© Christian Carat Autoédition
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Parodos
Le voyage que j’ai entrepris vers la Grèce n’est pas seulement un voyage dans l’espace, c’est aussi un voyage dans le temps, à l’instar de celui de Chateaubriand en 1806 (Itinéraire de Paris à Jérusalem), ou celui de Lamartine en 1832 (Voyage en Orient), ou celui de Nerval en 1843 (Voyage en Orient). En remontant la via Appia de Rome à Brindisi, je remonte symboliquement du monde romain au monde grec, je remonte aussi de l’ère impériale à l’ère hellénistique qui l’a tracée. Je quitte Marc Aurèle conscient de la mort programmée de l’Empire, je quitte Néron et Claude essayant vainement d’étouffer les premiers chrétiens, je quitte Auguste absorbant le dernier royaume des diadoques, pour retrouver les vieux sénateurs de la République redoutant le débarquement d’Antiochos III en Italie afin de soutenir Hannibal, et leurs aïeux assiégés dans Rome par Pyrrhos.
Et la présence des multiples vestiges qui bordent encore cette longue route historique, leur immédiateté, les fantômes de ceux qui les ont fréquentés il y a deux mille ans, me poussent à clarifier la technique comparative chère à Proust, seul moyen selon lui de donner un sens au monde. Oui, la comparaison d’une madeleine aujourd’hui à une madeleine hier permet de sentir la distance temporelle entre aujourd’hui et hier, mais cela ne doit pas conduire à oublier que cette sensation atemporelle se fonde sur deux madeleines différentes, dans deux environnements différents, possédant chacun sa raison, sa logique, ses visions. La madeleine permet d’établir une passerelle entre le présent et le passé, mais n’empêche pas que le présent est le présent, et que le passé est le passé. A l’époque de la madeleine de Proust enfant vers 1880, on roulait en carrosse, on communiquait par lettres, on pensait d’abord à la nation, les femmes portaient des lourdes robes et se cantonnaient dans la cuisine : à l’époque de la madeleine de Proust juste avant sa mort en 1922, on roule en automobile, on communique par téléphone ou par TSF, on ne pense plus que par idéologie capitaliste ou communiste, et les femmes s’habillent légèrement à la garçonne et dansent au son du jazz. Le fait que Proust en 1922 continue de porter moustache, canne et canotier comme on les portait en 1900, alors qu’en 1922 tous les jeunes gens sont glabres et portent polo et culotte golf à la Tintin, ne l’empêche pas de prendre soudainement et douloureusement conscience de sa vieillesse en croisant le regard d’une petite fille pendant le bal des têtes du Temps retrouvé, c’est même à cause de cette prise de conscience qu’il décide de rentrer chez lui pour entamer au plus vite l’écriture d’A la recherche du temps perdu, pour fixer ses souvenirs avant qu’ils lui échappent. Mon voyage vers le passé de l’Occident impose la même conscience, la même lucidité sur mes comparaisons entre aujourd’hui et hier. Je ne dois pas regarder l’Antiquité romano-grecque avec ma mentalité de l’an 2000. Je ne dois pas plaquer mes raisons, mes logiques, ma vision d’Occidental de l’an 2000, sur celles des Latins de l’an 0, ni sur celles des hellénophones de l’an -150. Beaucoup de domaines ont évolué depuis l’époque de mes parents, de mes grands-parents, de mes arrières grands-parents (souvenons-nous de Malraux s’étonnant de la circulation automobile parisienne en 1970, en comparaison des moineaux à Montmartre du temps de sa jeunesse en 1910 qui empêchaient les hippomobiles d’avancer en ligne droite : dans cet exemple on voit que la technique comparative est signifiante non pas parce qu’elle permet d’établir une passerelle entre hier et aujourd’hui, mais au contraire parce qu’elle manifeste l’irrémédiable éloignement d’aujourd’hui par rapport à hier), la distance est encore plus grande par rapport à mes ancêtres de la Renaissance et du Moyen Age. En 1950, nombreux étaient encore les Français n’ayant jamais vu la mer : aujourd’hui, même les individus les plus pauvres ont accès à tous les moyens logistiques et sociaux pour la voir. En 1950, nombreux étaient encore les Français dont le savoir singeait celui de l’instituteur, du maire, du médecin ou du curé du village ou du quartier : aujourd’hui, même les individus les plus bêtes connaissent les mangas d’Hokusai mieux que Monet, maîtrisent l’art de plier une feuille de papier pour la faire voler mieux que Léonard de Vinci, discourent sur leurs expériences professionnelles ou privées au Pérou, au Kenya ou en Thaïlande où aucun empereur romain ni aucun roi hellénistique n’ont jamais été. Je dois laisser les morts avec les morts. Les actes et les paroles de Marc Aurèle, ceux de Néron, ceux de Claude, ceux d’Auguste, ceux d’Hannibal ou de Pyrrhos, m’apprennent d’où je viens, mais nullement où je suis. Me poser la question : "Si Pyrrhos revenait parmi les mortels en l’an 2000, que ferait-il face à l’insécurité et face au chômage ?" est absurde, car Pyrrhos a vécu et s’est construit dans un temps et un environnement qui ne connaissaient ni la sécurité ni l’emploi tels qu’on les définit en l’an 2000.
Dans ce domaine, le cas Rosemary Brown m’apporte beaucoup d’enseignements. Cette Britannique née en 1916 et morte en 2001 prétend avoir été régulièrement visitée par Liszt, devenu dans l’au-delà le président d’un syndic de compositeurs, parmi lesquels Chopin, Brahms, Debussy, qu’elle aurait également rencontrés. Elle a légué plusieurs centaines de partitions, présentées comme des nouvelles œuvres de ces compositeurs réalisées dans l’au-delà. Disons d’emblée que ces partitions ne peuvent convaincre que les convaincus. Quand je joue par exemple la Mazurka en ré bémol majeur ou la Mazurka en sol bémol mineur que Chopin aurait composées vers 1980, ou Le paon ou Danse exotique que Debussy aurait composés vers 1960, je suis très déçu. Chopin, Brahms, Liszt, Debussy se caractérisent jusqu’à leur mort par leur obsession des ruptures (mélodiques, rythmiques, harmoniques, thématiques…). Qu’on relise les deux derniers cahiers de Mazurkas opus 59 (1845) et opus 63 (1846) de Chopin, ou sa Barcarolle opus 60 (1846), ou sa Polonaise-fantaisie opus 61 (1846), ou son dernier cahier de Nocturnes opus 62 (1846) ou son dernier cahier de Valses opus 64 (1847) : on n’y trouve plus la moindre reprise à l’identique, chaque motif est transposé, ou déformé, ou accompagné d’un autre motif qui en modifie la couleur, quand l’auditeur attend un do Chopin lui joue volontairement un si ou un réb, quand il attend un déchaînement de virtuosité Chopin le déconcerte par un point d’orgue sur un silence, quand il attend une pause Chopin le bouscule avec une succession d’accords insolites. Or les partitions de Rosemary Brown sont fondées dans leur quasi-totalité sur une désespérante forme ABA, et les parties à l’intérieur de cette structure obéissent à l’aussi désespérante règle phrase ouverte-phrase fermée, forme et règle systématisées par Vivaldi et ses complices à partir de la fin du XVIIème siècle que Chopin, Brahms, Liszt, Debussy se sont justement évertués à éviter. Ses mazurkas ne sont que des pastiches de celles que Chopin a composées au milieu de sa vie, sans rapport avec les qualités visionnaires de celles qui précèdent son décès : elles sont flatteuses à l’oreille, elles sont rassurantes pour les fans de Vivaldi, mais elles laissent tous les musiciens et tous les mélomanes sur leur faim. Prenons un compositeur de second ordre comme César Cui en 1886 dans sa Mazurka en fa dièse mineur où le zal polonais est remplacé par le mélodrame russe (pièce n°11 de ses Miniatures opus 20), prenons Grieg en 1883 dans son Folkevise qui n’est qu’une mazurka déguisée en chanson norvégienne (pièce n°2 de ses Pièces lyriques opus 38), prenons le jeune Debussy en 1890 dans sa Mazurka qui ressemble moins à une mazurka qu’à la danse d’un faune entouré de naïades : ces réalisations médiocres de la fin du XIXème siècle sont plus inventives et sensibles que les médiocres mazurkas chopinesques proposées par Rosemary Brown un siècle plus tard. Même constat pour Debussy : comment relier le sirupeux Paon aux monumentales Etudes de 1915 ? comment relier la vulgaire et rébarbative Danse exotique aux subtils et exubérants Masques et Isle joyeuse de 1904 ? Le compositeur espagnol Alfredo Casella, contemporain et ami de Debussy, propose dès 1911 un Entracte pour un drame en préparation dans le style de celui-ci (pièce n°4 de son recueil de pastiches A la manière de… opus 17), dont l’inspiration même limitée s’avère plus profonde que les bluettes debussystes de Rosemary Brown. En conséquence, comment admettre que Chopin dans l’au-delà en 1980, cent trente-deux ans après sa mort, non seulement n’aurait ni intégré les innovations des compositeurs nationaux (par exemple Grieg, ou le groupe des Cinq auquel appartient César Cui) et de Debussy, ni évolué depuis ses œuvres géniales des années 1840, mais encore aurait régressé au point de devenir une caricature de lui-même, incapable de produire autre chose que des ersatz affadis de ses œuvres mineures des années 1830 ? comment admettre que Debussy dans l’au-delà en 1960, après avoir tellement avancé musicalement durant la première Guerre Mondiale, aurait reculé pendant quarante ans après sa mort au point de devenir également une caricature de lui-même, incapable de produire autre chose que des ersatz affadis de sa trop sage Jeune fille aux cheveux de lin ou de son lamentable Petit nègre ? Trois explications sont avancées sur cette affaire. La première explication, celle des musiciens, et aussi la mienne, est que Rosemary Brown a développé inconsciemment un don pour repérer les tics d’écriture de tous les compositeurs dont elle se prétend l’hôte, et pour les reproduire. Et ce don n’a rien d’exceptionnel. Cela est difficile à concevoir pour les non-musiciens, pourtant le fait est que la musique commerciale occidentale depuis Vivaldi obéit à des logiques structurelles que n’importe quel cerveau un peu scientifique peut facilement comprendre et imiter. Je me souviens ainsi d’une camarade étudiante dont je tairai le nom, désireuse d’abandonner son cursus en mathématiques pour se réorienter vers la musicologie, admise de justesse à l’épreuve de dictée musicale imposée à l’entrée de ce cursus de musicologie, joueuse de batterie de niveau très moyen, qui a réalisé un jour devant moi, sur papier-musique, en un temps record, un pastiche symphonique pertinent de Mozart dont, grâce à ses études antérieures en mathématiques, elle avait pu comprendre ces logiques vivaldiennes, un pastiche ordinaire que Rosemary Brown aurait pu écrire. Par ailleurs, chaque compositeur se distingue comme n’importe quel être humain par des inflexions particulières, par exemple on reconnaît immédiatement Chopin à ses appogiatures sur le deuxième temps de la mesure, on reconnaît immédiatement Brahms à ses mélanges binaire/ternaire à la main droite et à la main gauche, on reconnaît immédiatement Debussy à ses secondes, ses quartes augmentées et ses septièmes (la même remarque vaut pour les peintres, ou pour les écrivains, quand je lis par exemple : "Elles sont belles, tes brebis, dis, comme des santons à la crèche de Manosque", je sais que je suis chez Giono et non pas chez Céline, et quand je lis : "Fallait voir comment il se la jouait, le morveux !... Un ministre en short, qu’on aurait cru !…", je sais que je suis chez Céline et non pas chez Giono). Ces inflexions ne signifient rien, elles ne servent pas à estimer davantage la valeur profonde d’un compositeur que le gros nez de Louis XIV ne sert à estimer sa politique ou que la blondeur de Brigitte Bardot ne sert à estimer sa vertu, mais comme elles sont l’élément le plus aisément identifiable pour le néophyte, celui-ci tend toujours à les considérer comme des marques exclusives du compositeur auquel elles sont attachées. En appliquant ces inflexions particulières aux logiques structurelles vivaldiennes, on obtient sans effort des mazurkas chopiniennes et des danses debussystes de même facture que celles de Rosemary Brown : c’est précisément le but de toutes les classes d’écriture d’universités et de conservatoires fondées sur l’antique tradition pédagogique d’Isocrate consistant à apprendre en imitant, tous mes camarades musicologues - dont l’étudiante en question - et moi-même étions parfaitement capables de produire des pastiches de Chopin ou de Debussy similaires aux partitions de Rosemary Brown - voire plus réussis, car refusant la forme ABA et les reprises à l’identique… -, et nous ne les avons pas publiés parce que nous n’avions aucun mérite, parce que nous étions conscients de n’être que des pasticheurs, nous n’étions pas égarés comme Rosemary Brown par des élans spirituels et des extases mystiques (dont je ne conteste pas la sincérité) nous convainquant d’être des élus, des dépositaires des grands compositeurs passés (on peut dénoncer pareillement les élans faussement médiumniques de peintres comme Florencio Anton ou Luiz Gasparreto, qui croient naïvement être en contact avec Toulouse-Lautrec, avec Renoir, avec Matisse, avec Picasso, avec Fernand Léger, alors qu’en réalité ils ont développé instinctivement leur don d’analyse de ces peintres et la capacité de les reproduire). La deuxième explication, celle des hérauts des Grands Complots et des Mystères-connus-par-eux-seuls, qui préfèrent toujours les hypothèses les plus farfelues aux causes les plus humaines et les plus simples, la plus invraisemblable, est que Rosemary Brown n’a pas été contactée par la divine âme de Liszt mais par la maligne âme d’un faussaire peu doué - d’où la médiocrité des partitions qu’elle a léguées - qui se serait présenté à elle sous le masque de Liszt, puis sous le masque de Chopin, de Brahms, de Debussy, depuis l’au-delà. La troisième explication, à laquelle je ne crois pas davantage que la deuxième, est néanmoins celle qui me cause le plus de tourments : elle pose que Rosemary Brown était bien en contact avec le vrai Liszt, avec le vrai Chopin, avec le vrai Brahms, avec le vrai Debussy, et que si ses partitions sont médiocres ce n’est pas sa faute mais la faute de Liszt, Chopin, Brahms et Debussy qui ont perdu toutes leurs qualités dans l’au-delà. Cette explication que je récuse pour les raisons que je viens d’avancer - je vois en Rosemary Brown une femme ignorant ses dons analytiques et fourvoyée dans son mysticisme -, contient un fond de vérité. Le génie ne semble pas éternel mais contingent, or l’au-delà, s’il existe et consiste en un absolu, n’est pas contingent, l’au-delà ne peut donc pas contenir le moindre génie. Le génie ne semble pas autre chose qu’un synonyme du mot "destin", la rencontre entre un particulier et une collectivité, celui-ci apportant à celle-là les réponses adéquates aux questions qu’elle se pose à un moment limité dans le temps et dans l’espace. On croit que le génie est éternel, qu’il reste valable toujours et partout alors qu’il est aussi relatif que la beauté. A l’époque d’Henri IV la beauté signifiait une grosse fille à la Rubens négligeant de se laver, à l’époque des Mochicas la beauté signifiait une fille au crâne allongé comme un obus : je doute que ces définitions de la beauté féminine correspondent à celle de Paris ou de Londres ou de Berlin en l’an 2000, ou à celle des Padaung aux cous de trente centimètres, ou à celle des Subsahariennes aux corps scarifiés. De même, aucune œuvre prétendue géniale n’a traversé les siècles sans connaître des périodes d’ombre : les bâtisseurs gothiques n’ont eu aucun scrupule à raser les vestiges romains qu’ils trouvaient moches pour construire leurs cathédrales, et les bâtisseurs classiques n’ont eu aucun problème de conscience à raser les cathédrales gothiques qu’ils trouvaient moches pour édifier leurs châteaux. Sans aller jusque dans l’au-delà, nous avons d’innombrables exemples du caractère temporel du génie ici-bas. On fantasme naturellement sur Proust en imaginant à quoi aurait ressemblé A la recherche du temps perdu si Proust avait vécu plus longtemps, mais certaines pages du Côté de Guermantes et de Sodome et Gomorrhe, écrites peu avant sa mort, sont déjà bien longues et inutiles : qui peut garantir que, si Proust avait vécu dix ou vingt ans supplémentaires, La prisonnière et Albertine disparue n’auraient pas été une ennuyeuse lamentation sur la mort d’Alfred Agostinelli ? et si Proust avait réussi à aller jusqu’au bout de la mise en forme et de la publication de ses trois derniers volumes, qui peut garantir qu’il n’aurait pas consacré le reste de sa vie à reprendre interminablement les corrections de son œuvre jusqu’à se tarir, ou qu’il aurait entamé vainement une nouvelle œuvre de proportions équivalentes à La recherche du temps perdu ? L’attente du public était grande quand à la fin des années 1960 le vieux François Mauriac a annoncé la publication d’un nouveau roman, la perplexité à la sortie d’Un adolescent d’autrefois a été à la mesure de cette attente : on attendait un chef-d’œuvre dépassant Thérèse Desqueyroux, on a eu seulement une caricature de Thérèse Desqueyroux - qualifiée pudiquement de "performance de vieillard" par les médias -, parce que François Mauriac en 1960 écrivait toujours comme en 1927, et encore ! avec moins de spontanéité, moins de simplicité, et plus de peur du qu’en-dira-t-on. L’attente du public a été forte quand Stanley Kubrick, douze ans après Full metal jaquet, a annoncé la sortie d’un nouveau film : on attendait un dépassement de Lolita, de 2001, de Docteur Folamour, on n’a eu qu’un navet narcoleptique, Eyes wide shut, qui ne doit sa survie aujourd’hui dans les vidéothèques que parce qu’il est signé "Stanley Kubrick". L’attente du public a été aussi forte quand Henri-Georges Clouzot a entamé le tournage de L’enfer, présenté par lui-même et son entourage comme une révolution dans sa propre carrière et dans l’art cinématographique en général : les quelques rushes intello-psycho-expérimentaux de ce film qui n’a finalement jamais été achevé nous incitent à conclure que Clouzot a eu raison de l’abandonner, et a eu tort de s’en inspirer pour réaliser son film suivant, son dernier, La prisonnière, autre navet que seuls les cinéphiles connaissent parce qu’il est signé "Henri-Georges Clouzot" et parce qu’il révèle la chute vertigineuse de son auteur depuis les sommets du Corbeau, de Quai des Orfèvres et des Diaboliques. Beaucoup spéculent sur Tintin et l’alph art qu’Hergé n’a pas eu le temps d’achever : mais qui peut garantir que, si Hergé avait vécu dix ou vingt ans supplémentaires, Tintin et l’alph art achevé n’aurait pas été autre chose qu’une redite des derniers albums depuis Tintin au Tibet, c’est-à-dire dans la forme une œuvre lisse à force d’avoir été trop travaillée par peur de ne pas décevoir, et dans le fond une suite de péripéties d’un reporter ayant renoncé à sauver le monde pour courir dérisoirement après des bijoux, ou après les extraterrestres, ou après les Dupondt ? Vers l’an 2000, l’excitation était grande quand Franquin enfin guéri de sa longue dépression a annoncé vouloir dessiner des nouvelles planches de Gaston : la déception a été grande quand on a constaté que sur la forme sa main était hésitante, et sur le fond ses références étaient déconnectées des réalités de l’an 2000 (ainsi les personnages continuent à communiquer par lettre ou par téléphone comme en 1960 alors que tout le monde en l’an 2000 communique par mail ou par portable, Lebrac continue à paniquer parce qu’il doit livrer deux cents photocopies en urgence alors que n’importe quel photocopieur de l’an 2000 peut réaliser cinq cents impressions en moins de cinq minutes, et Maesmaker s’obstine à vouloir signer un contrat avec les éditions Dupuis alors qu’en l’an 2000 les maisons d’édition ferment les unes après les autres concurrencées par internet…). Pour revenir à notre sujet, qui peut garantir que Chopin, s’il avait vécu dix ou vingt ans supplémentaires, aurait composé des œuvres sensibles et innovantes à la hauteur de celles qu’il a composées dans les années 1840 ? Certains croient voir son successeur en Scriabine, d’autres en Debussy, mais Scriabine a dérivé vers l’ésotérisme, et Debussy s’est construit sur une attirance-répulsion de Wagner : qui peut assurer que Chopin en vieillissant aurait manifesté une pareille obsession de Wagner, ou aurait versé dans les discours ésotériques ? L’évolution de Beethoven est phénoménale entre ses premières et ses dernières sonates, mais celles-ci et celles-là demeurent apparentées dans la forme et dans le fond : cette évolution étalée entre 1796 (année de publication des Sonates opus 2, les premières) et 1823 (année de publication de la Sonate opus 111, la dernière) est moins radicale que celle provoquée par la composition des Etudes de Chopin vers 1830 (seulement trois ans après la mort de Beethoven en 1827 !), qui révolutionnent la technique pianistique et l’harmonie classique à laquelle Beethoven restait attaché. Autrement dit, si Beethoven avait vécu dix ou vingt ans supplémentaires, rien ne garantit que sa Dixième symphonie, ou sa Onzième symphonie, ou sa Douzième symphonie, auraient été à la hauteur des précédentes, à la hauteur des compositeurs de la jeune génération à laquelle appartenaient notamment Chopin, Liszt et Wagner, rien ne garantit qu’il n’aurait pas pondu un galimatias caricatural semblable à La prisonnière de Clouzot, à Eyes wide shut de Kubrick, à Un adolescent d’autrefois de Mauriac. On avance comme contre-exemple Rameau qui a présenté son premier opéra à quarante-neuf ans, ou Titien qui a produit ses premiers chefs-d’œuvre à partir de quatre-vingt-dix ans, mais les réalisations tardives de ces deux créateurs ne sont que les résultats de ce qu’ils ont accumulé au cours de leurs longues décennies de privations matérielles ou de ruminations entre deux nécessités organiques : rien ne garantit que s’ils avaient vécu jusqu’à cent dix ans, cent vingt ans, cent trente ans dans les mêmes conditions, Rameau et Titien auraient eu encore à leur disposition suffisamment de matière pour produire autre chose que des redites. Par ailleurs, si l’œuvre de Scriabine ici-bas repose sur l’ésotérisme de son auteur, quelle peut être l’œuvre de Scriabine dans l’au-delà, qui n’a plus à livrer dans l’ésotérisme puisqu’il est désormais dans l’absolu ? Si l’œuvre de Debussy ici-bas repose sur l’obsession de Wagner, quelle peut être l’œuvre de Debussy dans l’au-delà, qui n’a plus à jalouser ni à combattre Wagner puisqu’ils partagent désormais le même absolu ? Si l’œuvre de Beethoven ici-bas repose sur sa surdité, quelle peut être l’œuvre de Beethoven dans l’au-delà, qui perçoit désormais l’harmonie des sphères ? Si l’œuvre de Chopin ici-bas repose sur la tuberculose et la Pologne, quelle peut être l’œuvre de Chopin dans l’au-delà, qui n’a désormais plus de maladie ni de patrie ?
On fantasme le passé. Même quand on croit être objectif, on tend naturellement à projeter sur le passé ce qu’on espère pour le futur, ce qui manque au présent. Parce que Chopin a été génial pendant dix ans, parce que Monet ou Picasso ont été géniaux pendant vingt ou trente ans, on veut croire que ce génie est définitif, et aurait perduré si ces créateurs avaient vécu plus longtemps, et même perdure aujourd’hui dans l’au-delà. Nous refusons de dire que les œuvres de Picasso des années 1970, ou celles de Monet des années 1920, sont des croûtes, des bouillies de vieillards séniles, nous allons jusqu’à nous accuser d’être trop bêtes et trop frustres pour comprendre les soi-disant hauteurs d’inventivité et de sensibilité de ces œuvres plutôt qu’admettre qu’elles n’ont en fait ni queue ni tête, qu’elles sont creuses, moches, absconses, qu’elles ne recèlent aucun mystère sinon la perte de l’étoile visionnaire qui animait leurs auteurs quelques années ou quelques décennies plus tôt, parce que nous voulons qu’après sa Barcarolle chaque nouvelle note de Chopin contienne la quintessence de la musique, et qu’après la Cathédrale de Rouen ou Guernica chaque nouvelle touche de Monet ou de Picasso contienne la quintessence de la peinture. Supposons qu’un homme totalement opposé au mysticisme, totalement réfractaire à l’idée d’une vie après la mort, et totalement ignorant en matière musicale, reconnu publiquement pour son appartenance à telle université de médecine, à tel institut de mécanique, à telle académie de mathématique, soit victime d’une EMI : il traverse le tunnel, entre dans la lumière de l’au-delà au moment où Chopin passe, qui lui joue sa Dixième ballade composée en 1886 en guise de bienvenue à son confrère Liszt mort cette année-là - en supposant que Chopin après sa mort en 1849 ne se soit pas réincarné en Jean Dupont à Paris, en supposant qu’il joue encore du piano dans l’au-delà, et en supposant qu’il y composait encore des ballades en 1886… Eh bien ! De retour dans le monde d’ici-bas, cet homme défilera devant tous les micros pour clamer : "Je me suis trompé ! L’au-delà existe ! J’en reviens ! J’y ai vu Chopin ! Et je vous en apporte la preuve : il m’a confié la partition de sa Dixième ballade, que je vous livre !", et nous assisterons à des pugilats d’auditeurs sur la valeur de cette Dixième ballade. En cas de ressemblance avec les Ballades d’avant 1849 on dira : "Chopin radote, comme Mauriac, comme Clouzot, comme Hergé ou Picasso ! En 1886 il n’est plus capable de composer autre chose que ce qu’il composait quarante ans plus tôt !", en cas de non-ressemblance on dira : "Ce n’est pas du Chopin !" parce qu’on refusera d’imaginer que Chopin pendant quarante ans d’au-delà sans tuberculose et sans Pologne se soit déprécié, se soit asséché, ou ait changé de style, dans tous les cas on examinera chacune des parties de cette Dixième ballade comme un Tout parce qu’ayant une opinion tellement haute et figée de Chopin on n’acceptera pas qu’il puisse composer des navets dans l’au-delà, être simplement un individu avec ses bons moments et ses mauvais moments, ses grâces et ses relâches. Le chantier expérimental de Guédelon en Bourgogne en France est très révélateur sur ce sujet, où les artisans prétendent vivre et travailler "comme au Moyen Age" : ces artisans s’abstiennent-ils de prendre des médicaments quand ils sont malades, comme leurs pairs du Moyen Age, sont-ils privés de remboursement par la sécurité sociale ? chaque soir, ne rentrent-ils pas chez eux dans une maison chauffée, avec eau courante et électricité, sont-ils déconnectés d’internet, de la télévision, de la radio ? sont-ils interdits d’aller aux prud’hommes si une norme de sécurité n’est pas respectée sur le site, et s’ils sont licenciés demain sous un quelconque prétexte politique ou économique ? si un visiteur les agresse, sont-ils réduits à se défendre seuls avec leurs fourches et leurs maillets sans pouvoir déposer plainte à la police locale ? Le Moyen Age, ce n’est pas uniquement se vêtir d’une peau de chèvre plutôt que d’un jean, manger des fèves plutôt que des frites, déplacer les pierres à la main plutôt que les soulever avec des pelleteuses, c’est aussi (surtout) ruiner sa santé dans un environnement où vivre équivaut à survivre, pour des tâches effectuées sans autre limite temporelle que la durée journalière et l’épuisement (en tous cas sans contrainte légale de trente-cinq heures et sans notion de pénibilité !) autant par la nécessité organique d’un maigre pécule que par la foi (on participe à la construction d’une église ou d’une cathédrale comme un sacerdoce pour Dieu, dans l’espoir d’en obtenir dans l’au-delà une vie moins pénible qu’ici-bas) ou par la contrainte (on participe à la construction d’un château fort ou d’un rempart parce qu’on a été enrôlé par un seigneur oppressif, ou pour aider un seigneur protecteur à contenir les assauts des seigneurs oppressifs). L’Antiquité est pareillement fantasmée par les livres de vulgarisation actuels, qui évoquent l’éolipile de Héron d’Alexandrie prototype de nos modernes moteurs à vapeur, ou la machine d’Anticythère prototype de nos modernes ordinateurs, pour conclure : "Les Grecs vivaient déjà comme nous, dans le même confort que nous !". Mais non : le fait que quelques esprits brillants ont conçu avec deux millénaires d’avance la révolution industrielle du XVIIIème siècle ne doit pas nous aveugler sur leur total isolement, leur fonction divertissante davantage que scientifique, et leur oubli après leur mort. Et le fait qu’à Pompéi on trouve des rues flanquées de trottoirs, traversées de passages piétons, avec des trous payants pour accrocher les rênes des chevaux évoquant nos modernes parcmètres, au milieu de maisons taguées de messages électoraux en latin ou de graffitis fixant les sentiments de telle pucelle pompéienne pour tel gladiateur, ne doit pas nous aveugler sur l’absence d’internet, l’absence de télévision, l’absence de radio, l’absence de presse, l’absence de chemin de fer, qui imposent qu’au moment de l’éruption en l’an 79 le temps de la connaissance se confondait avec le temps de la poste romaine : un clic sur internet aujourd’hui nous apporte davantage d’informations qu’un volume entier de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, pourtant l’un des Romains les plus érudits de son époque, mais qui ignorait l’art sumérien, les spécialités culinaires des habitants de la Baltique ou de la Chine, les lunes de Jupiter ou le fonctionnement du vaccin contre la rage. On s’extasie sur le système d’égouts de la cité, mais on oublie souvent que les Pompéiens lavaient leur linge à l’urine, et que les services communaux et les pluies n’empêchaient pas une odeur stagnante de pisse et de merde dans tous les quartiers, avec les microbes qui s’ensuivent, et les maladies, et l’espérance de vie très basse. On défile devant les fresques érotiques du lupanar près du forum pour établir des parallèles avec les dessins sophistiqués de Cocteau ou Manara, mais on s’abstient de regarder la rudesse insalubre et sordide des alcôves, qui n’ont rien de commun avec celle de Michèle Mercier dans Tirez sur le pianiste de Truffaut, ou celle d’Anna Karina dans Vivre sa vie de Godard. On reconstruit en deux ou trois dimensions les villas du quartier II en multipliant les éclairages et les peintures brillantes, mais les villas réelles qu’on peut visiter sont constituées de pièces minuscules et sans fenêtres, et leurs murs épais sont froids, et la rusticité de leurs banquettes en fer est loin d’égaler la mollesse de nos modernes canapés, dont les formes et les coussins s’adaptent à la forme des corps. Et encore ! Pompéi au moment de sa destruction était une cité de privilégiés : on trouve partout les mêmes vestiges de tavernes et de boulangeries, des maisons équivalentes sont disséminées dans tous les quartiers, ce qui suggère que les habitants n’étaient ni riches ni pauvres, qu’ils vivaient dans une paix sociale relative et jouissaient d’une existence agréable par rapport à leurs innombrables compatriotes des banlieues de Rome et d’ailleurs. En résumé, la projection du présent sur le passé, ou du passé sur le présent, n’a pas d’autre intérêt que la mesure des transformations opérées sur les êtres et les choses au cours du temps. Je me fourvoierais si, tels les juifs, les chrétiens ou les musulmans qui croient trouver des réponses à leurs problèmes de l’an 2000 dans la reproduction forcenée et idolâtre du temps de leurs modèles Moïse, Jésus ou Mahomet, je tentais de trouver un remède aux crises financières de l’an 2000 dans la politique de Périclès, ou une explication aux conflits du Moyen Orient de l’an 2000 dans le duel entre Achille et Hector. Me demander ce que Napoléon aurait fait à la place de De Gaulle, ou ce que Louis XIV aurait fait à la place de Napoléon, ou ce que Jeanne d’Arc aurait fait à la place de Louis XIV, ou ce que Charlemagne aurait fait à la place de Jeanne d’Arc, ou ce que Clovis aurait fait à la place de Charlemagne, ou ce que César aurait fait à la place de Clovis, ou ce qu’Alexandre aurait fait à la place de César, ne me sert qu’à comprendre d’où je viens, à savoir qui je suis, et à savoir ce que je ne suis pas, ce qui m’est certes utile pour me définir face à la mondialisation planificatrice de l’an 2000, mais complètement inutile pour prédire l’avenir du XXIème siècle, car les contingences d’Alexandre, César, Clovis, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Louis XIV, Napoléon et De Gaulle sont différentes, plus inconfortables, plus terre-à-terre, de celles de mon époque de l’an 2000.
Oublions donc l’an 2000, et limitons-nous à ce qui peut être appréhendé. Quittons la Rome moderne, la Rome de la Renaissance, la Rome du Moyen Age, la Rome de l’Antiquité tardive, que j’ai commentées dans mon précédent alinéa. Quittons le forum pour prendre la route du sud-est, vers les thermes de Caracalla. Comment les anciens usagers de ce bâtiment de loisirs, Romains rationnels sans conviction religieuse pressante, sont-ils devenus des chrétiens, exaltés exclusifs de la mort ? La réponse à cette question se trouve dans le rapprochement entre le désespoir matériel des immigrés pauvres, et le désespoir spirituel des autochtones riches. On ignore comment est né le christianisme dans la cité de Rome. Nous sommes seulement sûrs qu’il n’a pas été fondé par un prédicateur particulier, car dans ce cas Paul se serait empressé de le nommer. Au contraire, Paul arrivant à Rome en l’an 61 est étonné de découvrir que la communauté chrétienne y est déjà suffisamment nombreuse, active et influente pour l’accueillir et le soutenir publiquement contre l’autorité romaine (les chrétiens de Rome n’ont jamais entendu parler de Paul avant sa venue à Rome ["Nous n’avons reçu aucune lettre de Judée à ton sujet, et aucun de nos frères n’est venu de là-bas pour nous faire un rapport ou nous dire du mal sur toi", Actes des apôtres 28.15], ils n’apprennent son existence que quand il relâche à Pouzzoles ["Le lendemain, le vent du sud se mit à souffler, nous permettant d’arriver à Pouzzoles en deux jours. Dans cette cité, nous avons trouvé des frères qui nous invitèrent à passer une semaine avec eux. C’est dans ces conditions que nous sommes allés à Rome. Les frères de Rome, ayant reçu des nouvelles à notre sujet, vinrent à notre rencontre à hauteur du marché de l’Appia et des trois auberges. Dès que Paul les vit, il remercia Dieu et se sentit encouragé. Après notre arrivé, on autorisa Paul à rester à Rome à condition de demeurer à l’écart, et sous la surveillance d’un soldat", Actes des apôtres 28.13-16). Ce dynamisme de la communauté chrétienne de Rome est confirmé indirectement par la persécution lancée par l’Empereur Claude contre les chrétiens vers l’an 50, soit dix ans avant la venue de Paul ("[Claude] chassa de Rome les juifs qui se soulevaient sans cesse en invoquant Christ ["Chrestus" en latin]", Suétone, Vies des douze Césars, Claude 25). Autrement dit, le christianisme de Rome n’a été fondé ni par Pierre (contrairement à ce qu’affirme le canon catholique) ni par Paul. Le ministère de Jésus a-t-il été rapporté de son vivant par des commerçants juifs venus à Rome, a-t-il suscité chez les juifs de Rome l’espoir d’une Judée indépendante et d’un retour prochain à Jérusalem ? A-t-il été rapporté après la crucifixion, et les juifs de Rome ont-ils vu en Jésus un alter ego, l’emblème d’un juif ordinaire essayant vainement d’exister en respectant la Torah sur un territoire dominé par les légions romaines ? Mystère. L’abondance des inscriptions chrétiennes en langue grecque dans les catacombes romaines, dès le Ier siècle, prouve que le développement du christianisme à Rome reflète celui de Méditerranée orientale : même si le mouvement a été initié par le juif Jésus, le christianisme n’est pas une affaire juive mais une affaire grecque, le mouvement de Jésus tourné d’abord vers les juifs a été récupéré, approprié, intégré par les Grecs, qui s’en sont servi comme arme révolutionnaire émancipatrice contre les Romains. Ces Grecs étaient des authentiques descendants des Grecs de Grèce, ou des bâtards issus de l’hellénisme, en tous cas des individus n’ayant jamais digéré Actium, Magnésie et Cynocéphales, ils étaient des esprits brillants (philosophes, médecins, artistes, ingénieurs) ou des esclaves (soldats, prostituées, employés à l’arène, au théâtre ou aux thermes, pompiers, agents de voirie, main-d’œuvre pour la construction et l’entretien des routes, aqueducs et égouts). Même si les premiers d’entre eux ont été recrutés par des juifs - peut-être même par Jésus, qui comptait au moins deux compagnons portant un nom grec, les apôtres Philippe/F…lippoj et André/Andršaj, et qui a donné à son principal lieutenant Simon un surnom grec, "Pierre/Pštroj" -, leur nombre leur a finalement permis de dominer leurs recruteurs, auxquels ils ont imposé leur langue, leur manière de penser, et leurs règles. Les hellénophones pauvres (obligés de quémander leur nourriture à leurs recruteurs de langue hébraïque : "Les disciples qui parlaient grec reprochèrent à ceux qui parlaient hébreu de ne pas distribuer équitablement la nourriture aux veuves de leur groupe", Actes des apôtres 6.1) que la tradition désigne sous le qualificatif de "diacres/di£konoj" ("serviteur" en grec), dirigés par Etienne/Stšfanoj, qui entrent en conflit ouvert contre les proches de Jésus seulement quelques années après la crucifixion de celui-ci, les accusant de réduire son ministère à un vulgaire soulèvement indépendantiste judéen alors que selon eux Jésus prêchait pour une nouvelle œcuménie/o„koumšnh, sont la première expression de cette récupération de Jésus par les Grecs. Les voyages missionnaires de Paul, citoyen grec aisé de la cité hellénistique de Tarse, en sont une autre expression. Venus de Méditerranée orientale par la via Appia, qui relie Rome à la Grèce depuis le IIème siècle av. J.-C., la majorité de ces Grecs convertis vivent médiocrement des services qu’ils apportent aux voyageurs de toutes sortes entrant ou sortant de Rome par l’actuelle porte d’Hadrien. Pendant ce temps, dans le centre de Rome, les enfants des riches familles romaines soucieux de conquérir des nouveaux électeurs, ou de s’acheter une conscience prolétarienne pour atténuer leur oisiveté, ou d’assurer leur salut post-mortem en s’ouvrant à tous les discours philosophiques ou religieux en provenance d’Orient, ou pour toutes ces raisons à la fois, accueillent favorablement ces Grecs convertis. Le diptyque hollywoodien La tunique et Les gladiateurs réalisé par les cinéastes Henry Koster et Delmer Daves en 1953 d’après le péplum de l’écrivain américain Lloyd Cassel Douglas, en dépit de sa grandiloquence et de ses anachronismes épars, résume idéalement cette trame. Après plusieurs générations qui ont défendu puis renforcé puis étendu le pouvoir de Rome, la nouvelle génération incarnée par le tribun fictif Marcellus Gallio/Richard Burton s’interroge sur sa puissance acquise et culpabilise, tandis que les peuples de Méditerranée orientale jusqu’alors libres, incarnés par le Grec Démétrios de Corinthe/Victor Mature, sont réduits à l’esclavage. Un type appelé Jésus apparaît au loin sur un âne, une foule de juifs l’entourent. Le préfet local Pilate le condamne à mort pour cette raison, parce qu’il craint que la foule se soulève contre l’autorité romaine. En quoi consiste le ministère de ce Jésus ? On l’ignore. Le cinéaste Henry Koster a intelligemment filmé le personnage à distance, nous empêchant de voir à quoi il ressemble et d’entendre ce qu’il prêche. On voit seulement sa silhouette, ou ses pieds, ou sa tunique. Et peu importe. Car le Grec Démétrios/Victor Mature, comme Etienne, projette sa propre condition d’esclave de Rome sur l’image de ce type exécuté par le Romain Pilate, en disant : "Je ne connais pas ce juif Jésus, je ne sais pas d’où il vient, ni ce qu’il a dit, ni ce qu’il a fait, mais il est comme moi : il voulait être libre, et les Romains l’en ont empêché de la plus cruelle des manières. Les Romains étaient des oppressés hier, ils sont devenus des oppresseurs aujourd’hui". Jésus ne pense pas, il est pensé. Jésus ne parle pas, c’est l’esclave grec Démétrios/Victor Mature qui parle à sa place. Et c’est l’esclave grec Démétrios/Victor Mature, et non pas Jésus, qui contamine son maître le tribun Marcellus Gallio/Richard Burton, qui contamine à son tour sa fiancée Diana/Jean Simmons, et ainsi de contamination en contamination le christianisme du Grec, n’ayant peut-être aucun rapport avec le discours historique de Jésus, sape l’Empire. Dans la Rome préchrétienne, le culte au Soleil, "Sol invictus" en latin, alias "Mithra" dans sa version orientale, est à la mode : on croit qu’en chérissant le Soleil, qui meurt chaque soir à l’ouest et renaît chaque matin à l’est, on acquerra son immortalité. La déesse égyptienne Isis, qui connaît également le secret de l’immortalité puisqu’elle a ressuscité son mari Osiris tué et démembré par Typhon, est aussi vénérée. Quand vers l’an 40 les Grecs squattant la banlieue sud-est de Rome rapportent l’histoire du juif Jésus soi-disant ressuscité après avoir été crucifié, l’intérêt de ces riches Romains s’éveille : ce juif crucifié est un être de chair et d’os comme eux (et non pas une chose lointaine comme l’informe déesse Isis ou l’inaccessible Soleil), le Dieu qui l’a prétendument ressuscité semble ouvert à tous et n’impose pas des règles contraignantes (contrairement à Yahvé accessible seulement aux juifs via des rituels compliqués), il fédère ses adorateurs dans un réseau certes mouvant mais cohérent (l’Eglise), et ce réseau de fidèles peut devenir demain une force politique contrebalançant le pouvoir de l’Empereur. Flavia Domitilla est l’une des Romaines issu de cette classe riche : ayant grandi avec une cuillère en or dans la bouche, elle fréquente les Grecs chrétiens, se convertit à l’instar de son parent par alliance le consul Titus Flavius Clemens, le soutien financier et logistique qu’elle apporte à ces gens finit par agacer son oncle l’Empereur Domitien, qui la condamne à l’exil dans l’île-prison de Ponza (au large de Terracine en Italie). La christianisation à Rome ne se traduit pas au début par des constructions de temples dédiés, mais par ces liens ambigus entre immigrés chrétiens en quête de reconnaissance sociale et riches Romains en quête d’influence intellectuelle et politique. Une partie des villas et des terres de ces riches Romains deviennent des lieux de rassemblement et de prières ou, pour employer le terme grec approprié, des "paroisses/p£roikoj" (littéralement "qui vit près/par£ d’une maison/o‹koj") similaires à celles de Philémon à Colosses (mentionnée dans le chapitre 1 de la Lettre à Philémon), de Nymphas à Laodicé (mentionnée dans le chapitre 4 de la Lettre aux Colossiens), d’Onésiphore à Iconion (mentionnée dans le chapitre 4 de la Seconde lettre à Timothée), de Stéphanas à Corinthe (mentionnée dans le chapitre 1 de la Première lettre aux Corinthiens) ou d’Aquilas et Prisca à Ephèse (mentionnée dans le chapitre 16 de la Première lettre aux Corinthiens, et dans le chapitre 16 de la Lettre aux Romains) qui accueillent Paul lors de ses voyages, désignées plus tard par le nom de leurs propriétaires, comme par exemple le terrain cédé aux chrétiens par Domitilla en bordure de la via Appia (on peut dire la même chose pour les terrains cédés au nord-est de Rome par Priscille héritière de la famille des Acilii, à laquelle appartiennent entre autres le consul Manius Acilius Glabrio qui a vaincu Antiochos III à la bataille des Thermopyles de -191, et le sénateur homonyme Manius Acilius Glabrio condamné en l’an 91 par l’Empereur Domitien pour sa conversion au christianisme). Le chapitre 35 des Actes de Pierre, texte grec apocryphe de la fin du IIème siècle, rapporte qu’en aval du caveau familial des Scipion, près de l’actuelle porte Hadrien, toujours sur la via Appia, l’apôtre Pierre fuyant les persécutions de l’Empereur Néron croise le fantôme de Jésus marchant en sens contraire. Pierre lui demande : "Seigneur, où vas-tu ?". Le fantôme de Jésus lui répond : "Je vais dans Rome pour y être crucifié une seconde fois". Honteux de sa lâcheté, Pierre effectue alors un demi-tour pour affronter Néron en assumant sa propre condamnation à mort, peut-être en l’an 64. Le lieu de cette rencontre devient un nouveau but de pèlerinage, désigné par la question "Seigneur, où vas-tu ?", "KÚrie, poà îde ;" en grec, traduite en latin par : "Domine, quo vadis ?", qui servira notamment de titre au célèbre péplum de l’écrivain polonais Henryk Sienkiewicz au XIXème siècle. Près de cet endroit, au IIIème siècle, a lieu l’altercation entre les autorités romaines et le chrétien Sébastien (Gaulois de Narbonne résidant à Milan et ancien légionnaire selon la Légende dorée de Jacques de Voragine), qui est condamné à mort, et supporte diverses tortures avant d’expier. Sa dépouille est aussitôt l’objet d’un culte (sa résistance aux tirs de flèches romaines est considérée par les chrétiens comme la domination de Dieu sur la mort, elle intrigue les Romains désireux d’immortalité), le terrain où il est enseveli prend son nom, et beaucoup de chrétiens veulent être enterrés près de lui (peu de temps après, une petite place avec trois caveaux donnant accès à des souterrains sera recouverte d’un toit, qui servira de plancher à l’actuelle église honorant Pierre, Paul et Sébastien, située à environ un kilomètre au sud de l’église dédiée à l’épisode du Quo vadis). La géologie du Latium favorise le développement de cette pratique funéraire : constitué d’un tuf volcanique facile à creuser qui durcit au contact de l’air, apprécié par les Romains depuis des siècles qui l’ont modelé pour créer leurs égouts et leurs cryptoportiques (caves de loisirs), il permet aux immigrés chrétiens d’éviter le coût des enterrements en surface (un coût très élevé car la place manque), en garantissant la pérennité des cubiculums où reposent leurs proches, étayés sur différents niveaux et reliés entre eux par des couloirs étroits qui partent dans toutes directions sur plusieurs kilomètres. L’ensemble de ces couloirs est désigné par le terme grec de leurs créateurs chrétiens, "catacombes/katakÒmbej", littéralement "les tombes/kÚmbh qui sont en bas/kat£". Originellement cimetières, les catacombes deviennent des sanctuaires où l’on vient voir et prier ceux qui ont approché les protecteurs, ou les protecteurs qui ont approché les martyrs, ou les martyrs qui ont approché les apôtres, ou les apôtres qui ont approché Jésus (ces catacombes aux interminables couloirs souterrains, privées éternellement de la lumière du jour, peuplées des fantômes des morts illustres et anonymes et de leurs cadavres en décomposition, sont une traduction très concrète des Enfers de la mythologie gréco-romaine, elles deviendront l’image de l’Enfer et du Purgatoire dans le futur imaginaire collectif chrétien). A l’intérieur des cubiculums, la décoration qui reprend tous les thèmes de l’iconographie grecque païenne, trahit l’embarras des premiers chrétiens à exprimer leur foi. Ainsi, dans le cubiculum A3 et dans le cubiculum dit "des Sacrements" des catacombes de Calixte, et dans le cubiculum dit "du partage des pains" (aussi appelé "chapelle grecque") des catacombes de Priscille, on remarque la même scène de banquet avec sept personnages devant une table arrondie, elle-même derrière deux grands plats contenant chacun un poisson et huit corbeilles pleines de pains : l’Eglise moderne s’empresse de dire qu’il s’agit là d’une représentation eucharistique évoquant la Cène, mais en réalité ce sont probablement des simples agapes funèbres telles qu’on les pratiquait dans le monde gréco-romain païen, permettant de communier une dernière fois avec le défunt, ou une vision idéalisée de l’abondance que connaît le défunt dans l’au-delà. Les Romains convertis sont pareillement embarrassés, comme en témoignent les catacombes découvertes lors de travaux de construction en 1955 sur la via Latina parallèle à la via Appia. Celles-ci ne comptent que douze cubiculums, décorés de fresques raffinées, autrement dit les peintres qui les ont réalisées étaient talentueux et bien payés, autrement dit les commanditaires étaient riches, probablement des Romains aisés appartenant à une même famille ou à un même quartier. Le cubiculum N est consacré à Héraclès/Hercule : à droite on le voit adolescent imberbe portant sa massue et sa peau de lion dans le jardin des Hespérides où l’hydre Ladon est remplacé par le serpent de l’Eden, au fond on le voit adulte tirant Alceste des Enfers, à gauche on le voit vieux, grand, massif, barbu, tuant l’hydre de Lerne avec sa massue, c’est-à-dire que l’Héraclès/Hercule de la mythologie gréco-romaine est devenu un proto-Jésus qui a consacré sa vie à combattre le Mal pour ressusciter les morts. Dans le cubiculum F, on voit Samson dans une pose de sénateur romain, rasé de frais, portant la toge, brandir la mâchoire d’âne pour éloigner les Philistins qui s’enfuient en piétinant les morts à terre, devant le temple de Dagon qui ressemble à une villa romaine avec colonnes et tympan (illustration des chapitres 15 et 16 du livre des Juges). Une des fresques du cubiculum C transpose également une scène de l’Ancien testament dans le quotidien de la Rome impériale : on voit Abraham habillé comme un Romain s’apprêtant à sacrifier son fils (illustration du chapitre 22 de la Genèse), pendant que son serviteur en contrebas garde l’âne (qui a été retouché, les pattes initiales plus longues sont encore visibles par transparence). Dans le cubiculum O, Jésus imberbe portant une toge devant la foule relève Lazare installé dans un caveau de style gréco-romain, tandis qu’au-dessus de lui Moïse attrape les Tables de la Torah qui tombent du sommet enflammé d’une colonne, un long trait relie le doigt de Jésus à Lazare, que nous pouvons considérer comme un signe graphique représentant la résurrection, ou comme une tige magique permettant cet acte : on retrouve exactement la même scène, avec le même Jésus habillé à la romaine, la même longue tige, et le même Moïse confronté à la même colonne enflammée, sur une fresque du cubiculum C. La scène du cubiculum I est la plus intrigante. On voit un personnage âgé et barbu entouré par des jeunes hommes en toge auxquels il montre un corps mort étendu et éventré allongé sur le sol, un des jeunes hommes tient une tige tendue vers les viscères de l’homme allongé à terre (la même tige portée par Jésus dans les cubiculums C et O ?) : est-ce une image pieuse de Dieu entouré par des anges qui ressuscite le défunt (explication chrétienne, dans ce cas le défunt est l’homme mort allongé au sol) ? ou est-ce une simple évocation réaliste du défunt, peut-être un médecin donnant un cours d’anatomie à ses élèves (explication païenne, dans ce cas le défunt est le personnage âgé et barbu au centre) ? Une fresque d’une tombe païenne proche des catacombes de Calixte renseigne sur le flou religieux qui règne au milieu de l’ère impériale, et révèle à quel point l’imaginaire chrétien puise dans le monde mythologique païen. Cette tombe est consacrée à une Romaine nommé "Vibia", épouse d’un prêtre du dieu thrace ou phrygien Sabazios (qui est lui-même un dieu ambigu : originellement païen, peut-être avatar d’un dieu de l’Orage asianique, Sabazios est associé à Yahvé sur le tard, par son symbole [il est suggéré par une main dressée rappelant la main de Yahvé vue par Moïse en Exode 33.22-23] et/ou par calembour ["Sabazios" peut se traduire en "Dieu du sabbat" via le suffixe "-zios" homonyme de "qeÒj, deus/dieu" en grec et en latin, et le radical "Saba" homonyme de "sabbat"]). La fresque se décompose en trois parties. Dans la partie basse, le dieu Hermès/Mercure emporte Vibia sur son quadrige. Dans la partie intermédiaire, Hermès/Mercure introduit Vibia et son avocate Alceste (la même Alceste que nous avons vue dans le cubiculum N de la via Latina, sauvée des Enfers par Héraclès/Hercule) devant Hadès/Pluton (surnommé "Dispater", littéralement "Celui qui sépare, divise, disperse" en latin) et Héra/Junon assis sur une estrade, et les "Fata divina/Destins divins" sur la gauche. Dans la partie haute, un "angelus bonus/bon ange" prend la main de Vibia pour la conduire dans l’au-delà, vers un banquet similaire à celui des cubiculums de Calixte et de Priscille que j’ai évoqués précédemment, au milieu d’un jardin fleuri où un servant présente un plateau de nourriture au premier plan, et où deux personnages jouent aux dés ou aux osselets (on retrouve Vibia dans ce banquet, parmi d’autres personnages qualifiés "bonorum iudicio/bons par jugement"). Dans les catacombes de Domitilla, une fresque montre une chrétienne nommée Veneranda introduite dans l’au-delà par sainte Pétronille, probablement apparentée à la famille impériale des Flaviens dont Domitilla est l’une des héritières : cette scène copie celle de la partie supérieure de la fresque de Vibia, introduite dans le banquet des défunts par le bon ange, autrement dit l’ange de la mythologie gréco-romaine est remplacé par une chrétienne sanctifiée. L’influence des chrétiens sur les Romains grandit au fil des décennies. Victimes de plusieurs persécutions temporaires, les chrétiens peuvent finalement exprimer leur foi en plein jour, en plein cœur de Rome, et l’imposer : le pape Fabien, en poste entre 236 et 250, décrète la division de la cité de Rome en sept zones, dont l’administration est confiée à sept paroisses dominée chacune par un diacre. Le pape Zéphyrin, en poste entre 199 et 217, charge le diacre Calixte d’administrer un nouveau terrain funéraire en bordure de la via Appia (situé entre le caveau des Scipion et le sanctuaire dédié à l’épisode du Quo vadis) : les catacombes creusées dans ce terrain porteront désormais le nom de Calixte, qui succède à Zéphyrin comme pape de 217 à 222. Neuf papes du IIIème siècle sont enterrés dans ces catacombes de Calixte : Pontien en 235, Anthère en 236, Fabien en 250, Lucius Ier en 254, Etienne Ier en 257, Sixte II en 258, Denys en 268, Félix Ier en 274, Eutychien en 283. Pour l’anecdote, le diacre Sévère obtient l’autorisation du pape Marcellin, en poste entre 296 et 304, d’y être enterré avec sa famille dans un cubiculum dédié : la dédicace de remerciement de Sévère au pape Marcellin conservée dans ce cubiculum contient la plus ancienne occurrence connue du mot "pape" associé à l’évêque de Rome. La tradition place l’exécution de Pierre, crucifié la tête en bas vers l’an 64, dans le cirque de la colline du Vatican. La nécropole au nord de ce cirque s’est peu à peu emplie de dépouilles de chrétiens aux Ier et IIème siècles pour la même raison que les catacombes de la via Appia : certains chrétiens ont voulu être enterrés près des restes de Pierre au Vatican (par exemple les Julii du cubiculum M, contenant la célèbre mosaïque dorée représentant un personnage imberbe auréolé sur son char, que les exégètes hésitent à considérer comme l’une des dernières représentations du dieu gréco-romain Hélios/Sol invictus ou comme l’une des premières représentations de Jésus en majesté) comme d’autres ont voulu être enterrés près des restes de Sébastien en bordure de la via Appia, pour être plus près de leur modèle, de leur guide, de leur Dieu. A la fin du IIème siècle, cette nécropole s’étend sur le cirque, tombé en désuétude. Un nommé "Gaius" vivant à l’époque du pape Zéphyrin vers 200 y mentionne l’existence d’un monument commémorant le supplice de Pierre ("Celui qui peut s’honorer d’avoir été le premier ennemi de Dieu [Néron], se distingua en suppliciant les apôtres. On dit en effet que c’est son règne que Paul fut décapité et que Pierre fut crucifié à Rome. La dédicace à “Pierre et Paul” donnée aux cimetières de cette cité jusqu’à aujourd’hui confirme ce récit. Ces faits sont aussi assurés par l’ecclésiastique Gaius, qui vivait à l’époque de l’évêque romain Zéphyrin : dans son texte contre le Phrygien Proclos [un proche de l’exalté nihiliste Montanus que j’ai déjà évoqué dans mon alinéa sur Lyon], il parle des lieux où furent déposées les saintes dépouilles des deux apôtres en disant : “Je peux montrer les trophées des apôtres. Va au Vatican ou sur la via Ostiensis [voie reliant Rome à son port Ostie], tu trouveras les trophées des fondateurs de cette église”", Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, II, 25.5-7). Au début du IVème siècle, l’Empereur Constantin se convertit au christianisme, non pas par illumination ou fantaisie comme l’ont répété à l’envi les latinistes du XXème siècle, mais parce qu’il constate que le réseau de paroisses de l’Eglise chrétienne est le seul organisme cohérent qui peut encore sauver l’unité de l’Empire romain. Constantin officialise l’organisation administrative de Rome en sept zones instaurée par Fabien, et lance la construction d’une basilique sur la colline du Vatican intégrant et magnifiant le sanctuaire de Pierre mentionné par Gaius (le coffre d’ivoire dit "de Samagher" conservé aujourd’hui au musée archéologique de Venise en Italie sous la référence 279, montre les aménagements opérés par Constantin : le monument dédié à Pierre, consistant en un édicule d’un peu plus de deux mètres de hauteur formé de deux niches superposées, est rehaussé, entouré par un sol en marbre et une balustrade, sous un baldaquin supporté par quatre colonnes torses). On commence à retirer des catacombes les dépouilles et les reliques des fondateurs (apôtres, martyrs, papes, diacres) pour les installer en surface dans des églises construites à dessein avec l’aval des autorités locales. Au haut Moyen Age, les catacombes vidées de leurs hôtes illustres ne sont plus fréquentées, leurs sombres couloirs sont abandonnés car la foi chrétienne s’exprime désormais au grand jour (elles ne seront redécouvertes qu’à la Renaissance). Les chrétiens ont gagné contre Rome - à l’image de la fin du film Les gladiateurs, le Grec Démétrios/Victor Mature a gagné contre l’Empereur Claude/Barry Jones et avance sous les trompettes vers le spectateur, c’est-à-dire vers le futur.
Le but de la via Appia était pourtant inverse : il visait non pas à faciliter l’investissement de Rome par les étrangers, mais à faciliter l’investissement des peuples étrangers par les légions romaines. Sa réalisation a été décidée par prévention, au lendemain de la victoire romaine à Bénévent en -275 contre le Grec Pyrrhos. Remontons le temps pour bien comprendre les choses, en nous appuyant sur l’Histoire de Polybe, sur l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live et sur la Vie de Pyrrhos de Plutarque. En -282 ou -281, pour une raison obscure, un navire marchand romain est arraisonné au large de la botte italienne par les Grecs de la cité de Tarente. Rome envoie des députés à Tarente pour demander des explications. Ces députés romains sont si mal reçus par les Tarentins (qui raillent ouvertement leur fort accent latin, les traitent comme des paysans incultes, l’un d’eux va même jusqu’à déféquer sur la toge d’un des députés pour signifier son mépris, et son acte est applaudi par les Tarentins ayant assisté à la scène !) que Rome ne peut pas rester sans réagir : le Sénat romain déclare la guerre à la cité de Tarente. Les Tarentins cherchent un chef pour les diriger dans les batailles qui s’annoncent. Rapidement, leur choix s’oriente vers Pyrrhos, héritier du trône d’Epire (région grecque de la côte adriatique, juste en face de la botte italienne), et surtout capitaine ambitieux et courageux apparenté à Alexandre le Grand, ancien compagnon d’armes d’Antigone le Borgne qu’il a suivi jusqu’à la lointaine Persépolis lors de la campagne victorieuse contre Eumène de Cardia, respecté par ses alliés autant que redouté par ses adversaires pour ses capacités militaires. La proposition des Tarentins séduit Pyrrhos, qui rêve d’en faire un tremplin dans la conquête de l’Italie romaine et de la Sicile carthaginoise, puis de la Gaule et de Carthage, puis de la péninsule ibérique jusqu’aux colonnes d’Héraclès (aujourd’hui le détroit de Gibraltar), et de créer ainsi un empire grec occidental équivalent à l’empire grec oriental de son aïeul Alexandre le Grand, elle satisfait aussi les chefs hellénistiques de Méditerranée orientale, qui la voit comme un moyen d’éloigner Pyrrhos vers l’Occident barbare où ils espèrent qu’il trouvera la mort (notamment Ptolémée II qui s’empresse de financer le recrutement du corps expéditionnaire de Pyrrhos, et Antiochos Ier qui s’empresse de lui confier des navires pour le transport vers Tarente…). Pyrrhos débarque avec ses régiments à Tarente au printemps -280. Un premier engagement contre les légions romaines à Héraclée tourne à son avantage, il prouve à cette occasion que sa réputation militaire est bien fondée, ce qui lui attire aussitôt des propositions d’alliance de la part d’autres cités grecques voisines de Tarente et de peuples italiques jusqu’alors soumis à Rome. Mais d’emblée le doute s’installe. Pyrrhos prend vite conscience que l’arrogance des Tarentins est inversement proportionnelle à leur absence de talent combatif, et que la loyauté des cités grecques italiennes en général et des peuples italiques est très aléatoire. Parallèlement, sa victoire à Héraclée lui a coûté cher, beaucoup de ses plus proches lieutenants sont tombés, et il a découvert avant, pendant et après la bataille que les Romains ne sont pas les barbares incultes et désorganisés que les Tarentins lui ont décrits. Il juge avec raison que la seule façon de gagner la guerre n’est pas d’attendre une nouvelle bataille, qui lui coûtera encore plus d’hommes sans entamer les capacités de résistance des Romains, mais de frapper au cœur, c’est-à-dire de marcher directement sur Rome et de la prendre. En été -280, il prend donc la route du nord avec ses lieutenants survivants et ses nouveaux alliés grecs et italiques, il arrive devant Rome, et propose une reddition dans les honneurs au Sénat romain. Cette option est bien calculée. Car dans la ville assiégée les sénateurs sont effondrés. Ils sont effrayés autant par la réputation d’invincibilité de Pyrrhos que par les défections qu’elle a provoquées dans toute l’Italie. Ils sont prêts à signer la reddition, quand soudain le vieux sénateur Appius Claudius Caecus sort de sa retraite pour venir dans l’amphithéâtre, condamner leur lâcheté et raviver leurs ardeurs. Le Sénat rejette finalement la reddition proposée par Pyrrhos qui, ayant ravagé les campagnes du Latium pour nourrir son immense armée, ne dispose plus de ravitaillement suffisant pour prolonger le siège de Rome, et doit redescendre vers le sud. Durant l’hiver -280/-279, Pyrrhos et Rome se préparent à une nouvelle bataille. Elle se produit au printemps -279 à Ausculum. Seul le génie militaire de Pyrrhos, sa détermination, son imagination et son sens de l’improvisation, lui permettent de pallier les carences et les défections de ses alliés italiques, et de transformer le désastre prévisible en une victoire, mais une victoire au goût de défaite : Pyrrhos laisse échapper deux phrases trahissant sa pensée, qui entreront dans l’Histoire, la première sur l’impossibilité de réaliser son grand projet d’empire grec occidental - et peut-être même de gagner la guerre en Italie - à cause des trop grandes pertes de lieutenants compétents qu’il vient de subir ("Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus !"), la seconde sur son regret d’avoir mal choisi ses alliés pour ce grand projet, plus précisément d’avoir offert son bras aux Tarentins et aux Italiques plutôt qu’aux Romains ("J’aurais déjà conquis l’univers si j’étais leur roi !"). Il renonce à diriger des nouvelles offensives contre Rome pour se tourner vers la Sicile. Il perd plusieurs années à tenter d’unifier l’île sous son autorité de plus en plus tyrannique, au profit de Rome qui redresse la tête et recouvre son influence en Italie. Lors d’un ultime affrontement en été -275 à Malies, les légions romaines, ayant appris de leurs erreurs passées, infligent à Pyrrhos une défaite dont il ne se relèvera pas. Pyrrhos quitte l’Italie piteusement, il retourne en Grèce où il s’affairera sans succès à retrouver sa réputation perdue, jusqu’à son assassinat sans panache à Argos en -271. Les Romains sont saufs. Mais l’alerte a été chaude. La cité italique de Malies (la signification et l’origine de ce nom sont inconnues) où a eu lieu la dernière bataille, une cité qui jusqu’alors a préservé son indépendance par son statut de poste frontière entre le monde latin au nord et le monde hellénophone au sud, est rebaptisée par calembour en "Bénévent" ("Beneventum/Bon-vent" en latin, par opposition à "Maleventum/Mauvais-vent", homophone de "Maloentum", lui-même latinisation du nom originel "Malies") pour commémorer la victoire contre Pyrrhos. Elle devient le point d’arrivée d’une voie spécialement aménagée pour permettre le déplacement rapide des légions romaines vers le sud, une voie qui prend le nom du vieux sénateur Appius Claudius Caecus ayant sauvé Rome, la via "Appia" ("[Appius Claudius] le premier fit venir l’eau à Rome par l’aqueduc appelé d’après son nom “appien”, tirée d’une distance de quatre-vingts stades, dont le coût énorme fut prélevé sur le trésor public sans l’autorisation du Sénat. C’est aussi lui qui réalisa la via Appia, pavée avec des pierres solides sur sa plus grande partie, reliant Rome à Capoue sur une distance de plus de mille stades, nécessitant le percement de collines et le comblement de ravins et de précipices qui épuisèrent le trésor public, mais constitua un monument immortel à sa mémoire et utile à tous", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.36 ; "Sous le consulat de Marcus Valerius Maximus et Publius Decius Mus [en poste en -240], trente ans après le début de la guerre samnite, l’aqueduc appien a été introduit dans la ville par le censeur Appius Claudius Crassus, surnommé plus tard “l’Aveugle”, le même qui réalisa la via Appia entre la porte Capena et la cité de Capoue", Frontin, Des aqueducs de Rome I.5 ; "[Appius Claudius] fit paver depuis Rome jusqu’à Brindisi un chemin qui prit son nom, la via “Appia” […]. Quand Pyrrhos envoya Cinéas à Rome pour proposer la paix aux Romains en essayant d’acheter les sénateurs par des cadeaux, c’est ce Claudius qui, vieux et aveugle, se fit transporter au Sénat et, par un discours très éloquent, obtint le rejet des honteuses propositions de ce roi", pseudo-Aurelius Victor, Des hommes illustres 34 ; "Un autre Appius de la même famille des Claudii s’est distingué dans la science des lois. Surnommé “Cent-mains”, c’est lui qui réalisa la via Appia et l’aqueduc Claudien, et qui exprima son refus de laisser Pyrrhos entrer dans Rome", Digeste, I, 2.36 ; "[Bélisaire] [général romain auxiliaire de l’Empereur byzantin Justinien au VIème siècle] conduisit son armée par la via Latina, laissant à sa gauche la voie que le consul Appius réalisa il y a neuf cents ans en lui donnant son nom. Cette via Appia permet de relier Rome à Capoue en cinq jours. Elle est assez large pour permettre à deux chariots de circuler de front. Sa structure est remarquable, constituée de grandes pierres très dures qu’Appius amena de loin car la région n’en produit pas de semblables, polies et taillées de telle sorte qu’elles tiennent toutes ensemble sans fer ni aucune autre matière étrangère, leur liaison est si étroite et si ferme qu’on ne voit pas leurs jointures et qu’elles semblent former une unique pierre. Depuis longtemps les chariots et les chevaux y passent incessamment, et l’ouvrage ne s’est pas corrompu, pas une seule pierre n’est fissurée ni n’a perdu de sa beauté", Procope de Césarée, Histoire des Goths, I, 14.2 ; "Via Appia : doit son nom à Appius, censeur romain, qui l’a pavée de pierres et construit des aqueducs", Suidas, Lexicographie, Via Appia A3199). Soixante ans plus tard, Rome est à nouveau menacée. Après avoir longé les côtes ibériques et gauloises, le Carthaginois Hannibal pénètre en Italie par le nord, contourne Rome et vainc les légions romaines à Cannes en -216. Mais comme Pyrrhos avant lui, Hannibal n’a plus assez de forces pour attaquer frontalement la cité de Rome (son périple depuis la péninsule italienne lui a coûté cher en hommes, et il doute de ses nouveaux alliés italiques). Installé dans la cité italique de Casilinum qui lui a offert son hospitalité, plus connue aujourd’hui sous son nom moderne "Capoue" (on ignore l’origine de ce nom moderne), autre poste frontière entre le monde latin au nord et le monde hellénophone au sud, située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Bénévent, qui s’est agrandie en périphérie de la vieille cité étrusque de Santa Maria Capua Vetere, au pied du stratégique mont Tifata d’où l’on peut observer tous les mouvements de navires du golfe de Naples au sud-est et tous les mouvements de troupes de la via Appia en provenance de Rome au nord-ouest au-delà du fleuve Volturno, Hannibal perd plusieurs années à tenter d’obtenir des renforts des autorités de Carthage et d’attirer à lui des nouveaux alliés, dont le roi grec séleucide Antiochos III qu’il presse de débarquer en Italie. Après les succès de Scipion dans la péninsule ibérique et en Afrique et la bataille de Zama en -202 gagnée par les légions romaines contre l’armée de Carthage, Hannibal est contraint de fuir piteusement à la Cour d’Antiochos III. Quand ce dernier est battu à son tour par les légions à la bataille de Magnésie en hiver -190/-189, Hannibal choisit de se suicider plutôt qu’être livré captif à Rome. Une fois de plus, les Romains sont saufs, mais l’alerte a encore été chaude. La cité de Casilinum/Capoue est punie : Rome la prive de son importance administrative au profit de Naples. Comme Bénévent, même si elle garde une autonomie de façade, elle est totalement intégrée à l’Histoire ordinaire de l’Italie désormais dominée par Rome. Aujourd’hui encore, tous les bâtiments et les documents officiels de Capoue et de Bénévent (et les plaques d’égouts !) sont estampillés "SPQC" ("Senatus populusque capuanus/au Sénat et au peuple de Capoue") et "SPQB" ("Senatus Populusque Beneventanus/au Sénat et au peuple de Bénévent") et non pas "SPQR" ("Senatus populusque romanus/au Sénat et au peuple romain"), mais toutes les décisions importantes sont prises à Rome. Anciens pôles politiques, Capoue et Bénévent deviennent des simples villes de passage, et le resteront jusqu’à aujourd’hui. Capoue s’est développée en ruelles très serrées dans la courbe formée par le Volturno (les juifs jusqu’à la Renaissance ont été parqués dans la partie la plus avancée de cette courbe, qui n’était alors qu’un marais insalubre). Quand on se promène dans ces ruelles, on a l’impression d’être dans une ville immense, avant de comprendre qu’on retombe toujours sur les mêmes ruelles, qui ramènent toujours sur la via Appia centrale, tel un labyrinthe dont on ne peut pas sortir. La ville de Bénévent suscite le même sentiment de monde clos, hors de toute géographie et de toute Histoire : toutes les ruelles retombent sur le cours Garibaldi, probable chemin militaire tracé par les autochtones samnites jusqu’au piton dominant les vallées vers l’Italie du sud (l’actuel rocca di Rettori ; des fouilles archéologiques sous l’esplanade de l’église Sainte-Sophie en haut de cette butte ont révélé des traces d’occupation depuis au moins le IVème siècle av. J.-C.), puis aménagé par les Romains à partir du IIème siècle av. J.-C. pour contrer tout nouveau Pyrrhos ou tout nouvel Hannibal. On peut même dire que la prolongation de la via Appia vers l’Italie du sud a marginalisé la ville, car cette prolongation s’est faite non pas en la traversant comme à Capoue mais en la longeant (la via Appia antique correspond à l’actuelle route SS7, en périphérie sud). Bénévent n’a dû sa survie qu’à l’existence d’un autre chemin plus rudimentaire conduisant vers la côte Adriatique, emprunté par les Italiques et les marchands égarés, que l’Empereur Trajan a élargi et pavé en lui donnant son nom au début du IIème siècle : la via Traiana, dont le kilomètre 0 se confond avec l’arc de Trajan toujours debout. Les structures impériales reliant la via Appia à la via Traiana sont encore bien visibles : on quitte la via Appia pour franchir la rivière Sabato par le pont Leproso, on arrive sur une petite place occupée jadis par un amphithéâtre (aujourd’hui une station ferroviaire), un chemin conduit à la porte fortifiée Arsa (dont les fondations romaines ont été remises en état et surmontées de nouvelles constructions par les conquérants successifs au Moyen Age), qui elle-même protège le théâtre toujours existant, des multiples ruelles aussi serrées qu’à Capoue conduisent vers l’aire archéologique située entre les vestiges de l’arche du Sacrement et l’actuelle cathédrale, le forum correspondait probablement à l’actuelle place du cardinal Bartolomeo Pacca ou l’actuelle place Orsini, à l’intersection du cardo formé par l’actuel cours Garibaldi et d’un decumanus incertain doublement orienté vers le pont Vanvitelli et l’arc de Trajan. Le phénomène a été le même que celui du train au XIXème siècle : on a créé des lignes ferroviaires depuis Paris vers Rouen, Orléans ou Reims pour permettre aux Parisiens d’investir ces villes, et au XXème siècle on a constaté que ce sont les Rouennais, les Orléanais et les Rémois qui se sont installés à Paris. Les Romains ont créé la via Appia vers les Italiques et les Grecs pour les coloniser, et au cours des décennies on a constaté que ce sont les Italiques et les Grecs qui se sont installés à Rome, siphonnant les cités italiques telles Capoue (rappelons que c’est à Capoue que le Thrace hellénisé Spartacus a un temps menacé Rome, avant d’être crucifié sur la via Appia) et Bénévent, et les cités grecques telles Tarente et Brindisi (rappelons encore que, selon la tradition, la pomme dite "d’Api" doit son nom à Appius Claudius, qui l’a créée en croisant un cognassier et une variété de pommier importée de Grèce à Rome par la via Appia : "Appius, de la famille des Claudii, obtint par greffage le fruit désigné par son nom, “l’Appius”, qui a l’odeur du coing et la grosseur de la pomme de Scandius, et une couleur rouge", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XV, 15.1), les laissant livrées à elles-mêmes dans la nostalgie de leur ancienne grandeur. A Capoue et à Bénévent, j’ai vu des Capouans et des Bénéventins, mais peu de Romains, quelques Européens épars, et aucun Africain ni aucun Asiatique. J’ai vu des citoyens amoureux de leur ville, réussissant à me communiquer leur amour, mais échouant à masquer les dimensions modestes de leur ville, la faible démographie et les potentialités économiques moyennes. J’ai vu surtout une jeune et jolie employée d’une gelatina à Capoue, qui m’a rappelé le film Poupoupidou de Gérald Hustache-Mathieu. Ce film raconte l’histoire d’un écrivain s’installant dans une ville à l’écart, Mouthe en Franche-Comté à la frontière franco-suisse, pour se concentrer et s’obliger à écrire, juste au moment où une fille y est retrouvée morte. L’enquête révèle que cette fille, une petite gloire locale qui a réussi à se faire un nom dans le mannequinat régional, a été assassinée non pas par un habitant de Mouthe mais par la ville elle-même, parce que tous les habitants l’aimaient et l’enviaient d’avoir échappé à Mouthe, comme la jeune et jolie employée de l’hôtel où loge l’écrivain, multipliant les avances explicites à celui-ci sur le mode : "Je vous en supplie, emmenez-moi avec vous ! Mouthe est une super ville, mais les journées y sont deux fois plus longues qu’ailleurs ! Et je n’en peux plus !".
Cette impression se confirme à Tarente. Ancienne colonie spartiate fondée à l’ère archaïque par le Parthénien Phalanthos sur le site d’un établissement antérieur probablement sémitique, comme le suggèrent l’étymon [trʃ] déjà mentionné dans mon précédent alinéa et les nombreuses poteries aux décorations crétoises de l’ère mycénienne exposées au musée archéologique (c’est peut-être dans la baie de Tarente qu’Iapyx et ses compagnons crétois ont échoué vers -1300, lors du retour de leur piteuse expédition contre la Sicile : "[Iapyx et ses compagnons] longeaient les côtes de l’Iapygie quand une violente tempête les jeta sur le rivage. Les bateaux étant détruits, et n’ayant aucun moyen de retourner en Crète, ils restèrent sur place, et fondèrent la cité d’Hyria [aujourd’hui Oria, à une trentaine de kilomètres à l’est de Tarente], ils perdirent ainsi leur nom de “Crétois” pour celui d’“Iapyges de Messapie”, et leur qualité d’insulaires pour celle de continentaux", Hérodote, Histoire VII.170 ; pour l’anecdote, c’est ce "Iapyx" qui a donné son nom à l’actuelle région des "Pouilles", dont Tarente est l’une des villes principales : "Selon Antiochos [de Syracuse, historien du Vème siècle av. J.-C.], les Crétois [d’Hyria] descendent des compagnons de Minos qui, après le meurtre de leur roi à Kamikos chez Kokalos, ont quitté la Sicile et ont été violemment déportés par les vents vers cette côte italienne […]. Antiochos ajoute que le nom “Iapygie” désignant toute la région jusqu’à la Daunie, vient d’Iapyx le fils de Dédale et d’une Crétoise, devenu chef crétois selon la tradition, ou même prince de la Crète", Strabon, Géographie, VI, 3.2), Tarente devient à l’ère classique une capitale incontournable de la botte italienne hellénophone. Son aventure avec Pyrrhos contre Rome au début de l’ère hellénistique lui est fatale. Jusqu’alors destination privilégiée de tous les navigateurs en provenance de Grèce, elle est punie de la même façon que Capoue par Rome, qui lui retire son importance marchande au profit de Brindisi. Comme à Bénévent, la via Appia ne traverse pas la cité, mais la longe au nord, dans l’actuel quartier de la gare. La cité s’étend sur une presqu’île séparant d’un côté la mer Ionienne et de l’autre côté une grande baie : une voie incommode est réalisée pour relier la via Appia à cette presqu’île, par un pont. L’inauguration de la via Traiana au IIème siècle, en délaissant la partie montagneuse de la via Appia entre Bénévent et Tarente au profit de la côte Adriatique plus praticable reliant directement Bénévent à Brindisi, porte le coup de grâce. Tarente, déjà excentré, se retrouve totalement isolée. La ville se réduit au cours des siècles. Au Moyen Age, la presqu’île où se concentre la majorité des habitants et des voyageurs (dont les croisés en partance pour le Levant), est transformée en île par le creusement d’un canal qu’on traverse aujourd’hui par un pont mobile. L’impression d’abandon est encore plus intense après la politique communale désastreuse de la seconde moitié du XXème siècle, mélange de course stupide à la modernité conçue comme l’érection maximum et exclusive de barres d’immeubles, de création d’emplois à n’importe quel prix, et de magouilles avec la mafia locale imposant des usines polluantes pourvoyeuses d’emplois et des barres d’immeubles contre des liasses de billets sous la table et des promesses de réélection : de part et d’autre de la rue Thomas d’Aquin miraculeusement préservée, le front de la mer Ionienne est entièrement bétonné, et le front de la baie intérieure pâtit des cheminées crachant leurs vapeurs toxiques (pour les cacher, on a laissé pousser les arbres en contrebas du jardin Peripato), les maisons médiévales de l’île ont été laissées en ruines, le passé romain et grec a été saccagé partout pour réaliser ces spéculations industrielles et locatives. Heureusement, comme à Capoue et à Bénévent, je n’ai croisé que des Tarentais amoureux de leur ville, désireux d’achever ces magouilles : les fouilles archéologiques sauvent ce qui peut être sauvé, autour du musée de plus en plus riche, fréquenté par des cars de touristes européens, l’île centrale est un gigantesque chantier de rénovation révélant les extérieurs et les intérieurs de ses anciennes bâtisses, et on calcule aisément que la destruction d’emplois que provoquerait la fermeture des usines de la baie pourrait être largement compensée par la création d’emplois à la réhabilitation des façades maritimes, dont le potentiel attractif équivaut celui des plus luxueux ports d’Italie du nord, de France et d’Espagne.
Brindisi est d’abord une cité grecque, comme son nom l’indique : "Brindisi/Brentšsion", dérivé de "bois/brštaj" (étymon peut-être d’origine illyrienne), renvoie à la forme du site, consistant en deux bassins évoquant les bois d’un cerf, pénétrant dans l’intérieur des terres vers deux directions opposées. Selon Stéphane de Byzance, dans l’article "Brindisi" de ses Ethniques, la cité doit son appellation à un mystérieux "Brento fils d’Héraclès", sa fondation remonterait donc à la fin de l’ère mycénienne. Selon Strabon, elle a été effectivement fondée à l’ère mycénienne, par des Crétois qui fuyaient Cnossos avec Thésée, ou qui accompagnaient Iapyx de retour de Sicile ("On dit que Brindisi a été fondée par des Crétois, mais s’agit-il de ceux qui venaient de Cnossos avec Thésée, ou des sujets de Minos qu’Iapyx ramenait de Sicile ? Les deux versions circulent. On s’accorde en tous cas pour dire que ces Crétois ne restèrent pas dans le pays et qu’ils le quittèrent rapidement pour aller s’installer en Bottiée [région de Macédoine]. […] Le port [de Brindisi] est plus avantageusement disposé que celui de Tarente : une entrée unique mène à différents bassins parfaitement à l’abri de la mer, tous de forme sinueuse comme les bois d’un cerf, c’est même à cette caractéristique que la cité doit son nom puisque “brention” dans la langue des Messapiens désigne une tête de cerf, le port de Tarente au contraire est très large donc imparfaitement protégé de la mer, et en supplément il se termine par un haut-fond", Strabon, Géographie, VI, 3.6). Selon l’historien romain Justin, dont les déclarations sont souvent approximatives et sujettes à caution, elle a été fondée par l’Argien Diomède juste après la guerre de Troie vers -1200, toujours à la fin de l’ère mycénienne, sur un site déjà occupé par une population non identifiée ("Brindisi fut fondée par les Etoliens sous les ordres de Diomède, l’un des plus célèbres héros du siège de Troie. Chassés par les Apuliens des murs qu’ils venaient d’élever, ils consultèrent l’oracle, qui leur promit “un séjour éternel dans le lieu qu’ils réclameraient”. Ils députèrent donc vers les Apuliens pour réclamer leur cité selon la réponse de l’oracle, en les menaçant de la guerre. Ceux-ci égorgèrent les députés, et les ensevelirent dans la ville. C’est ainsi que, l’oracle étant accompli, la cité devint pour eux un séjour éternel, et demeura pour longtemps la propriété des nouveaux maîtres", Justin, Histoire XII.2). Aux ères archaïque et classique, elle est un port secondaire pour les Grecs se dirigeant vers les cités hellénophones d’Italie et de Sicile (le port principal reste Tarente jusqu’au milieu du IIIème siècle av. J.-C. : "Tarente est aussi bien située par rapport aux ports de l’Adriatique, dont elle profite encore aujourd’hui, mais moins que naguère. De Siponto à la pointe de l’Iapygie en effet, quiconque venu de la côte en face et désireux de commercer en Italie devait aller jusqu’à Tarente car c’était dans cette cité qu’un marché lui permettait d’échanger sur toutes sortes d’affaires (en ce temps-là, la cité de Brindisi n’était pas développée). Voilà pourquoi Quintus Fabius Maximus [consul qui conquiert Tarente en -209] attachait une grande importance à cette entreprise, à laquelle, négligeant le reste, il consacra toute son attention", Polybe, Histoire, X, fragment 1.7-10). Après la victoire des légions romaines contre Pyrrhos et contre Hannibal, le flux s’inverse temporairement : jusqu’alors tête-de-pont des Grecs vers Rome, la botte italienne devient une tête-de-pont des Romains vers la Grèce. Les Romains manifestent vite leur intérêt pour le site de Brindisi, dès -267 selon Jean Zonaras, soit huit ans seulement après leur victoire sur l’Epirote Pyrrhos à Malies/Bénévent en -275 ("[Les Romains] voulaient s’approprier Brindisi, qui disposait d’un port excellent et était un point d’arrivée et une escale pour les navires d’Illyrie et de Grèce, leur permettant d’arriver et de repartir grâce au même vent", Jean Zonaras, Epitomé historion VIII.7), en raison de son vis-à-vis avec l’Epire (Cicéron, dans sa lettre IV.1 du recueil Lettres à Atticus/Ad Atticus, dit qu’une seule journée lui a été nécessaire pour parcourir la distance entre le port d’Epidamne/Durrës en Epire et le port de Brindisi à la pointe de l’Italie, du 4 au 5 août -57). En -244, sous le consulat d’Aulus Manlius Torquatus et de Caius Sempronius Blaesus, une garnison de légionnaires permanente y est installée ("L’année suivante, sous le consulat de Torquatus et de Sempronius, on établit une colonie à Brindisi", Velleius Paterculus, Histoire romaine, I, 14.8 ; l’abrégé du livre XIX de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live évoque aussi cette fondation). La cité se développe alors selon les principes urbanistiques romains, comme terminus de la via Appia. Aujourd’hui, la via Appia est toujours la voie d’entrée principale de la ville, même si elle est interrompue bêtement par les voies ferroviaires tracées au XIXème siècle. On pénètre par la porte Mesagne médiévale. Le cardo prolonge la via Appia, correspondant aux actuelles via Camine, via Ferrante Fornari, via Filomeno Consiglio, jusqu’à la place Victor-Emmanuel II en bordure du bassin sud. Le decumanus est incertain, on sait seulement que le forum à l’intersection des deux axes s’étend entre les actuelles places du Marché et de la Victoire d’un côté, et la place Sottile de Falco de l’autre côté (l’architecture spectaculaire de l’actuel théâtre Verdi sur cette place Sottile de Falco entretient le souvenir de ce forum : cet édifice sur pilotis, comme suspendu en l’air, a été conçu pour préserver et rendre accessibles les thermes romains découverts sous lui). Deux hautes colonnes marquant le terme de la via Appia ont été dressées juste en face du canal maritime, entre l’extrémité gauche du cardo menant au bassin sud et l’extrémité droite du decumanus menant au bassin nord. C’est à Brindisi que Flamininus embarque pour aller vaincre Philippe V à Cynocéphales en -197, c’est à Brindisi que Paul-Emile embarque pour aller vaincre Persée à Pydna en -168, c’est dans la continuité de Brindisi que le proconsul Cnaeus Egnatius crée la via Egnatia au IIème siècle av. J.-C., c’est encore à Brindisi que Sulla embarque pour aller repousser Mithridate VI hors d’Anatolie, c’est à Brindisi que Pompée embarque pour aller vaincre le même Mithridate VI et fonder la province romaine de Syrie, c’est à Brindisi que Jules César embarque pour son périple de Pharsale à Alexandrie et à Zéla, c’est à Brindisi que Marc-Antoine embarque pour repousser les Parthes avant de tomber dans les bras de la dernière reine grecque Cléopâtre VII, et c’est à Brindisi qu’Octave embarque pour aller vaincre et pousser au suicide Cléopâtre VII et son amant Marc-Antoine. La paix romaine instaurée par Octave retourne le flux d’est en ouest, comme le prouve Strabon dans un passage de sa Géographie au tout début de l’ère chrétienne, qui révèle incidemment que le tracé de la future via Traiana existe déjà à son époque (même si certaines parties peu carrossables ne peuvent être parcourues qu’à dos de mulet : "J’ajoute que, pour tous les voyageurs qui veulent aller à Rome, le trajet le plus direct depuis la Grèce ou depuis l’Asie passe par Brindisi. Deux routes s’offrent ensuite à eux. La première, qui n’est franchissable qu’à dos de mulet, traverse les territoires des Peucétiens-Poedicles, puis des Dauniens, puis des Samnites jusqu’à Bénévent, en passant par Egnazia d’abord, puis Kailia [aujourd’hui Ceglie del Campo dans la banlieue sud de Bari, à ne pas confondre avec son homonyme Ceglie Messapica à une trentaine de kilomètres à l’est de Brindisi], Nètion [site inconnu], Canosa et Herdonia [aujourd’hui Ordona]. La seconde s’écarte vers la gauche en direction de Tarente, allongeant le parcours d’une journée de marche environ : c’est la via Appia, qui permet la circulation des chariots, en passant par Hyria à mi-chemin entre Brindisi et Tarente, et par Venosa à la frontière entre le territoire des Samnites et celui des Lucaniens. Près de Bénévent, à l’entrée en Campanie, ces deux routes parties de Brindisi se confondent en une seule, qui conserve le nom de “via Appia” et continue jusqu’à Rome par Caudium [site archéologique près de Montesarchio, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Bénévent], Calatia [site archéologique à une dizaine de kilomètres au sud-est de Capoue], Capoue-Casilinum, Sinuessa [aujourd’hui la ville côtière de Mondragone, à une dizaine de kilomètres au nord de l’embouchure du fleuve Volturno], et tous les autres sites que j’ai précédemment mentionnés. La longueur totale de la via Appia de Rome à Brindisi est trois cent soixante milles", Strabon, Géographie, VI, 3.7). Tous les auteurs de l’ère impériale insistent sur la grande richesse de la cité, devenue un centre industriel réputé, et le nœud commercial principal des échanges entre Méditerranée orientale et Méditerranée occidentale ("Le territoire de [Brindisi] est plus fertile que celui de Tarente, son sol pourtant peu épais donne effectivement d’excellents produits. On vante aussi son miel et ses laines. Enfin son port est plus avantageusement disposé que celui de Tarente : une entrée unique mène à différents bassins parfaitement à l’abri de la mer", Strabon, Géographie, VI, 3.6 ; "Pour en finir ici avec les miroirs, ajoutons que les meilleurs chez nos ancêtres étaient ceux de Brindisi, formés d’un mélange d’étain et de cuivre", Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXIII.45 ; "Généralement on n’utilise pas les ânes par troupeau, sauf pour le transport des marchandises : ils servent à tirer la meule, à porter aux champs, à labourer les terres légères comme celles de Campanie. On ne trouve des ânes en nombre que dans les convois amenant depuis Brindisi sur la côte apulienne les huiles, les vins, les blés et autres denrées", Varron, De l’agriculture II.6). Brindisi est aujourd’hui une ville endormie à cause de l’essor de Bari (qui n’est pas mentionnée dans le passage précité de Strabon, n’étant alors qu’une petite ville secondaire), capitale des Pouilles, mais elle continue à assurer la liaison avec le port péloponnésien de Patras.
Parodos
La via Appia (mars 2016)