré les Panathénées justement pour rassembler en un seul corps tous les habitants d’origines diverses qui vivaient alors sur le sol attique, était un bâtard avec du sang égyptien dans les veines, de même que son petit-fils Erechthée. Ils ne cachent pas que leur déesse emblématique Athéna est née près du lac Tritonide, correspondant à l’actuel chott el-Jérid en Tunisie. Quand on enquête encore plus profondément, un gros doute émerge sur les Grecs en général. Certes la langue grecque est une langue indoeuropéenne, mais l’archéologie renvoie beaucoup moins vers l’aire indoeuropéenne au nord que vers le Moyen-Orient ancien à l’est, plus particulièrement vers la Phénicie (qui correspond aujourd’hui approximativement au Liban). Le nom même du continent où vivent les Grecs, l’"Europe", vient de la princesse Europe de Tyr. Les personnages de la mythologie grecque, n’en déplaise aux fanatiques de l’indoeuropéanité qui au XXème siècle les considéraient à tort comme des inventions symboliques, semblent des héroïsations de personnages bien historiques bien réels ayant œuvré sur les côtes du Levant aux ères minoenne et mycénienne. Et la biographie de Deucalion, père d’Hellen qui a donné son nom à tous les Grecs (les "Hellènes/Ellhn" en grec), reproduit la biographie sumérienne de Ziusudra, et les biographies sémitiques d’Atrahasis/Uta-napishti et de Noé.
La xénophobie grecque est étymologiquement très ciblée. Le mot "barbare/b£rbaroj" n’est qu’une onomatopée reproduisant une éructation, il sous-entend méprisamment que ceux qui ne savent pas parler grec, ne savent pas parler du tout, qu’ils sont incapables d’articuler des syllabes, de former des mots, des phrases, des discours, qu’ils ne peuvent rien exprimer, ni offrir ni recevoir, par manque de vocabulaire, de compréhension, de raisonnement, qu’ils sont réduits à répéter cette éructation : "Bar ! Bar ! Bar ! Bar ! Bar !..." de façon solitaire, sans possibilité de contact avec autrui. Cela sous-entend a contrario que la langue grecque, par sa richesse et sa pertinence, permet le raisonnement et la compréhension des autres et du monde, elle permet le dialogue, elle est le ciment de la "cité/pÒlij", le ciment du vivre-ensemble, que les Grecs ont idéalisé en remplacement de la naissance. La cité/pÒlij grecque, le vivre-ensemble grec, c’est le respect de la majorité au détriment des minorités. Si la majorité pense yin une année N, je dois me soumettre à la pensée yin. Si la majorité pense yang l’année N+10, je dois me soumettre à la pensée yang. Et si je refuse de me soumettre, j’ai le droit de défendre mon point de vue, et même de le répandre, à condition de recourir à la langue grecque - et non pas à la violence physique comme les barbares, qui ne peuvent pas faire autrement parce qu’ils ne savent dire que : "Bar ! Bar ! Bar ! Bar ! Bar !..." -, et d’accepter le résultat majoritaire sortant des votes (le système électif lui-même est l’objet d’un vote : une assemblée proportionnelle ou une assemblée de partis n’existe pas par la volonté d’un individu isolé, elle existe par le choix majoritaire de l’assemblée qui l’a précédée, et le fait que dans la cité/pÒlij certains individus ont davantage de responsabilités que d’autres découle aussi d’un vote). Dans la Grèce antique, la loi des hommes domine toujours les lois non écrites, c’est-à-dire les coutumes, les traditions, les usages, les acquis divinisés du passé, perpétués si mécaniquement au fil des siècles qu’on ne cherche même plus à les discuter, qu’on ne se demande même plus s’ils sont encore adaptés au temps présent. La présentation négative des lois humaines par Sophocle dans sa tragédie Antigone, est contredite par Sophocle lui-même, qui doit à ces lois humaines d’avoir échappé à sa naissance, à sa condition de modeste fils d’artisan, pour accéder au sommet de l’Etat athénien. C’est grâce aux lois des hommes que Sophocle est reconnu comme le plus grand tragédien de son temps en -468. C’est grâce aux lois des hommes que Sophocle devient hellénotame en -443. C’est grâce aux lois des hommes que Sophocle est désigné proboule en -411. Dans Antigone, à travers le personnage de Créon noirci à l’envi, le tragédien veut critiquer les tendances tyranniques de Périclès au début de la paix de Trente Ans, mais il n’est pas honnête, car les lois très humaines de Périclès l’ont bien servi, comme elles ont servi beaucoup de Méditerranéens venus à Athènes chercher fortune. Si Athènes n’avait pas répandu la langue grecque et son idéal citoyen depuis l’Anatolie jusqu’à l’Egypte, depuis Thourioi jusqu’à Amphipolis, si les Athéniens du Vème siècle av. J.-C. s’étaient simplement contentés de perpétuer les lois non écrites de leurs ancêtres, le nom même de Sophocle serait inconnu aujourd’hui en l’an 2000, renvoyé à sa nature de petit monsieur Personne de Colone. Face au barbare, face à l’individu isolé qui se croit en contact avec des dieux et veut imposer ses visions au monde entier parce que son niveau de réflexion se limite à : "Bar ! Bar ! Bar ! Bar ! Bar !...", le Grec développe son jugement avec ses interlocuteurs hellénophones pour créer une communauté cohérente dans laquelle aucun dieu n’a sa place sinon la loi majoritaire, une communauté qui, par belle ou par laide, est plus proche du réel que tous les discours du barbare. Car les foules, souvent dénoncées pour leurs excès, sont toujours l’incarnation d’une vérité. Une foule est à l’humain ce qu’un champ est à la physique : un ensemble de points en perpétuel mouvement dont ceux qui gravitent près du centre instable suivent une voie parallèle à l’environnement de cet ensemble. En regard des monstrueux mouvements de masses dans l’Allemagne des années 1930 qui portaient la vérité du traité de Versailles et de la crise de 1929, j’aime évoquer les attroupements autour du jeu du lapin lors des marchés aux bestiaux du Neubourg dans ma jeunesse, consistant à deviner le poids d’un lapin en le soulevant à la main : en établissant la moyenne de toutes les estimations avancées par les joueurs, qui étaient des éleveurs professionnels, on obtenait toujours le poids exact dudit lapin.
L’hostilité des anciens Grecs envers les étrangers était, derrière la promotion de la langue grecque et du vivre-ensemble citoyen, une hostilité à toutes les formes d’autorités préexistantes à la cité, celle des rois - qu’ils soient "basileus/basileÚj" ou "tyrans/tÚrannoj" -, et surtout celle des soi-disant dieux que ces rois prétendaient incarner. L’expression la plus aboutie de ce rejet est la tragédie, née à l’ère archaïque par la rencontre entre le dialogue homérique et l’ironie iambique d’Archiloque, qui n’était pas un divertissement comme aujourd’hui, mais la matérialisation de l’inexistence des dieux. La tragédie grecque antique montre des personnages que les lois non écrites, les coutumes, les traditions, les usages, la mémoire collective, considèrent comme des dieux, mais qui souffrent, qui s’interrogent et qui meurent lamentablement sur la scène comme des humains ordinaires (au point qu’on peut effectuer des comparaisons, ou "paraboles/parabol»" en grec, avec les humains ordinaires présents comme spectateurs dans la salle), autrement dit qui ne sont pas des dieux. Non seulement le fait de ridiculiser ces personnages faussement divins, de les tourner en dérision sur la scène tragique, de contester leur soi-disant toute-puissance, n’est suivie d’aucune malédiction, ce qui prouve qu’ils n’ont vraiment aucun pouvoir puisqu’ils sont incapables de réprimander ceux qui les moquent sur la scène et ceux qui applaudissent dans la salle, mais encore il permet des conquêtes de toutes natures à la masse citoyenne hellénophone contre les barbares demeurés fidèles à ces faux dieux. Ce processus de conquêtes est assez simple à comprendre : si les dieux n’existent pas, comment expliquer que le monde est ce qu’il est ? si aucun dieu ne déplace les astres dans le ciel, comment ces astres se déplacent-ils ? si aucun dieu ne provoque les maladies, d’où viennent les maladies ? si aucun dieu ne décide qui doit être riche et qui doit être pauvre, pourquoi les uns sont-ils riches et pourquoi les autres sont-ils pauvres ? si aucun dieu ne décide la naissance ou la mort des peuples, comment expliquer les guerres, les famines, les révolutions ? C’est en se posant ces questions que les Grecs ont inventé l’astronomie, les mathématiques, la médecine, l’économie, l’Histoire, la politique. Tous ces domaines qui n’ont aucun équivalent dans les autres civilisations, ne sont que des palliatifs à l’abaissement des anciens dieux. Pour être un bon astronome, voir la rondeur de la Terre, sa course autour du Soleil, la relation entre la Lune et les pommes, la fuite des galaxies dans l’espace courbe, l’effondrement des trous noirs, il faut au préalable ne pas croire en un dieu. Pour être un bon médecin, voir le cœur qui palpite, les intestins et les reins qui filtrent, le sang qui immunise, le cerveau qui s’électrise, le gène qui condamne à la rousseur ou à la blondeur, il faut au préalable ne pas croire en un dieu. Pour voir l’ambitieux qui vend un grand sac de céréales à quatre drachmes, le patient qui vend quatre petits sacs de céréales à une drachme chacun, le courageux qui innove, le pantouflard qui ne pense qu’à sauver ses acquis, le généreux qui se ruine en donnant, l’égoïste qui s’empâte en amassant, il faut au préalable ne pas croire en un dieu. Pour voir le roi qui s’amuse quand les caisses sont vides, le peuple qui s’endort quand des comploteurs s’organisent, le général qui prépare ses armes dans la vallée quand ses adversaires l’attendent sur les collines environnantes, le caporal qui planifie son incursion par la fenêtre quand amis et ennemis s’entredéchirent autour de la porte, il faut au préalable ne pas croire en un dieu. Si on croit en un dieu, comme les barbares, on est rassuré car on a toutes les réponses aux questions qu’on se pose. Mais si on est sûr qu’aucun dieu n’existe, comme les Grecs, on vit dans une telle inquiétude qu’on est obligé de trouver des réponses par des vérifications systématiques, en inventant des nouveaux domaines. Le barbare sombre dans sa foi qui ne repose sur rien, le Grec s’élève par ses hypothèses qui reposent sur des faits, des logiques. J’ai dit dans mon alinéa sur Paris que l’essence de l’Occident est le blasphème : je découvre à présent que l’essence du blasphème est le rire tragique des Grecs, c’est-à-dire le rire qui rejette les dieux. Quand un individu veut imposer une religion par des signes prétendument miraculeux, l’Occidental éclate de rire, c’est-à-dire qu’il la tourne en dérision en avançant des arguments rationnels qui expliquent ces soi-disant signes, ces soi-disant miracles (voire il les reproduits !), pour montrer qu’elle ne repose que sur l’individu qui la professe. Les Grecs n’existaient pas avant la Grèce. La Grèce de l’ère mycénienne et de l’ère des Ages obscurs est comme Rome à l’ère impériale, ou la France au Moyen Age, ou les Etats-Unis à partir du XVIIIème siècle : elle n’est pas constituée de gens apparentés génétiquement, mais de gens issus de partout qui ont choisi d’oublier leurs passés respectifs pour obéir au même drapeau et construire un futur commun. La Grèce compte des aventuriers en provenance de l’actuelle Tunisie, des ex-hyksos chassés par la XVIIIème Dynastie égyptienne, des Levantins et des Anatoliens ne trouvant plus leur place en Anatolie et au Levant, des Indoeuropéens descendus depuis l’actuelle Ukraine, des autochtones terriens ou marins : tous ces individus issus de familles différentes se sont retrouvés sur le même territoire à l’ère mycénienne et à l’ère des Ages obscurs, et par des guerres, par des négociations et par des alliances, ont construit peu à peu un peuple totalement inédit dans l’Histoire humaine, considérant que les valeurs divinisées qui prédominaient jusque-là étaient fausses, que quiconque continuait d’y adhérer était un barbare, et que quiconque désirait au contraire suivre la nouvelle loi commune en pratiquant la langue grecque, considérée comme la seule langue du vivre-ensemble, serait le bienvenu. Les premiers dans l’Histoire, les Grecs ont établi la différence entre le domaine public et le domaine privé : j’ai le droit de suivre tous les dieux que je veux mais je n’ai pas le droit de les imposer à qui les refuse, et si la communauté a voté majoritairement un décret en contradiction avec mes dieux je dois renoncer à mes dieux, ou les garder dans le secret de ma maison jusqu’au prochain vote, ou quitter la communauté pour aller dans un endroit du monde où mes dieux pourront continuer à s’exprimer ouvertement sans nuire.
Ce rejet des lois non écrites, des coutumes, des traditions, des usages, de la mémoire collective, du passé en résumé, est si absolu qu’il confine dans certains cas à la pathologie. Les Grecs haïssent tellement l’ordre établi, ils ont une telle méfiance à l’égard de tout ce qui dure trop longtemps, un tel attachement à la certitude paradoxale - reprise beaucoup plus tard par Nietzsche - que toute conviction est une prison, qu’ils se condamnent à une fuite en avant dans le progrès, un progrès déjà dépassé à peine installé, sans qu’on sache vers où il conduit. Achille incarne ce mécanisme. A tous les barons issus de familles argiennes anciennes qui l’interrogent perfidement sur ses ancêtres, le roturier achéen Achille répond comme le général Lefebvre : "Dans ma famille, l’ancêtre c’est moi !". Achille refuse de vivre sur le souvenir de ses prédécesseurs, il veut les dépasser afin d’apparaître comme un modèle pour les générations futures, il préfère vivre un an dans la peau d’un lion glorieux que cent ans dans la peau d’un mouton amorphe. Or, les générations d’après lui raisonnent comme lui. Chaque nouveau Grec refuse de vivre sur le souvenir de ses prédécesseurs, causant toujours plus d’instabilités et d’incertitudes : Cimon veut dépasser Thésée dont il ramène les cendres à Athènes, Périclès veut dépasser Agamemnon qu’il imite lors de l’expédition contre Samos, Alexandre veut dépasser Achille, Héraclès, Dionysos à chaque étape de son épopée asiatique. L’Histoire de la Grèce, et de l’Occident qui la suit, n’est qu’une fuite en avant dans la surenchère et dans l’inconnu. Pour reprendre l’image souvent utilisée dans les sciences, chaque nouvelle génération ouvre une porte qui débouche non pas sur une réponse, mais sur un couloir avec dix autres portes à ouvrir par la génération suivante. Contre toutes les autres civilisations qui s’éteignent progressivement dans la foi glacée de leurs dieux, semblables à des corps solides évoluant sans conscience dans le vide de l’espace, attendant d’être absorbés par un trou noir, l’Occident s’apparente à un trou noir, il absorbe tout, il enfle sans mesure, il s’engouffre dans les dimensions infinies et inconnues de son agnosticisme en entraînant tout ce qu’il a capturé. Toutes les civilisations voient les musées comme un non-sens, parce que chacune vit dans son passé particulier qu’elle entretient : si les habitants de tel village subsaharien conservent précieusement les statues de bois fabriquées par leurs ancêtres cinq cents ans ou mille ans plus tôt, c’est parce qu’ils continuent de vénérer les dieux représentés par ces statues de bois. Les Occidentaux au contraire, qui vivent dans un présent toujours tourné vers le futur, n’éprouvent pour le passé qu’une curiosité détachée au mieux, qu’un intérêt bassement lucratif au pire : si les Européens défilent devant les frises du Parthénon au British Museum et au Louvre, ce n’est pas parce qu’ils continuent de vénérer Arès ou Héphaïstos, mais parce qu’ils s’interrogent sur l’art de Phidias et sur le lien qui relie le monde de Phidias à leur propre monde de l’an 2000, et si les Grecs de l’an 2000 désherbent régulièrement le site de Delphes, ce n’est parce qu’ils continuent de vénérer Apollon, mais parce que cela attire les touristes européens.
D’où vient cette haine que les Occidentaux entretiennent à l’encontre de leurs ancêtres, de leurs racines, de leur passé ? Plus particulièrement, d’où vient leur jugement hostile porté sur l’étranger prisonnier de ses lois non écrites, en particulier sur les Sémites du Levant auxquels les Grecs sont pourtant apparentés génétiquement ? Parmi les personnages les plus anciens de la mythologie, Zeus apparaît comme le plus grec, alors que tous les autres sont liés de près ou de loin au Levant. Certes, Zeus est le fils de Kronos que tous les mythologues associent au territoire de la future Phénicie (Kronos est le fils d’Ouranos qui règne à Byblos, il a pour grand-mère celle qui a donné son nom à la ville de Beyrouth, et pour grand-père un nommé "Eliom/Elioàm" qui semble une corruption d’"Elion", l’un des surnoms de Yahvé dans la Torah : "Un nommé Eliom, signifiant “Très-Haut” ["Uyistoj"], naquit, ainsi qu’une femme nommée Berouth ["BhroÚq"]. Ils habitèrent dans les environs de Byblos. Ils donnèrent naissance à Epigeios Autochton ["Ep…geioj AÙtÒcqwn", littéralement "qui vit sur la terre issu du sol"], qu’ils appelèrent ensuite Ouranos : c’est son nom qu’on donna à l’élément au-dessus de nous, en raison de sa grande beauté. Il eut une sœur des deux mêmes parents, qu’on appela Gaia : c’est son nom qu’on donna à l’élément en-dessous de nous, en raison de sa grande beauté. […] Ouranos succéda au trône de son père, épousa sa sœur Gaia, et en eut quatre enfants : Ilos ["Hloj", simple hellénisation du sémitique "El/Dieu"] surnommé Kronos, Betylos [personnification du "bétyle" levantin, pierre dressée en l’honneur d’un dieu, de "beth/maison" et "el/dieu" en sémitique], Dagon surnommé Siton ["S…twn", signification inconnue, peut-être une corruption de la cité phénicienne de Sidon : "Dagon" est la forme tardive, usitée chez les Philistins, de "Dagan" le dieu de l’agriculture chez les Amorrites], et Atlas", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10). Zeus est donc un Sémite. Mais c’est un Sémite qui se révolte contre son père, et qui part se réfugier chez les Indoeuropéens récemment installés au sud des Balkans, dans la région du mont Olympe. Zeus combat son père Kronos, le réduit à l’impuissance, le relègue à l’écart en Crète, et devient roi à sa place en Méditerranée orientale. Pour quelle raison Zeus, figure emblématique des Grecs, et plus généralement des Occidentaux, s’est-il ainsi révolté contre son père ? Pourquoi les Occidentaux continuent-ils aujourd’hui à cracher sur tous les dieux, singeant leurs modèles romano-grecs qui crachaient sur les Phéniciens, les Syriens, les juifs, les Mésopotamiens en les accusant de barbarie à l’instar de Zeus crachant sur son père Kronos ? Quel acte Kronos a-t-il commis pour être à ce point détesté par son fils Zeus après plus de trois millénaires ?
Parodos
Athènes (septembre 2016)